« Nicolas Sarkozy est-il Tsigane ? » Voyage dans les Carpates aux marges de l’identité

Il s’agit d’un mythe postmoderne que l’on entend sur des centaines de kilomètres à travers les Carpates, la grande plaine hongroise et les Balkans : « Nicolas Sarkozy est Tsigane ! ». Peu importe que le nom porte un « i » ou un « y », il faut pénétrer au cœur des ténèbres et des lieux oubliés de l’Europe pour retrouver le lieu d’origine des ancêtres hongrois de l’ancien chef d’État français. Récit.

Article de Tristan Tanx, publié dans le magazine Technikart au mois d’août 2015.

Valea Verde, la vallée verte, on pourrait douter de son existence, s’il était possible de rebrousser chemin, mais nous continuons. La route a laissé place à une piste de montagne dans les monts Apuseni de la Transylvanie roumaine, dans l’arc carpatique situé au niveau de la monumentale passe de Turda, un coup de hache de Titan qui coupe la montagne en deux laissant entrevoir un paysage digne du Seigneur des anneaux. Vers le village de Sohodol, la route serpente le long de la rivière inconnue. Ici, même les cartes internet rechignent à l’idée que cette vallée existe dans la réalité.

Nous pénétrons enfin au cœur d’un univers qui semble en dehors du temps et de l’espace. Le long de la piste une carrière de marbre et de mica, lâche un nuage de poudre blanche pendant que le soleil resplendit de mille feux sur les pierres brillantes du chemin comme dans le conte du Petit Poucet. Au risque de déflorer l’histoire à venir, ce Poucet, qui allait s’inviter dans ce voyage improbable s’avéra posséder un grand nez et une taille raisonnable pour un personnage de conte de Grimm. Plus la piste devient impraticable, plus nous pensons nous être trompés de chemin. Mais à travers les obstacles, les ornières et les précipices dangereux, nous arrivons enfin au lieu de rencontre de la conférence intitulée Métamorphose de l’identité marginale, qui a le mérite d’être, peut-être, le plus reculé et rustique centre de conférence d’Europe.

L’écho des monts Apuseni

Nous sommes arrivés à la limite du Moților, le Motzenland des Allemands ou plus simplement la terre des Moțs, un peuple si mystérieux, qu’on sait seulement qu’ils vivent dans ces monts métallifères depuis des temps immémoriaux, principalement dans la région de la Montagne rouge réputée pour ses mines d’or. Nous voici enfin dans un étrange pays de Cocagne ou un arbre tricentenaire garde un petit hameau de rêve perdu dans la montagne. Un drapeau roumain flotte fièrement sur cet avant-poste de la civilisation, dernière escale de la fée électricité. Au-delà, c’est le territoire des ours, mais ici, des meules de foin servent de refuge à des dormeurs, et un puits profond renvoie votre visage quand vous regardez le miroir de l’eau. Un barbu au petit chapeau, qui ressemble à un Dace de l’antiquité, découpe une chèvre à coup de hache, et une longue table couverte de victuaille attend la prochaine ripaille. Un paysan coupe l’herbe à la faux pendant que des troupeaux de moutons passent en contrebas dans le vallon. La nuit venue, autour d’un feu, les trompettes de bois longues de quatre mètres lancent leurs échos stridents vers les invisibles villages lointains, qui répondent depuis la direction de Roșia Montană.

Ici, dans ces montagnes oubliées, passage de tous les peuples antiques, on peut légitimement se poser la question de l’identité, des marges et de la métamorphose. Le décor aurait pu en rester là si une voix n’avait ironiquement lancé une phrase, à priori surréaliste, mais qui deviendra vite obsédante et me conduira sur les traces d’un mythe postmoderne sur des centaines de kilomètres à travers les Balkans : « Nicolas Sarkozy est Tsigane ! ». C’est un fait que parmi la vingtaine de personnes présentes dans l’obscurité, la pálinka aidant, cette eau de vie de pruneaux de Hunedoara, je n’ai jamais découvert qui avait lancé cette exclamation, qui fut peut-être simplement une boutade, mais exprimée dans un français teinté d’accent magyar. Cette phrase que j’ai rapidement transformée en question sera posée des dizaines de fois depuis les tavernes de Cluj-Napoca, les romkocsma de Budapest, et les personnes interrogées, parmi elles des universitaires, des Tsiganes, et même des inconnus rencontrés au hasard, y répondront, et à chaque fois, les réponses seront étonnantes et ambiguës.

