Près de 20 000 personnes suivent sur YouTube les vidéos de Ricsi et Tibi, deux jeunes Roms hongrois qui se sont connus il y a quatre ans sur les bancs de l’université de Miskolc. S’ils cherchent à faire rire autour des stéréotypes et des discriminations envers les Roms, les deux comparses veulent également aider les jeunes Tsiganes à renverser le stigmate et réussir dans leur vie.
Reportage publié le 26 juin 2018 dans Abcúg sous le titre « Barna vagyok, de ismerkednék! ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Il y a quatre ans, Ricsi et Tibi partageaient la même chambre à l’internat de l’Université de Miskolc. Ils ne se connaissaient pas avant, car Ricsi est originaire de Encs alors que Tibi est arrivé dans la préfecture du département à partir d’un petit village, Arnót. Ils se sont dit, que quitte à rester enfermés ensemble durant les quatre prochaines années, autant bien s’entendre. « Nous étions obligés de trouver un terrain d’entente, et c’est comme ça que nous avons commencé à faire des vidéos YouTube dans notre chambre d’internat », nous racontent ceux qui sont devenus les meilleurs amis du monde.

Leur première production a été mise en ligne en avril 2014 sous le titre « Roma News » sur le site de partage de vidéos. Toute la famille de Ricsi vivait alors en Allemagne, et pour lui le principal objectif était que ses parents et frères voient que tout allait bien pour lui.
Roma News Production repose désormais sur quatre jeunes garçons et une fille, et tout le monde est rom exceptée une personne. Il n’y a pas longtemps, ils ont lancé une invitation devant la fontaine de l’île Marguerite, sous le titre « Que tous les Tsiganes apprennent à nager ! », mais – comme je l’ai appris plus tard -, personne ne s’est rendu à l’événement. Leur chaîne est remplie de vidéos similaires. Comme par exemple « Cinq raisons pour lesquelles les Roms n’aiment pas l’hiver », « Comment chatter avec un Rom ? », « Je suis brun, mais jaimeraisfaireconnaissance.hu ». Et celle-ci : « iGipsy, le premier Tsigane intelligent » fait aussi partie de leurs trouvailles.
Dans leurs vidéos, l’humour, l’ironie et les références populaires se mélangent les unes aux autres afin de rendre tout ça digeste pour les consommateurs – nous expliquent-ils dans l’appartement budapestois de Ricsi, où se déroule le montage des vidéos. Ils veulent faire rire et raconter toutes ces choses qu’ils ont eu à gérer au quotidien en tant que Roms. « La plupart des gens ne se rendent pas compte de ces choses de la vie ordinaire, c’est pour ça que nous leur montrons », développe Tibi.
« Quel que soit le contexte, il est difficile d’engager un dialogue sur le fait tsigane, c’est pour ça que nous essayons de dépasser cette tension en racontant des blagues. »
Télécharger les sous-titres en français.
« Les Roms ont leurs propres us et coutumes, langue, humour et n’hésitent pas à rire de leurs propres affaires. C’est là-dedans que nous puisons pour nos vidéos », racontent-ils. Celles-ci ne s’adressent pas uniquement aux Roms, au contraire. « Deux enfants arrivent le matin à l’école. L’un d’eux est rom, l’autre non. Ils commencent à discuter de la dernière vidéo que nous avons mise en ligne la veille au soir. Ça leur donne un thème de discussion. Il vaut mieux que ça commence comme ça, plutôt qu’avec un truc plus violent du genre « j’ai vu hier aux infos ce que les Roms ont encore fait » », évoque Ricsi, en répondant à la question sur les objectifs qu’ils essayaient d’atteindre avec leurs vidéos humoristiques.
« On nous demande souvent si nous avons vécu personnellement des discriminations, et si ça ne nous aurait pas par hasard influencés pour faire des vidéos sur les stéréotypes sur les Roms, mais la réponse est évidemment non. Bien sûr nous aussi avons été suivis par des agents de sécurité au supermarché, mais il n’y a pas ce genre de motivation ou blessure derrière ce que nous faisons. Il n’y a aucune entourloupe derrière tout ça », disent-ils.
Entre 70 et 80% des visionneurs accueillent positivement les vidéos et en comprennent l’ironie. Au début ce n’était pourtant pas gagné. Il a fallu apprendre à leur communauté comment comprendre ces histoires, afin que l’on ne pense pas qu’ils participent à dégrader l’image des Roms avec des blagues jouant sur les stéréotypes. Les garçons se rendent compte que certains n’arrivent toujours pas à saisir l’ironie, et c’est pour ça qu’ils essayent de recadrer les choses dans les réponses qu’ils font aux messages et commentaires qu’ils reçoivent, en insistant qu’il s’agit là de faire rire et de blaguer. « Ceux qui nous suivent depuis longtemps comprennent complètement ce que nous faisons : faire réfléchir par le rire et essayer de renforcer chez les Roms une identité positive ».

