Martin Daneš[1]Martin Daneš est un écrivain et journaliste tchèque né à Česká Lípa (Bohême du Nord). Entre 1998 et 2006, il a publié 8 livres en tchèque. Depuis 2008, il vit en France. Il est traducteur littéraire du tchèque (Karel Čapek, Karel Poláček). En 2014, il a publié un premier roman écrit directement en français (Le char et le trolley, Vents d’ailleurs). Il est fondateur et président du Prix du Livre tchèque, une distinction littéraire à dimension internationale. il a été conseiller diplomatique à l’Office du Président de la République tchèque (1991-1992). Dans les années 1990 et 2000, il a successivement dirigé trois périodiques tchèques : le quotidien Denní Telegraf (Télégraphe journalier), le mensuel Mezinarodni politika (Politique Internationale) et la version tchèque de Hustler, l’illustre magazine pornographique créé par l’Américain Larry Flynt. Martin Daneš tient également le blog « Café pragois » sur le site de Hulala. prépare actuellement un roman consacré à l’illustre Karel Poláček, journaliste et écrivain tchèque mort en déportation dans le camp de Gleiwitz. L’occasion de discuter avec lui sur son entreprise littéraire, son rapport à la langue française, la traduction et sa propre condition d’écrivain « en exil ».
[zotpress items= »3SVRUGNX,WJHF5VC8″ style= »le-tapuscrit-author-date »]Quel est ton projet d’écriture ?
Précisons d’abord que, depuis un stade de projet, je suis déjà passé à sa réalisation. Il s’agit d’un roman mettant en scène l’écrivain tchèque Karel Poláček. Si je ne parle pas d’un roman biographique, c’est que je veux garder ma liberté créative.
Karel Poláček, par les grands évènements ?
Poláček a été juif et, sous l’occupation nazie, il a fini prématurément ses jours près d’Auschwitz. Moi, j’ai choisi de me pencher sur cette période-là, depuis l’arrivée des nazis à Prague et jusqu’à sa mort. C’est une période où un biographe manquerait terriblement de repères. Au tout début, il a été viré de son journal, en vertu des lois de Nuremberg. Il n’a plus pu publier de livres, bref, il a arrêté d’exister, en tant qu’un homme et en tant qu’artiste. Du coup, j’ai une grande « liberté d’action » – si je peux dire ça comme ça –, même si je tiens absolument à respecter les faits (ou, plus exactement, ceux qui sont connus).
C’est une période de combien d’années ?
Elle couvre cinq années, de 1939 à 1945. Poláček est mort en janvier 1945, lors d’une marche de la mort. J’imaginais les gens qui étaient à bout de forces pendant cette marche encadrée par les nazis qui fuyaient l’avancée de l’armée soviétique, je pensais qu’en toute logique, chacun des prisonniers ne s’occupait que de lui-même pour essayer de survivre. Eh bien non, au moins dans ce cas précis, ça ne s’est pas passé ainsi parce que deux codétenus traînaient Poláček, qui était gravement malade et ne pouvait plus marcher, sur une luge. Ils partaient de Hindenburg, un camp de concentration situé près d’Auschwitz et, au bout de deux jours, ils sont arrivés à Gleiwitz. C’est là où Poláček est mort, selon toute vraisemblance.
Il a encore une famille ?
Par chance, Poláček a réussi à envoyer sa fille unique Jiřina en Angleterre, en mars 1938. Elle est morte au Canada dans les années 1990, mais ses deux fils – les petits-fils Karel Poláček – sont toujours en vie. L’aîné qui est resté au Canada, je ne le connais pas. Le cadet est rentré en Tchéquie, peu après la chute du mur. J’ai fait sa connaissance au printemps dernier. Il s’est dit intéressé par mon projet et, lors de mes déplacements à travers la Bohême, il m’a plusieurs fois assisté, tout en me prenant dans sa voiture. À part Rychnov nad Kněžnou, la ville natale de Poláček, j’ai visité par exemple Terezín (Theresienstadt en allemand) où Poláček a passé un an dans le ghetto juif créé par les nazis.

