À moins de deux mois des élections européennes qui se dérouleront fin mai, les ultra-conservateurs du PiS au pouvoir ont déjà pris quelques longueurs d’avance sur leurs concurrents. Pendant que ceux-ci s’emploient encore à composer leurs listes, voire à négocier une base programmatique commune dans le cas des coalitions, le parti gouvernemental a déjà officialisé ses propositions et ses têtes de liste régionales.
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Les élections européennes 2019 vues par Le Courrier des Balkans et Le Courrier d’Europe centrale |
Varsovie, correspondance – Peu importe qu’ils n’aient pour une large part rien à voir avec l’Union européenne : dans l’état-major du parti Droit et justice (PiS), on sait bien que les élections européennes ne se remportent pas sur des enjeux européens ou avec des personnalités capables d’exercer à Bruxelles et Strasbourg une certaine influence. Lors de la convention du 23 février dernier, sur fond de bannière « La Pologne cœur de l’Europe », le tout-puissant président du parti, Jarosław Kaczyński, a d’ailleurs réduit l’échéance européenne au premier tour d’une élection dont la seconde étape – les législatives d’automne – est « la plus importante ». Lui succédant au micro, le Premier ministre Mateusz Morawiecki a exprimé la même position en déclarant que « nous devons gagner les élections européennes pour pouvoir continuer à changer la Pologne ».
Le cocktail gagnant du PiS : personnalités de premier plan et cadeaux électoraux
Dans cette campagne qui doit durer jusqu’à la fin de l’année, le plan de bataille du PiS comprend deux types d’éléments à déployer en deux phases. Tout d’abord, la conduite de l’offensive du printemps a été confiée à des poids lourds de la scène politique nationale. Sur les vingt-six noms figurant en première et deuxième places des listes régionales, six sont actuellement membres du gouvernement et deux étaient ministres jusqu’en 2017. À titre de comparaison, « seuls » dix eurodéputés sortants, dont beaucoup sont inconnus du grand public, figurent dans ce groupe. En misant sur des personnalités reconnaissables, le PiS espère donc mobiliser un électorat traditionnellement peu intéressé par le Parlement européen – en 2014, le taux de participation n’avait pas dépassé 24%. Le départ simultané d’un grand nombre de ministres ouvre aussi la voie à un nouveau remaniement qui rafraîchira, avant les législatives d’automne, l’image du gouvernement.
En parallèle, pour conquérir le vote de leurs concitoyens et réduire l’opposition au silence, les officiers du PiS seront appuyés par un feu d’artifice de cadeaux électoraux savamment étalé dans le temps. Dès le mois de mai, tous les retraités recevront un « treizième mois » équivalent au minimum vieillesse (1 100 złotys brut, soit environ 250 euros), tandis qu’à partir du 1er juillet, l’allocation familiale « 500+ » (120 euros par mois et par enfant sans condition de ressources), jusque là versée à partir du deuxième enfant, bénéficiera également aux couples avec un seul enfant. Enfin, le PiS et son gouvernement se sont engagés, d’ici les législatives d’automne, à exempter les moins de 26 ans du paiement de l’impôt sur le revenu et à alléger la fiscalité du travail pour le reste de la population.
Ces mesures, uniquement garanties pour 2019, pourraient être prolongées dans les années suivantes… à condition bien sûr que le PiS remporte les élections. Quatre ans après sa double victoire à la présidentielle et aux législatives, le parti ne ressent plus la nécessité de présenter une quelconque vision politique ou des projets de réforme structurelle, en dehors d’une vague promesse de restauration de liaisons interurbaines de cars.
« Nous respectons tellement l’opposition que nous remplissons ses propres promesses »
« Pour nous, l’Europe, ce sont les salaires européens », a résumé lors de la convention le Premier ministre Mateusz Morawiecki avec une désarmante simplicité. Son mentor Jarosław Kaczyński a tenté de son côté de faire preuve de plus de subtilité en liant liberté et pouvoir d’achat. « Les gens qui ont le portefeuille vide ne sont pas libres », a-t-il expliqué, donc « nous remplissons ces portefeuilles ». Le nouveau programme du PiS contribuerait ainsi à « renforcer notre liberté et notre égalité », a-t-il ajouté, soulignant que « le montant total destiné aux campagnes polonaises sera très proche de la somme des paiements directs à l’hectare [de la Politique agricole commune] ».
L’opposition a beau jeu de dénoncer le « vol de ses bonnes idées » par le gouvernement – Mateusz Morawiecki a lui-même avoué « tellement respecter l’opposition que nous remplissons ses propres promesses » –, elle se trouve acculée dans une impasse. Si elle soutient les propositions du PiS, elle se prive de programme, mais les critiquer, même au nom du sérieux budgétaire, c’est refuser à des millions de Polonais un transfert massif d’au moins 7 milliards d’euros.
