Le 29 janvier à Varsovie, les manifestants fêtaient cent jours d’une protestation contre le gouvernement PiS qui vient d’officialiser la quasi suppression du droit à l’avortement. Rencontre avec une manifestante de la première heure.
Reportage à Varsovie – C’est toujours avec son drapeau européen en mains que je retrouve Ola, ce vendredi 29 janvier au rond-point Dmowski, renommé le rond-point des Femmes par les manifestants. Depuis octobre, elle sort régulièrement dans la rue, ses cheveux blonds cachés sous un bonnet, pour manifester pour ses droits de citoyenne. Trois mois presque jour pour jour après notre première rencontre devant la Diète polonaise, ses yeux clairs n’ont rien perdu de leur détermination, mais paraissent un peu plus fatigués. Dans un français parfait, la jeune femme de trente et un ans me disait en octobre être là pour protéger la démocratie polonaise d’une dérive autoritaire qui avait franchi la limite en interdisant quasi totalement l’avortement.

Des mots qui la font rire jaune ce soir sous son masque : « ça y est, ils ont totalement franchi la limite. » Mais pour elle, la situation n’est pas si différente de celle d’octobre et c’est cette stagnation qui pose problème : « c’est toujours la même loi, c’est juste qu’elle devient applicable maintenant. » Cette loi, elle la considère comme le début d’une ère catholique pour la Pologne. Une constatation amère pour la jeune femme qui s’est « auto-baptisée » comme elle le dit elle-même. Elle fait partie de la minorité de Polonais à ne pas s’être faite baptisée à la naissance, mais a demandé à l’être vers l’âge de neuf ans. Il faut dire que la possibilité de prendre des cours de catéchisme à l’école l’a influencée. Mais cet engouement pour la religion catholique n’a duré que peu de temps et aujourd’hui, comme de plus en plus de Polonais, elle veut se désinscrire des registres de l’Église. Cette dernière, qui paie sa proximité avec le pouvoir, se trouve confrontée à un vaste mouvement d’apostasie. Et cette loi n’y est évidemment pas pour rien.
« On y croyait à cette révolution. »
Une lutte sans débouché politique
Avant mercredi, elle pensait que les manifestations de l’automne 2020 allaient pousser le gouvernement à renoncer à bannir l’avortement. « On y croyait à cette révolution. » Une révolution qui n’a selon elle pas su se convertir – à ce jour – en débouché politique. Elle n’est pourtant pas surprise de ce manque d’engagement politique : le principal parti d’opposition, la Plateforme civique (PO), est pour elle trop hétérogène et surtout trop proche des idées du PIS sur ces sujets pour oser s’y opposer frontalement. « C’est le PiS qui est heureux : avec cette loi, les membres de la Plateforme civique vont devoir adopter une position claire sur ce sujet, ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. » La vraie opposition politique qui peut exister doit, selon elle, venir de la gauche, mais « les idées de gauche ne sont pas très répandues parmi les Polonais » souligne-t-elle.
Si une grande partie de la population est prête à suivre les partis de gauche sur des combats tels que l’avortement, elle ne l’est pas forcément pour les mesures plus progressistes que ces partis proposent. Ola cite les droits des LGBT, qui ne rassemblent pas autant que la question de la lutte pour l’avortement. Un regret pour la jeune femme qui est aujourd’hui en couple avec une autre femme, Izabela, depuis cinq ans. Elle souligne aussi l’incapacité des leaders du mouvement Strajk Kobiet, la Grève des femmes, principal organisateur des protestations, à fournir un programme et un engagement politique : « elles sont trop militantes pour ça, elles ne font pas assez consensus. » Elle en a marre de sortir dans la rue pour ne rien voir évoluer, « pour faire bouger les choses, il faudrait que je m’engage dans la politique. »
« Ici, tout ce que l’on risque, c’est une nuit en prison sans aller aux toilettes. Au Bélarus, ils se font tuer, et ils continuent de manifester ! C’est ça le vrai courage. »
On ressent la lassitude sur son visage, et pourtant elle est là ce soir, malgré les actions policières de plus en plus rugueuses. La veille, certains de ses amis ont participé à la manifestation et sont restés jusqu’à trois heures du matin devant le Tribunal constitutionnel, et sont restés « nassés » par des cordons de policiers. Alors Ola l’avoue volontiers, elle est venue à reculons ce soir. Elle admet que cette forte présence policière qui s’est fait sentir début novembre alors que le mouvement s’enlisait lui a provoqué des cauchemars : « je voyais des murs de policiers, nous étions emprisonnées toutes les deux, nous n’arrivions pas à nous retrouver… » Bien sûr, il faut relativiser précise-t-elle aussitôt, ces actions de la police polonaise n’ont rien de comparable avec ce qu’il se passe en Russie ou au Bélarus : « ici, tout ce que l’on risque, c’est une nuit en prison sans aller aux toilettes. Au Bélarus, ils se font tuer, et ils continuent de manifester ! C’est ça le vrai courage ».
L’inaction de l’Union européenne
Mais ce qui est peut-être la plus grande et douloureuse déception pour la jeune femme, c’est l’inaction de l’Union européenne. Elle qui parle près de sept langues et a vécu en France et en Italie, se sent complètement abandonnée par une institution à laquelle elle se sentait complètement appartenir. Elle dénonce cette inaction face à une mobilisation pourtant si massive : « Nous étions des milliers dans la rue et pourtant ça n’a servi à rien ! » Elle voudrait des sanctions économiques fortes pour inciter les Polonais à ne pas voter pour le PiS aux prochaines élections, quitte à mettre le pays en difficulté économique, puisque la violation des droits fondamentaux est pour elle bien plus importante que la situation économique. Et puis, ces sanctions sont le dernier espoir d’une partie de la population puisque le PIS a selon elle détruit toutes les institutions qui pourraient permettre un contrôle de son pouvoir. « C’est maintenant que j’attends des actions de l’Union européenne, c’est notre seul espoir. » En octobre, elle me disait son attachement à son pays, mais ce soir lorsque je lui demande si elle a pensé à partir, la réponse est plus incertaine. Son travail dans une compagnie d’informatique internationale et les langues qu’elles parlent couramment lui permettraient de s’expatrier sans problème. Mais elle se ressaisit : « Je ne vais pas partir, on ne va pas lâcher ça ! La Pologne, c’est toujours mon pays ! »
La manifestation de vendredi soir est cruciale pour la suite du mouvement. Au fur et à mesure de notre marche, ses espoirs semblent s’amoindrir. La police arrive encore à encercler les manifestants et la circulation n’est même pas bloquée. Rien à voir avec les manifestations de fin octobre qui avaient totalement paralysé la capitale des soirées entières. Elle garde tout de même espoir que certains médecins pratiquent des interruptions de grossesse, encore autorisés en cas de viol ou de danger pour la mère. Même si ces derniers s’exposent à des peines de prison, elle a confiance : « Les Polonais sont connus pour savoir contourner le système, nous avons même un verbe pour l’exprimer : kombinować », conclut-elle dans un sourire. Inutile de traduire…