Je dois avouer qu’en ce moment, je suis obnubilé par Poláček. J’ai écrit la préface pour un petit livre, le recueil de mes chroniques intitulé Journal d’un réceptionniste parisien, que je viens de publier à Prague[2]Daneš Martin, 2016, Z deníku pařížského recepčního, Prague, Štengl Petr. ; à 90 pour cent, ma préface était composée des citations de Poláček. C’est devenu presque maladif, j’en conviens.
Comment en es-tu arrivé à cette idée d’écrire sur Poláček ?
Au début, je voulais écrire un roman sur la condition d’un écrivain. Et je cherchais, une accroche. À cette époque-là, j’ai participé à une conférence sur Karel Poláček organisée par l’INALCO à Paris. Et quand j’étais là, je me suis dit : « Ah tiens, c’est vraiment un héros idéal pour mon roman ! ». C’est un excellent auteur, célèbre chez nous mais toujours inconnu en France. À priori, c’est un écrivain humoriste, mais cela va bien au-delà. Il manie un humour assez spécial, un humour triste. Ça me fait penser à Franz Kafka qui est dans la même veine même s’il a un style très différent. D’ailleurs, Kafka et Poláček étaient tous les deux juifs de Bohême ; il y a peut-être un lien entre leur judéité et leur tristesse de ton…
Ce phénomène particulier représente aussi un challenge pour moi ; puisque j’écris un roman sur Poláček, ce ne peut pas être une écriture qui a une trop grande opinion d’elle, je veux dire qu’il doit y avoir une espèce de recul. Dans l’idéal, mon récit devrait être drôle, quand bien même il retracerait une destinée tragique.
Parlant judéité, j’ai fait récemment une curieuse découverte : il paraît que l’une de mes arrière-grand-mères était juive, ce que j’ignorais totalement jusque-là. En partant de l’hypothèse que ce genre de choses puisse se trouver dans le subconscient d’un homme, alors voilà une autre explication – certes, un peu « ésotérique » – de pourquoi j’écris ce livre.
Justement, pourquoi écrire ce livre ?
J’ai obtenu une bourse du Centre national du livre et je suis censé publier le roman l’année prochaine. Voilà une raison bien pratique. Je suis content qu’il y ait ce côté institutionnel qui me motive davantage à écrire. Ca m’aide, sur le plan psychique, moral, et même pécuniaire ! Avec mon projet, j’avais envoyé au CNL un exemplaire du Char et du Trolley[3]Daneš Martin, 2014, Le char et le trolley, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 192 p., mon premier roman écrit en français, et j’ai ajouté l’unique traduction française de Poláček déjà publiée et qui est signée de moi. Ainsi, je considère – peut-être à tort ? – l’attribution de cette bourse comme une sorte d’appréciation de ce que j’ai déjà publié en France. Si je parle de mes publications, je ne devrais pas oublier de mentionner une nouvelle traduction de Karel Poláček, portant également ma signature et qui vient tout juste de sortir aux Editions de la Différence ; il s’agit de son dernier et le plus célèbre roman Nous étions cinq[4]Poláček Karel, 2017, Nous étions cinq, traduit par Martin Daneš, s.l., La Différence, 296 p.. Poláček l’a écrit en 1943, dans une période particulièrement difficile où il attendait sa convocation pour un camp.
Te sens-tu familier de Poláček ?
En effet, aussi gonflé que cela puisse paraître, je dois dire que je me sens assez proche de lui. Il a été journaliste, comme moi. Il écrivait des livres humoristiques et la critique le traitait de journaliste écrivant de petits livres drôles de rien du tout. Il est comme un ami proche pour moi. Je compte en fait écrire un roman sur moi, même s’il y aura des nazis et compagnie… Il y aura bien sûr le contexte des années 1940, mais c’est juste un décor, qui est, certes, important, cependant il devrait y avoir d’autres messages. On verra ce qui en sortira.