Les Étoiles d’Eger

Je pose la question au professeur Valentin Trifescu qui est l’organisateur de la conférence : « Je doute que ce soit vrai, mais ajoute-t-il, dans un français parfait, Sarkozy est aussi un nom tsigane. » Me voici alors rapidement emporté dans un monde de « i » et de « y » à la manière d’un roman de George Perec. Le « y » en hongrois est une forme noble, il suffisait à la Renaissance de simplement payer une couronne d’or pour accéder à ce privilège. Passer de l’ « i » au « y » est donc une coquetterie orthographique qui consiste à affubler son nom d’un nœud papillon du plus bel effet. En vérité, que le nom soit écrit à la française sans accent, ou bien Sárközi dans sa forme initiale hongroise ou Sárközy en version anoblie, ou même Sárköczy l’alias d’un Sárközy de Doboka, n’a aucune importance, puisqu’il s’agit toujours du même nom. Il existe d’ailleurs une douzaine de familles Sárközy anoblies qui sont inscrites sur le registre officiel de la noblesse hongroise. À mes côtés, un professeur de littérature hongroise m’explique que tous les élèves lisent le roman Egri csillagok, « Les étoiles d’Eger », de Géza Gárdonyi, le Victor Hugo magyar, et dont le personnage emblématique du gitan n’est autre que Sárközi. Je lui demande si Géza Gárdonyi avait pu donner un patronyme non tsigane au personnage ? « Sárközi, dit-il, est un nom typiquement tsigane et on imagine mal que ce grand écrivain nationaliste puisse être ignare en patronyme tsigane. »

Une musique tsigane

Dans une taverne de Cluj-Napoca, je rencontre Loli, un représentant de la communauté tsigane, souvent reçu au parlement européen. C’est un Tsigane Gábor de Transylvanie, et il porte donc selon l’usage un grand chapeau en peau et une imposante moustache. Je lui parle des origines de Sarkozy et il hèle soudain un musicien tsigane à qui je donne 20 Lei. L’homme s’installe au piano et j’entends pour la première fois cette mélodie typiquement tsigane appelée Sárközi, dont la traduction veut dire « du chemin boueux ». Je pose enfin la question à Loli : « Il est Tsigane, me répond-il, bien sûr. Pour nous, Tsiganes, quand nous voyons son visage, cela ne fait aucun doute. Nous nous voyons en lui, tels que nous sommes. Son visage est tsigane. » Comment interpréter cette certitude sachant que les Tsiganes ont une tradition orale, une conception de la réalité viscérale et instinctive ? Dans l’image du monde tsigane, la réalité est toujours fantastique, et l’imaginaire n’est jamais en dehors du vécu.

L’identité balkanique est en outre toujours soumise à d’étranges variations où la certitude se mélange à de la franche rigolade comme ce prêtre orthodoxe qui racontait en souriant qu’il avait baptisé un enfant que ses parents avaient habillé en Napoléon avec bicorne de rigueur. Ainsi, pendant que la petite musique boueuse poursuit sa mélodie un étrange personnage vient s’assoir près de nous. Il lui manque une jambe. L’homme a un grand sourire. On me prévient « On lui a coupé la jambe hier soir ! ». L’homme ne semble pas outre mesure gêné par son amputation et il boit tranquillement sa bière et me demande de le prendre en photo avec un billet de 10 euros que je sors de ma poche et qu’il brandit devant lui comme s’il agitait son Kutyabár, son parchemin en peau de chien où sont inscrites ses lettres de noblesse.

Le sang de bœuf

J’ai rendez-vous dans la ville d’Oradea, au congrès des historiens de l’université. À un chercheur en héraldique, je pose la question sur Sarkozy. « Définitivement, dit-il. C’est un Tsigane ! Son blason avec un loup brandissant un cimeterre est un emblème collectif partagé par plusieurs familles dont les ancêtres ont combattu les Turcs lors de la bataille d’Eger. » Il m’assure qu’il n’existe aucune contradiction à l’anoblissement des Tsiganes pour honorer leur courage au combat car dans le Saint-Empire auquel appartenait la couronne de Hongrie, on pouvait être Tsigane et noble. Il faut maintenant, à la manière d’Hergé avec le pirate Rackham le Rouge, imaginer l’ancêtre lors de la terrible bataille d’Eger en 1552 qui vit la garnison de cette petite ville assiégée par les forces ottomanes, résister et infliger la première défaite à l’Empire de la Sublime Porte. On peut éventuellement lui prêter le visage de Nicolas Sarkozy brandissant un cimeterre pris sur la dépouille d’un Turc.

