Négociations de la Table ronde : le mythe de la trahison de Solidarnośc a encore la vie dure en Pologne

Cela fait trente ans presque jour pour jour qu’ont démarré les discussions dites de la Table ronde entre le Parti ouvrier unifié polonais et le syndicat d’opposition Solidarnośc. Ce chapitre premier de la transition post-communiste en Pologne est encore considéré par les conservateurs du PiS au pouvoir comme un escamotage de la démocratisation du pays et nourrit de nombreux fantasmes au sujet d’une falsification de l’Histoire.

Article d’Adam Leszczyński, publié le 6 février 2019 sur le site de notre média partenaire en Pologne, OKO.Press. La traduction du polonais au français a été réalisée par Ludovic Lepeltier-Kutasi et André Kapsas.

Rappelons à ceux qui ne se souviennent pas ou qui n’étaient pas encore nés ce qui s’est passé le 6 février 1989 à la « Table ronde », au palais Koniecpolski (aujourd’hui palais présidentiel), à laquelle ont siégé des représentants du gouvernement communiste et de l’opposition démocratique de Solidarność. Ces derniers ont négocié le changement du fonctionnement du pouvoir à l’échelle de la République populaire de Pologne et son élargissement à l’opposition. Ces discussions ont ouvert la voie aux élections libres du 4 juin 1989, à la chute du pouvoir communiste, à l’abolition de la censure et à la transformation économique du pays.

Lech Wałęsa lors des négociations de la Table ronde.

Il existe beaucoup de légendes urbaines et de distorsions de la réalité autour des discussions de la Table ronde. Les politiciens du parti au pouvoir Droit et justice (PiS) – avant eux, d’autres partis de droite – affirment en particulier depuis les années 1990 que ces pourparlers étaient en réalité une trahison, dans la lignée des accords informels de Magdalenka qui auraient garanti aux communistes la préservation de leur pouvoir et de leur influence par la prise de contrôle d’une grande partie de la propriété de l’État. Le grand contempteur de la Table ronde reste Jarosław Kaczyński, bien que son frère – Lech, le président précédent – a lui-même participé aux discussions.

Les théories du complot au sujet de la Table ronde sont sans doute en partie dues au caractère pacifique de ces négociations avec un pouvoir qui avait pourtant introduit la loi martiale en 1981 et mis ses opposants en prisons – parmi lesquels certains étaient d’ailleurs présents au palais Koniecpolski.

C’est ce décalage qui a donné l’idée à certains chercheurs d’explorer les discussions de la Table par le prisme de la psychologie. L’ouvrage Psychologie de la Table ronde (Psychologia Okrągłego Stołu) est une conversation entre cinq scientifiques remarquables, dont deux sont non seulement des psychologues sociaux reconnus, mais ont également pris part aux pourparlers de 1989 du côté de la dissidence. Ce travail nous permet notamment de passer en revue une série de mythes encore très ancrés dans les représentations ordinaires.

Mythe numéro 1 : La Table ronde aurait été imposée au pouvoir communiste par un puissant mouvement de contestation

Pourquoi les communistes et l’opposition se sont-ils assis à la même table pour entamer des pourparlers ? Pour faire court : parce que les deux camps étaient affaiblis.

Des rapports secrets – préparés en 1988 par une équipe du parti communiste composée du général Władysław Pożoga, Jerzy Urbana et Stanisław Ciosek – ont mis en garde le général Wojciech Jaruzelski contre les mouvements de l’opinion, la radicalisation croissante des jeunes et la possibilité d’un coup d’État par la frange dure du parti. L’économie était à l’agonie, le pays était en faillite. En face, l’opposition réunie autour de Lech Wałęsa se sentait également affaiblie. La loi martiale avait fait interner dix milles cadres de Solidarność. Les grèves de 1988 se sont révélées beaucoup plus faibles que prévu. En conséquence, les deux parties ont estimé qu’elles avaient tout à gagner à engager des négociations.

Au début, l’opposition cherchait surtout à obtenir la légalisation de Solidarność, la réduction de la censure et certaines réformes économiques. La prise du pouvoir ne cadrait pas avec ses projets et elle craignait de devoir gérer une  crise socio-économique dont elle n’était pas responsable.

Mythe numéro 2 : Les communistes auraient voulu abandonner le pouvoir mais cherchaient en même temps à échapper aux représailles

Naturellement, ils n’avaient pas de tels plans. Cependant, les communistes estimaient qu’ils avaient besoin du soutien des cadres de Solidarność pour mener à bien des réformes économiques, en raison d’une confiance très faible dans le pouvoir. Voici une citation du rapport de Pożoga, Urbana et Ciosek : « La perte de confiance et d’espoir connaît certes des hauts et des bas, mais elle reste une tendance lourde. Les centres de recherche OBOP et CBOS le confirment. OBOP signale un regain de défiance et de pessimisme en même temps qu’une érosion des liens positifs entre le pouvoir et la société. La plupart ne nous croit pas et n’écoute plus ce que nous disons. »

Les dirigeants savaient qu’ils devaient associer Solidarność au pouvoir, mais ils voulaient que cela se déroule selon leurs propres conditions. Lors des élections du 4 juin 1989, le désormais ex-parti unique s’est arrogé de droit 65% des sièges au sein du Sejm, le parlement polonais, laissant les 35% restants à départager entre les différentes forces d’opposition. Les communistes avaient, malgré ces précautions, surestimé leur poids politique. Certains militants pensaient sérieusement que le PZPR (Parti ouvrier unifié polonais, nom officiel du parti communiste) pourrait remporter ces élections libres même avec la participation de Solidarność. Une amère suprise les attendait, car l’ancien syndicat clandestin raflât tous les sièges dévolus à l’opposition.