« Mon roman sur Poláček, je veux l’écrire dans les deux langues en parallèle. (…) C’est la toute première fois que je lance le pari d’une écriture bilingue et je ne sais pas comment ça va se passer. »
Pour couper l’herbe sous les pieds des critiques qui reprochaient la légèreté à ses textes, il a conçu un projet ambitieux : une pentalogie romanesque sur la vie d’une petite ville de province tchèque depuis la veille de la Première guerre mondiale jusqu’à la naissance de la Tchécoslovaquie. On l’appelle Chef-lieu de province, selon le titre du premier tome. Il a eu le temps de publier quatre tomes ; le cinquième qu’il a rédigé sous l’occupation n’a pas pu être publié ; hélas, le manuscrit a disparu sans traces et la pentalogie reste donc inachevée, à moins qu’on réussisse encore à trouver ce manuscrit perdu il y 70 ans.
Mon roman sur Poláček, je veux l’écrire dans les deux langues en parallèle. À Prague, Poláček est tellement connu et apprécié qu’il serait peut-être dommage que j’écrive ce roman uniquement en français. C’est la toute première fois que je lance le pari d’une écriture bilingue et je ne sais pas comment ça va se passer. Depuis 2008 où je me suis installé en France, tout ce qui était littéraire, je l’écrivais en français alors qu’en tchèque, je ne rédigeais que des textes journalistiques. Ne me posez pas la question pourquoi, je ne saurais pas vous répondre.
Tu as fait tes études à Paris ?
Oui, j’ai fait une partie de mes études à Paris (j’ai fait Science Po et le journalisme à Paris 2), puis je suis retourné à Prague.
Tu voulais rentrer à Prague dès le début ?
Non, j’étais réfugié politique et je ne suis rentré à Prague qu’après ce grand chamboulement de 1989 surnommé « Révolution de velours ». J’ai travaillé un an à la Présidence de la République comme conseiller diplomatique du président Havel. Là-bas, je m’occupais des relations avec l’Europe occidentale. Entre autres, j’écrivais des projets de toasts que le président prononçait à l’occasion des dîners officiels avec les hommes d’Etat européens et, une fois sur place, j’attendais de voir si le président allait reprendre mon texte ou pas. Parfois, j’ai pu constater avec fierté qu’il avait répété par cœur ce que j’avais écrit pour lui. A partir de 1992, j’ai travaillé comme journaliste et j’étais aussi correspondant de journaux français et belges. Après 18 ans en République tchèque, j’en avais un peu marre, j’avais envie de changer. Je me suis dit : « Tiens, tu as fait des études en France mais tu n’as jamais connu la vraie vie là-bas. » Alors je suis rentré en France pour faire cette expérience.
Tu rentres en République tchèque parfois ?
Oui, aujourd’hui, assez souvent. J’organise un prix littéraire tchèque qui s’appelle le Livre tchèque. Notre lauréat, on cherche à lui trouver des éditeurs à l’étranger. Comme point de départ de ce projet, il y a eu le constat qu’un prix littéraire tchèque, ça vaut trois fois rien, car c’est une petite littérature. Depuis cinq ans, j’essaie de développer ce prix, de le faire connaître dans le monde. Nous avons du succès surtout grâce aux Polonais et aux Bulgares qui eux s’intéressent beaucoup à la littérature tchèque. Je suis très connecté avec la République tchèque, même un peu trop, à mon goût. J’ai beau être en France, je me sens presque comme si j’étais toujours là-bas.
Comment associes-tu ta pratique journalistique avec l’écriture ?