Armes de la famille Sárközy de Nagy-Bócsa

Le corps du jeune guerrier hongrois était vraisemblablement couvert de sang, à tel point que chez les Turcs se propagera la légende que les défenseurs d’Eger étaient devenus invincibles car ils s’étaient badigeonné le corps avec du sang de bœuf, ce qui donnera le nom d’un vin rouge réputé, le Egri Bikavér, le vin sang-de-bœuf. Cette garnison héroïque était composée de groupes originaires de toute la région d’Eger et un contingent de jeunes hommes de la région du Sárköz était venu s’engager sous les ordres du capitaine István Dobó. On les désignait en fonction du nom de leur région c’est-à-dire les Sárközi. Il ne s’agit donc pas d’un nom de famille, mais bien d’une désignation géographique. Jusqu’à présent les biographes insistaient sur le village de Nagybócsa ou la ville de Szolnok, Budapest, Kőszeg, Sankt Paul im Lavantall, ou la famille bourgeoise des Sárközy vivait au XIXe et XXe siècle, mais ces villes ne sont que des lieux de passage et il faut s’avancer vers marges, pénétrer au cœur des ténèbres et des lieux oubliés de l’Europe pour retrouver le lieu d’origine.

Vers le pays de la boue noire

Je décide donc de me rendre dans le Sárköz, une micro-région éloignée, perdue dans la Hongrie du Sud. Depuis la frontière roumaine, et la ville de Debrecen, je traverse la grande plaine hongroise, à perte de vue, sous un soleil de plomb. Le thermomètre de l’automobile indique quarante degrés Celsius. Trouver le Sárköz n’est pas une chose facile, car il faut préalablement se rendre dans les collines sauvages de la ville de Szekszárd, une forêt prisée des chasseurs allemands pour son gibier et principalement les grands cerfs qui courent les collines. Jadis, les loups y pullulaient ce qui explique certainement le loup du blason des Sarkozy. Le Sárköz est situé dans la plaine, au pied des collines de Szekszárd dont les versants orientaux sont aujourd’hui plantés de vignes qui produisent le vin du même nom. Pendant des siècles, les crues du Danube et des rivières environnantes transformaient cette zone en un véritable marécage plusieurs mois de l’année, obligeant les habitants à vivre les pieds dans une eau boueuse. Les trois villages emblématiques du Sárköz sont Sarpilis au sud, Decs au centre et Őcsény au nord, et ils ne sont aucunement construits sur des hauteurs permettant d’échapper aux crues. On peut d’ailleurs encore apercevoir les anciens silos à maïs, des constructions en bois positionnées à deux mètres de hauteur et remarquer la surélévation des vieilles habitations qui devait permettre de survivre en autarcie pendant les crues.

Un peuple de réprouvés

Il faut imaginer que les Sárközi, les habitants du Sárköz, avant la construction des digues et des barrages au XIXe siècle, vivaient dans un environnement aux conditions de vie extrêmes. Le Sárköz inondé était infesté de moustiques qui transmettaient le paludisme, la chaleur était épouvantable en été et les hivers étaient rudes, sans oublier les incursions turques aux alentours, les loups et les ours omniprésents. Pour survivre, les habitants n’avaient pas d’autres solutions que d’utiliser la tourbe limoneuse pour fabriquer des briques jaunes cuites dans des fours, et qu’il fallait transporter à grande peine vers la ville de Sekszard pour les vendre. Les Sárközi, peuple de réprouvés étaient dur à la tâche, de véritables forces de la nature, ou plus précisément, des forces contre-nature. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’au XVIe siècle, abandonnés par tous, ils se soient rapidement ralliés à la réforme protestante.