Le général Jaruzelski et son équipe craignaient également que la crise grandissante en Pologne ne provoque un nouveau choc social et, par conséquent, le renversement de leur direction par la frange radicale du parti, étroitement liée à Moscou. Ce scénario était très sérieusement envisagé.

Mythe numéro 3 :  Tout aurait été décidé lors de la conspiration de Magdalenka, le reste n’aurait été qu’un écran de fumée

C’est absolument faux. Les « conversations de Magdalenka » en septembre 1988 dans un village éponyme à côté de Varsovie, ont exclusivement porté sur le cadre des négociations de la Table ronde et sur divers détails concernant le déroulement de la réunion. Les historiens connaissent bien le déroulement des discussions à Magdalenka – non seulement à partir des comptes-rendus des participants, mais également à partir des documents officiels des autorités.

Il n’y a pas été évoqué une quelconque répartition du pouvoir, ni même la forme des futurs gouvernements de la Troisième république. Ces sujets n’ont pas du tout été abordés. Ajoutons que Lech Kaczyński, participant aux discussions, a nié la théorie du complot jusqu’à la fin de sa vie .

Janusz Reykowski se souvient à ce propos : « Il a donc été établi à l’avance qu’il devrait y avoir un nombre égal de négociateurs des deux côtés. Deux petits bus sont arrivés à la réunion (…). Le premier autobus est arrivé du « côté gouvernemental », tous deux soi-disant par un passage libre – les feux de circulation étaient éteints et la milice s’assurait qu’ils pouvaient rouler sans entrave – dans l’esprit des délégations officielles lors des réunions internationales. L’ensemble de la cérémonie s’est déroulée dans une atmosphère de sérieux et de respect mutuel. C’est en général l’inverse qui se produit lorsque une des parties – ou aucune des deux – ne respecte son interlocuteur ».

Le niveau de méfiance entre les parties prenantes était cependant très élevé. « Quand un bus est arrivé avec une délégation de Solidarność, le général Kiszczak a salué la délégation. Il semble que deux membres de cette délégation – Adam Michnik et Władysław Frasyniuk – voulaient éviter de serrer la la main au général, mais aussi éviter un scandale. Je ne sais comment, le scandale a été évité. Cet épisode illustre l’état d’esprit initial du côté de Solidarność. »

La rencontre de Magdalenka a joué un autre rôle important : elle a montré aux deux camps que leurs adversaires étaient aussi des personnes avec lesquelles on pouvait s’entendre. La propagande de la République populaire avait déshumanisé à outrance les figures de la dissidence, les décrivant comme des agents étrangers, des querelleurs, porteurs d’une haine folle. Un repas commun (avec de l’alcool) a aidé à briser les barrières, sans pour autant mener à la fraternisation. Lors des discussions de la Table ronde, l’accord a souvent été à deux doigts de capoter.

Mythe numéro 4 : Il s’agissait d’une beuverie avec une fraternisation indécente entre opposants et dirigeants

C’est ce que prétend la propagande du PiS aujourd’hui. Ce n’est pas vrai.

Andrzej Friszke a écrit à ce sujet dans l’ouvrage collectif : « Aujourd’hui, les enregistrements sont constamment montrés à la télévision comme une illustration de la trahison. Je pense que ça a un impact important parce que dans la perception commune, on a transformé les négociations de la Table ronde en un moment de beuverie ».

Ce à quoi Janusz Reykowski a renchéri : « Je considère cette scène comme un fait secondaire, délibérément exagéré par les opposants à la Table ronde. Le dîner dont il est question a eu lieu après près de dix heures de débats difficiles, épuisants et fatigants. Leur issue était toujours suspendue à un fil. Quand à la fin de la journée il s’est avéré que beaucoup de questions avaient été réglées avec succès, les participants se sont accordés un moment de soulagement et de détente. Mais pas pour longtemps, car après le dîner, il était nécessaire de poursuivre les délibérations. Jusqu’au milieu de la nuit. En passant, j’ajouterai que de tels moments de détente se produisent parfois même en temps de guerre. »

Les discussions de la Table ronde se sont déroulées dans une atmosphère très tendue et seule une poignée de participants a cru en leur succès. De nombreuses crises ont menacé de rompre les négociations (non, les conversations ne se sont pas déroulées en état d’ébriété). Un des blocages les plus importants avait été levé par Aleksander Kwaśniewski, qui a proposé – sans l’assentiment du général Jaruzelski – d’organiser des élections entièrement libres au Sénat (l’opposition ne voulaient pas accepter la répartition proposée des sièges au Sejm). Le général Jaruzelski, après avoir hésité, a accepté l’offre, de même que Bronisław Geremek, qui était alors le principal négociateur du côté de Solidarność. La méfiance est restée palpable jusqu’au bout des discussions.

Comme à la guerre, il y a eu des gagnants et des perdants lors des discussions de la Table ronde. L’opposition y a remporté une véritable victoire : elle a gagné les élections du 4 juin 1989 et conduit à la formation du premier gouvernement non communiste de l’ancien bloc soviétique. Le PiS peut critiquer la Table ronde, mais c’est grâce à ces accords qu’il a pu un jour accéder au pouvoir.

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