Je suis un peu comme Poláček. Tout comme lui, la plus grande partie de ma vie, j’ai été journaliste de la presse écrite. Cependant, quand j’avais cinq ans, j’ai dit à mes parents sur un ton fier : « Papa et Maman, quand je serai grand, je serai écrivain ! ». L’écriture littéraire c’est ce qui compte, le journalisme c’est ce qui paye, ce qui m’a aidé à vivre. Quand je suis revenu en France, j’ai pris la décision de ne plus être journaliste, mais ça me rattrape toujours. Par exemple en ce moment même, la presse tchèque me sollicite pas mal pour couvrir l’élection présidentielle en France.
Comment t’es venu cette idée d’écrire ton roman en français ?
Mon premier roman en français, j’ai commencé à l’écrire en 2006, deux ans avant mon retour en France. Donc tu vois que j’étais déjà parti dans ma tête avant de partir pour de bon.
« C’est parce que je m’appelle Daneš que j’ai dû apprendre le français. Comme tous mes camarades de classe qui étaient au début de l’alphabet, je ne voulais pas du tout de cette langue qui ne présentait aucun intérêt à mes yeux. »
Comment as-tu choisi le français ?
Ce n’était pas vraiment un choix. A Prague, j’ai fait un lycée spécialisé en langues. J’y suis allé parce qu’il n’y avait pas de maths au bac. Il y avait trois langues étrangères : le russe qui était obligatoire pour tous, et puis une deuxième et une troisième langues optionnelles. Pour la deuxième langue, on nous a proposé de choisir entre l’anglais et le français. Tout le monde voulait faire de l’anglais, alors la prof a dit « ça, ça va pas ! », elle a jeté un œil sur la liste des étudiants et elle a ajouté : « De A jusqu’à K, vous allez apprendre le français ». C’est parce que je m’appelle Daneš que j’ai dû apprendre le français. Comme tous mes camarades de classe qui étaient au début de l’alphabet, je ne voulais pas du tout de cette langue qui ne présentait aucun intérêt à mes yeux. Puis j’ai fait quatre années de français. Nous avions cinq heures de français par semaine mais personne ne saurait demander une baguette. J’étais malheureux, je me disais que c’était du temps gaspillé ; notre prof de français nous faisait écouter de la musique en cours, surtout Mireille Mathieu et Gilbert Bécaud qui étaient ses deux chanteurs préférés. Je connaissais donc toute la discographie de ces deux-là mais je ne comprenais rien à leurs textes. Enfin, quand je suis allé à la fac de journalisme, les études n’étaient pas très dures, j’avais pas mal de temps, au-delà de mes sorties quasi quotidiennes dans les brasseries pragoises, alors je me suis mis au français de façon sérieuse. J’ai suivi un cours à l’Institut français de Prague, un autre à l’école de langues de Prague, et je travaillais chez moi aussi. J’ai rattrapé mon retard. Conclusion : c’est ma prof de lycée qui m’a motivé, de façon négative.
Pourquoi avoir choisi de faire un premier roman en français (Le char et le trolley, publié aux Editions Vents d’ailleurs) sur le Printemps de Prague ?
C’est une bonne question. Mais, une fois de plus, je n’ai pas de réponse. D’ailleurs, depuis j’ai écrit un autre roman en français qui, pour l’instant, reste en manuscrit et qui parle encore de l’année 1968. Il a plusieurs temps historiques, mais le point de départ, c’est quand même l’année 68. Dans ce roman, je me suis inspiré d’une histoire réelle. L’action se passe entre Paris et Prague et il y a aussi un vieux mec qui s’appelle Milan…
Je n’ai aucun souvenir de l’année 1968 parce que j’étais tout petit, même si… je me rappelle le sol de notre appartement du dixième étage qui tremblait au moment où les chars russes passaient sous les fenêtres de notre maison-tour ; j’avais très peur. On habitait dans un nouveau quartier de banlieue sud de Prague. Je devais aller à l’école primaire mais je ne pouvais pas parce que l’école venait d’être réquisitionnée par les Russes et transformée en dortoir pour les soldats. Entre août 1968 et août 1969, lorsque la frontière était encore ouverte, ma mère voulait émigrer en Occident, mais mon père ne voulait pas, alors on est resté. Depuis, ma mère n’arrêtait pas d’en parler, elle regrettait le manque de courage de Papa. C’est donc quelque chose qui a dû forcément marquer mon enfance.