Ils organisent aussi des événements comme celui de l’île Marguerite, mais il s’agit d’un prétexte pour attirer l’attention davantage qu’un rendez-vous où l’objectif serait de ramener le plus de monde. Ils se sont aussi trimbalés dans les rues de Miskolc avec la pancarte « Je suis tsigane, discutons-en » accrochée au cou.
Ce qui compte aussi, c’est de transmettre du savoir à travers leurs vidéos. A leurs yeux, la plupart des Roms se définissent en étant roms sans savoir sur eux-mêmes ce que cela signifie pleinement d’un point de vue identitaire. Ils connaissent mal leur histoire, leur culture, car personne ne leur apprend, l’on n’en parle nul part dans les manuels scolaires, ça ne fait pas l’objet de discussions à la maison. « Nous réglons ce problème en évoquant par exemple la langue romani, en racontant l’origine de notre drapeau ou en expliquant comment les mots « csávó », « csaj » et « séró » sont passée de la langue des Roms au hongrois. Mais nous parlons aussi volontiers de la difficulté de se gratter avec un grattoir, car ce n’est pas un problème étranger aux Roms ».
Ils ont ouvert une autre chaîne en plus de leurs vidéos comiques. Ils essayent d’aider des élèves roms du secondaire à postuler à l’Université, à se préparer pour les études supérieures. « Des étudiants roms en économie ou en électricité racontent les études qu’ils font, pourquoi ils font ça, comment ils s’y sont pris. Nous constatons qu’il y a beaucoup de sites qui s’occupent de questions d’éducation, mais écrits dans une langue difficilement abordable, et qui ne s’adressent pas uniquement aux jeunes Roms. Dans nos vidéos nous essayons de dire les choses de façon plus accessible ».
Ils se rendent compte qu’il y a de plus en plus de Roms qui font des études longues ou qui accèdent à des métiers qui leur permettent de faire vivre une famille et d’avoir une vie qui les comble. Bien sûr, ils voient bien à quel point la situation est difficile dans certaines régions, et d’ailleurs certaines de leurs vidéos abordent la question du travail d’intérêt général sous-payé ou bien du vol de bois l’hiver. Ils n’essayent pourtant pas de noircir le tableau. Leur discours revient à dire : très bien, ça existe, parlons-en, mais ne nous noyons pas dans la tristesse.
Dans le groupe tout le monde est diplômé ou en tout cas va à la fac. Les non-Roms ne considèrent jamais l’accès au diplôme comme un rêve inatteignable. Chez les Roms, la situation est encore très différente. « Ce serait bien de renforcer l’idée qu’il ne s’agit pas d’un rêve, mais d’une belle chose, et qui n’est pas inaccessible. Nous aimerions que cela devienne une évidence, que l’on n’en fasse pas un mythe, parce que ça n’est pas si compliqué pour un Rom d’avoir un diplôme. Il y a bien plus de Roms qui fréquentent les bancs de ma fac que lorsque j’étais étudiant. Si l’on prend les proportions, c’est toujours trop peu, mais il y a un début. Ce n’est pas James Bond qu’il faudrait prendre pour exemple, mais montrer que pas à pas, en essayant courageusement d’avancer on peut y arriver, comme d’autres y sont arrivés avant vous », explique Tibi.
Ils parcourent les collèges pour raconter leur histoire, comment ils sont arrivés à l’Université. « Nous ne nous présentons pas comme des gens exceptionnels qui ont réussi. Nous expliquons simplement qu’il existe des bourses, qu’il y a certaines possibilités, nous racontons pourquoi nous avons choisi telles études, à quoi ça nous a amenés. La première partie dans laquelle nous disons d’où nous venons reste secondaire. Nous ne voulons pas que notre histoire renforce le mythe du Tsigane qui a décroché un boulot dans une multinationale ».
Ils sentent bien à ce moment-là que tout ceci dépasse largement le simple fait de faire rire les gens. Cela arrive aussi quand ceux qui les suivent leur demandent de l’aide. Comme par exemple cette famille qui a adopté des enfants roms. Les parents leur ont demandé des conseils pour savoir dans quelle mesure il fallait que leur éducation suive les traditions roms, si cela ne risquait pas de leur causer du tort, ou encore comment faire en sorte que ces enfants s’épanouissent avec leur identité rom.