Une échappatoire consisterait à déplacer le débat sur un autre terrain, par exemple la politique européenne ou l’état des services publics, toutefois l’hétérogénéité de la Coalition européenne (libéraux-conservateurs, libéraux, Parti paysan, sociaux-démocrates et Verts) rend difficile une entente sur un dénominateur commun autre que l’opposition au PiS et un attachement à l’UE vide de contenu concret. Le mouvement Wiosna de Robert Biedroń, qui fait bande à part avec un programme très à gauche tant sur le plan économique que sociétal (laïcité, droit à l’IVG, unions civiles…), n’est pas concerné par ces problèmes, mais sa crédibilité à l’échelle nationale reste encore à bâtir.
Les réformes attendront
Sur le fond, les propositions du PiS peuvent être interprétées de deux manières. La lecture la plus basique est que le parti ne poursuit qu’un seul objectif – conserver le pouvoir – et qu’il n’a pas de réponse à apporter aux grands défis contemporains comme les changements climatiques, les évolutions démographiques et migratoires et le déclin relatif du poids de l’Europe dans le monde. Pour maintenir sa popularité, il se contenterait donc du degré zéro de la politique publique, à savoir la distribution d’argent liquide sans fléchage ni contrepartie. Après avoir concentré le soutien sur les familles avec le programme « 500+ », il chercherait désormais à étendre sa clientèle avec d’autres groupes sociaux jusqu’ici peu bénéficiaires des largesses de l’État, comme les personnes âgés, les étudiants et les jeunes actifs.
Face au piteux état des services publics, qui se manifeste notamment dans les protestations des enseignants et du personnel soignant, les Polonais n’ont plus qu’à se tourner vers le marché des offres privées… à condition d’en avoir les moyens. Malgré l’augmentation rapide des salaires minimum et moyen, la rémunération la plus fréquente dans le pays (valeur dominante en langage statistique) demeure proche de 400 euros nets par mois.
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Une théorie plus élaborée et défendue notamment par Andrzej Zybertowicz, sociologue et conseiller du président de la République Andrzej Duda, affirme que l’aptitude à être un sujet politique libre et actif dépend d’abord d’une certaine aisance matérielle. Ce n’est que lorsqu’ils sont libérés des risques économiques les plus graves (chômage, incapacité à couvrir les dépenses contraintes comme les factures et l’alimentation) que les citoyens ont du temps et de l’attention à consacrer à la politique et aux affaires publiques. Parce que le programme « 500+ » prend précisément la forme d’un versement d’argent sans contrepartie plutôt que d’un service, il aurait permis à des millions de familles polonaises d’exercer des choix de consommation, étape préalable à la prise de décisions politiques comme le vote.
Pour le moment, un seul scrutin – les élections locales d’octobre-novembre 2018 – s’est tenu depuis la mise en place du programme « 500+ », par conséquent il n’est pas possible de vérifier son impact sur la participation électorale, rarement supérieure à 60% depuis le rétablissement de la démocratie en 1989. Néanmoins, loin des prévisions alarmistes et parfois méprisantes de certains commentateurs réputés libéraux qui soutenaient que les bénéficiaires des allocations familiales les gaspilleraient dans l’alcool et d’autres « mauvaises » dépenses, la plupart des économistes constatent que l’argent du « 500+ » a surtout servi à effacer les ardoises en épicerie, à acheter des biens d’équipement électroménager, ou encore… à payer des cours particuliers pour les enfants.
Même si les transferts monétaires ne peuvent pas se substituer complètement à la fourniture de services publics, leur importante contribution à l’autonomisation des citoyens est un argument qui amène Rafał Woś, journaliste économique de gauche, à qualifier le programme « 500+ » de prototype de revenu universel. Plus que l’élargissement de la base électorale du PiS, un indicateur du succès de ses nouvelles propositions serait donc un recul de l’abstention et du désintérêt pour la politique et la chose publique, en particulier chez les jeunes.
L’Europe, en revanche, continue de briller par son absence totale dans le débat public. Sans doute résigné, faute d’unanimité entre les Vingt-Sept, à l’impossibilité de réformer les traités dans le sens d’une « Europe des patries » (Mateusz Morawiecki) donnant moins de pouvoir aux institutions communautaires et davantage aux gouvernements et parlements nationaux, le PiS semble avoir abandonné toute grande ambition pour l’UE et s’oriente vers une défense pied à pied des intérêts polonais les plus immédiats : politiques agricole et de cohésion généreuses, libertés économiques sur le marché unique contre les tentations « protectionnistes » des pays de l’ouest. Au Parlement européen, avec le départ probable des élus britanniques du groupe des Conservateurs et réformistes auquel elle appartient aussi, la délégation du PiS devrait encore davantage se marginaliser, même si elle a de bonnes chances de constituer la plus forte représentation polonaise.
Par ailleurs, en suggérant que l’État polonais est aujourd’hui capable d’apporter une aide financière équivalente à ce qu’accorde le budget communautaire, du moins dans les zones rurales, Jarosław Kaczyński prépare le terrain face à l’éventualité d’un divorce avec l’UE. Après tout, si l’Europe n’est qu’une question de salaires et de revenus, elle n’est peut-être pas indispensable à la Pologne.