Comprends-tu le rapprochement avec mai 1968 en France ?
Pas trop. C’est une année qui a marqué l’histoire des deux pays, cependant nos deux expériences sont tellement différentes… En France, le mouvement des soixante-huitards se positionnait contre le gouvernement d’époque. Il se situait très à gauche, alors que les Tchèques ne voulaient ni Trotski ni Mao, ils souhaitaient la création d’une démocratie à l’occidentale ! Il y a des différences et des similitudes. En ne prenant que ces similitudes et en faisant un trait sur les différences, on commet une mésinterprétation de l’histoire.
Comment vas-tu faire pour écrire en tchèque et français, comment prendre en compte les remarques ?
Quand j’écris en français, il y a toujours une phase intermédiaire pour moi. Dès que je finis mon texte, je l’envoie à M. Henri Girard. Le double atout qu’il possède, c’est que c’est un écrivain français (un authentique Français ou, plus exactement, un Normand, voyez-vous ?) qui fait aussi du conseil littéraire. Il corrige donc non seulement la langue, mais il fait aussi des remarques de fond. Il est assez fort et son travail est toujours bénéfique à mes copies.
Qu’est-ce que tu penses de l’affaire Kundera[5]En octobre 2008 l’hebdomadaire tchèque Respekt publie un réquisitoire violent, accusant Milan Kundera d’avoir dénoncé à la police un jeune Tchèque opposant au régime communiste, Miroslav Dvoracek. Arrêté, celui-ci avait été condamné à 22 ans de travaux forcés. Lire : « Retour sur l’« Affaire Kundera » : un parfum de scandale évaporé » sur Rue89 ?
Je pense que ça n’a aucun sens. J’estime qu’on ne peut pas juger les événements d’il y a 70 ans avec notre optique d’aujourd’hui. En tout cas, s’il y a eu quelque chose, il doit régler ça avec sa propre conscience, mais force est de constater que ça n’enlève rien à ses qualités d’écrivain. On ne juge pas un écrivain, on le lit… ou pas. Par ailleurs, après cette affaire Kundera est devenu encore plus négatif vis-vis de tout ce qui est tchèque.
Tu le connais en personne ?
Je le connais un peu. On ne s’est jamais vus mais il m’a appelé plusieurs fois au téléphone. La première fois qu’il m’a appelé, j’ai cru que j’étais l’objet d’une farce. Imagine-toi que tu es tchèque et que tu vis à Paris et que le téléphone sonne. Tu décroches et il y a une voix d’un vieil homme qui dit dans un tchèque avec un fort accent morave : « Bonjour, Kundera à l’appareil. » Je croyais donc que c’était une blague mais, au bout de deux ou trois minutes, j’ai constaté que c’était vraiment lui. J’étais assez excité, j’avais le cœur qui battait.
Une autre fois, c’était lorsque je concevais le projet d’un prix littéraire et que j’envisageais de l’appeler « prix Kundera ». Je lui ai écrit une lettre pour lui demander son autorisation et il m’a appelé pour m’empêcher de le faire. Son argument était qu’on donnait toujours les noms d’écrivains morts à des prix littéraires et que donc si on appelait le mien « prix Kundera », lui se sentirait mort. Je lui ai opposé qu’il y avait déjà le prix Škvorecký en Tchéquie (à l’époque, l’écrivain Josef Škvorecký était encore en vie). Il a dit : « D’accord, mais ça c’est une exception ! »
Vous parlez les trois de 68, duquel des deux te sens-tu le plus proche ?
