Meurtre du journaliste en Slovaquie : pour Pavol Szalai, « on est face à une profonde crise politique, sociétale et morale »

L’assassinat du journaliste Ján Kuciak et de sa petite amie Martina Kušnírová ébranle la société slovaque et fait chanceler le gouvernement de Robert Fico. Dans cet entretien accordé au Courrier d’Europe centrale, Pavol Szalai, journaliste slovaque à EurActiv.sk, nous explique le retentissement de ce « meurtre sans précédent dans l’histoire de la Slovaquie démocratique ».

Pavol Szalai, journaliste à Euractiv.sk (Photo : The Slovak Spectator – Sme).

Comment réagit la profession journalistique au meurtre de Ján Kuciak ?

Tous les journalistes se sentent concernés et certains ont peur, en particulier les journalistes d’investigation, car ils ne se sentent pas suffisamment protégés. Depuis le meurtre, la police protège certains journalistes qui travaillent sur la même affaire.

Dans quel climat travaillent les journalistes en Slovaquie ?

Ce meurtre est sans précédent dans l’histoire de la Slovaquie démocratique. Dans ces trente années de démocratie il y a eu des agressions régulières, mais la dernière fois que des journalistes slovaques sont morts dans l’exercice de leur métier c’était pendant le communisme. Beaucoup de politiciens en Slovaquie prennent la liberté de la presse comme un mal nécessaire, ils ne contribuent pas à la protéger activement. A l’exception du ministre de la Culture, qui vient de présenter sa démission, expliquant qu’il ne peut pas se réconcilier avec le fait que sous son mandat de ministre de la Culture un journaliste a été assassiné. Il a réussi au cours des dernières années à rendre la télévision et la radio publique indépendantes de beaucoup de pressions politiques. Mais il est une exception. Le Premier ministre Robert Fico et le ministre de l’Intérieur Robert Kaliňák ont tenu des propos par le passé qui montrent à quel point ils méprisent les journalistes. Outre cette parole publique, la situation économique des médias slovaques est telle que beaucoup sont rachetés par des oligarques locaux à des groupes étrangers.

Une mafia italienne – la ‘Ndrangheta calabraise – sur laquelle enquêtait Ján Kuciak pourrait être responsable de son meurtre. Sa présence en Slovaquie était-elle connue du grand public ?

C’est un choc pour les Slovaques d’apprendre que la mafia italienne est active dans l’est du pays. Il y avait eu quelques rares articles ici ou là dans les médias, mais cela n’est jamais arrivé dans le débat public. Mais je tiens à préciser que pour le moment la responsabilité de la mafia italienne n’est qu’une piste parmi quatre ou cinq évoquées par le ministre de l’Intérieur.

La criminalité organisée était-elle un sujet de société avant cet assassinat ?

Jusqu’à dimanche, on pensait tous que l’état mafieux appartenait au passé, aux années 90 pendant lesquelles un capitalisme mafieux s’était développé, avec des explosions de voitures piégées et ce genre de choses. Après on est entré dans une nouvelle phase, de démocratie oligarchique, avec effectivement des oligarques qui entretiennent des liens avec la politique, mais pas des gens qui s’en prendraient physiquement à des journalistes ou à des opposants. Donc le choc est total. Beaucoup de gens pensaient que nous étions plus avancés que les Hongrois, Tchèques ou Polonais, que nous avions certes nos fascistes au parlement, mais que nous avions aussi une liberté de la presse, une opposition fonctionne et qui peut s’exprimer et que nous étions respectés en Europe. Le meurtre d’un jeune journaliste de 27 ans nous fait prendre conscience qu’en réalité c’est peut-être pire chez nous ici que dans les autres pays de la région où l’on ne tue pas les journalistes. Tandis que Robert Fico présente la Slovaquie comme une île pro-européenne en Europe centrale…

« Le gouvernement peut tomber à tout moment ».

Ján Kuciak, journaliste slovaque assassiné pour ses enquêtes

Les deux principaux partis d’opposition réclament la démission du ministre de l’Intérieur Robert Kaliňák et du chef de la police Tibor Gašpar. Que leur reproche-t-on ?

Ils reprochent à Kaliňák ses liens avec des entrepreneurs controversés, sur lesquels d’ailleurs Kuciak avait enquêté. Selon eux, il porte une responsabilité politique pour le développement de l’impunité dans les affaires de corruption et de fraude fiscale. Kaliňák a fait des affaires avec Ladislav Bašternák, qui a été accusé de fraude et pour éviter la Justice, il a promis de rendre deux millions d’euros au fisc et n’a pas été condamné. C’est ce même Kaliňák qui affirme qu’il n’y a pas de corruption dans les hautes sphères politiques. Ce qui fait bien rire tout le monde… Quant à Tibor Gašpar, on lui reproche son incapacité à résoudre les affaires.

Le Premier ministre Robert Fico est aussi incriminé du fait des liens d’affaires de son assistante, Maria Trošková, avec les responsables présumés du meurtre. Une crise politique majeure peut-elle survenir dans les jours ou les semaines à venir en Slovaquie ?

Cette assistante vient de démissionner il y a une heure, sous la pression des médias et de l’opposition. Tout comme le directeur de la sécurité d’Etat Viliam Jasaň [qui aurait présenté la jeune entrepreneuse au chef du gouvernement, ndlr]. La crise elle est là, depuis lundi matin, quand on a appris le meurtre de Kuciak. Mais les évènements vont tellement vite que c’est la chute libre et le gouvernement a perdu la maîtrise de la situation. Le gouvernement peut tomber à tout moment. Je ne dis pas qu’il va tomber, mais qu’il peut. Un membre du parti hongrois Most-Hid – en coalition avec le SMER-SD et le SNS – a déclaré que Fico doit démissionner. Ce qui entrainerait le gouvernement dans sa chute, selon notre constitution. On est donc face à une profonde crise politique, sociétale et morale, du système juridique et judiciaire. Tout le monde se demande comment on en est arrivé là et où on a commis des erreurs. Et pour le moment nous n’avons pas les réponses.

L’ombre de la mafia calabraise plane sur l’assassinat de Ján Kuciak

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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