Dans le village de Sarpilis, nous tombons d’ailleurs sur une famille de Tsiganes assise devant l’église. Ils nous indiquent qu’il s’agit d’un temple du culte réformé. À vue d’œil, la proportion des Tsiganes protestants dans le Sárköz semble assez importante et il paraît vraisemblable que ce fut déjà le cas au XVIe siècle. Les Sarkozy sont effectivement d’origine protestante comme l’indique Pál Sarkozy dans son autobiographie. Une fois anoblie et possédant un parchemin en peau de chien officialisant leurs lettres de noblesses en 1628, la famille sera affiliée à l’Ordre hongrois de Saint Jean, une scission protestante de l’ordre hospitalier de Saint Jean de Jérusalem. Dans la famille Sarkozy, la lutte contre l’Empire ottoman n’est pas une mode passagère, mais une histoire familiale, viscérale, transmise de génération en génération, ce qui explique une certaine tendance de la politique étrangère de l’ex-Président, dont l’ancêtre d’origine fut d’ailleurs impitoyablement exécuté par des bourreaux turcs pour se venger de sa participation héroïque à la bataille d’Eger.

« Sárközi 1977 »

Dans le village de Decs, écrasé par la canicule, le seul café ouvert porte le nom étrangement vintage de Sárközi 1977. Nous pénétrons dans une grande salle vide avec quelques tables poussées sur les côtés. Un luminaire Martini, un tableau d’une danseuse orientale et de jolies chaises aux dessins fleuris de style dit justement Sárközi, et qui constituent l’unique décoration. Quelques vieillards imbibés, aux yeux fatigués, sirotent des bières chaudes. Dans un coin, un géant chauve, torse nu et tatoué, discute avec un avorton, et une vieille femme aux seins énormes nous observe, de loin, immobile sur sa chaise. La patronne a gardé les beaux yeux de son ancienne beauté. On se croirait dans un tableau du peintre dadaïste Georg Grosz. Je bois un Pepsi Cola et un vieux monsieur viens me serrer la main avec gentillesse. En face, un clone du géant chauve dort assis, la tête entre ses mains, sa bière posée devant lui. On dirait un bouddha affligé ou la Chose des Quatre fantastiques, mais épuisée, comme si le bar Sárközi 1977 était la dernière station avant la fin du monde.

Photographie : Tristan Ranx
Photographie : Tristan Ranx
Le dernier des Sárközi

Situé à l’entrée du village de Decs, le cimetière est imposant, il y a des centaines de tombes, mais étrangement, on n’y trouve pas de famille Sarkozy, mais des noms venant de toute la Hongrie comme si la région avait été colonisée récemment et que le peuple d’origine avait été dilué et oublié. C’est finalement dans le fond, à la limite des champs, dans le carré des pauvres, celui des Tsiganes et des indigents, que je remarque une pauvre croix en bois vermoulu qui sort à peine d’un tombeau creusé à même le sol. La pauvre sépulture est recouverte de lierre sauvage. Pour les tombes anciennes dont les inscriptions disparaissent, il est d’usage de placer une plaque ovale avec le nom écrit à la peinture blanche, mais la plaque est délavée par les intempéries et la peinture totalement invisible par endroits. Je dégage la guirlande de fleurs en plastique qu’une bonne âme avait déposée et j’observe attentivement l’écriture. Il reste ces quelques points blancs résilients qui rappellent le chemin du Petit Poucet ou la piste de montagne aux pierres blanches de Valea Verde.

C’est ici la fin du chemin. C’est ici que repose le dernier des Sárközi. On peut encore lire son nom, mais plus pour longtemps. Nous sommes arrivés au point extrême de l’identité, là où l’origine se confond avec la fin. Sárközi est d’abord le nom d’un peuple oublié, et si ces hommes furent des Tsiganes combattants sur les murailles d’Eger, ils sont d’abord des habitants du Sárköz et l’hommage que rendent les Tsiganes contemporains en jouant l’ancienne mélodie du chemin boueux, veut tout simplement dire qu’ils perpétuent la mémoire ancestrale des Sárközi. Alors, quand les noms s’estompent déjà au soleil ou qu’ils soient un jour dilués par l’eau du grand fleuve, le nom d’origine, lui, restera éternel dans la musique des violons.

Même s’il porte ce beau visage tsigane, cette métamorphose que voient en lui les Gábor, quelle importance finalement, que Nicolas Sarkozy soit Tsigane ou non, s’il est d’abord un Sárközi, un lointain descendant du peuple des marais, exilé vers l’extrême Occident.

Photographie : Tristan Ranx
Tristan Ranx

Tristan Ranx est romancier (auteur de « La cinquième saison du monde » et « Nuevo Dorado »), journaliste (Chronic'art, Technikart, Libération...) et docteur en Histoire (Université d'Oradea).