De Kundera quand même. Mais je dois dire que je déteste les traductions françaises de Škvorecký. La langue est fade, un peu « administrative », ce qui n’est pas du tout le cas en tchèque. En règle générale, je n’aime pas lire les traductions françaises des auteurs tchèques, sauf les miennes ! (rires)
Fais-tu un parallèle entre la condition de Poláček et la tienne ?
Je crois que Poláček ne se sentait pas reconnu à sa juste valeur. Beaucoup d’écrivains souffrent de ça, c’est une vieille chanson. Mais ce n’est pas ce qui me motive pour écrire un roman sur lui. La condition extérieure, la position d’un auteur au sein d’une société, c’est ce qui est visible. C’est le paraître. Moi, je voudrais chercher du côté de l’être. Ce qui m’intéresse, c’est un écrivain qui sacrifie sa vie pour pouvoir écrire. Je parle d’une espèce de folie peut-être présente chez chaque auteur. Un écrivain est comme un possédé. Il est souvent victime de sa vocation. Je le ressens assez fortement en lisant les lettres de Poláček, je trouve que, pour lui, la seule chose au monde qui avait un sens c’était son écriture. Je voudrais donc essayer de saisir ce phénomène.
« Quand je suis en train d’écrire ou de corriger un roman et que je suis en plein dedans, au moment où je dois sortir pour acheter du pain, j’ai l’impression de léviter, c’est comme si je mes pieds ne touchaient pas le trottoir. »
J’ai quelques copains écrivains chez qui j’observe à peu près la même chose. Il y a un malheur total et une joie totale qui coexistent. Le malheur total parce qu’on vit « à côté », en dehors du monde réel. Quand je suis en train d’écrire ou de corriger un roman et que je suis en plein dedans, au moment où je dois sortir pour acheter du pain, j’ai l’impression de léviter, c’est comme si je mes pieds ne touchaient pas le trottoir. Et je ne dialogue qu’avec moi-même. Je me sens totalement décroché par rapport à la réalité, parce que je vis dans la mienne, virtuelle celle-là. C’est une expérience assez particulière.
Pourquoi écrire ?
Pourquoi écrire. C’est une question que je me pose tout le temps. Ou plutôt, c’est ma mère qui me la pose : Pourquoi je continue à faire tout ça alors que ça n’a aucun sens (comprenez : ça ne me fait pas gagner ma vie) A mon avis, on n’a pas à se poser la question de pourquoi on est tel qu’on est. Il n’y a pas de pourquoi. Je ne sais pas pourquoi. La seule chose que je sais c’est qu’il n’y a pas d’alternative.
Comment vis-tu ton émigration ? Est-ce que ça influence ton travail ?
Je suis obligé comme tout le monde de me battre pour vivre, pour survivre. C’est pourquoi j’ai été réceptionniste dans un hôtel pendant deux ans. Il y a un souci matériel, qui m’aide à rester dans cette société, en quelque sorte. Etre en France, c’est évidemment un souci en plus pour moi. C’est un souci supplémentaire, mais c’est intéressant justement parce ce que c’est compliqué.
Où est ton chez-toi ?
Chez-moi, c’est là-bas. Je voulais être français, mais ma demande de naturalisation a été rejetée ; je ne suis pas, paraît-il, « suffisamment intégré à la société française ». Je suis un étranger moi. C’est un problème que j’ai réglé, dans mon for intérieur, je suis à peu près sûr que je ne serai bienvenu nulle part.
Pourquoi ne pas vivre en Tchéquie ?
Je vais y retourner peut-être un jour, mais ce qui est sûr c’est que ce n’est pas pour aujourd’hui. Pour l’instant, ce problème ne se pose pas parce que j’ai toujours envie d’écrire en français et pour ça, je dois vivre ici. D’ailleurs, il n’y a pas de corrélation automatique entre ce chez-moi qui est là-bas et l’envie de vivre là-bas. Je veux dire que je n’ai pas envie de vivre chez moi et que ça me plaît d’être étranger. Je suis un étranger puissance deux, ça c’est le comble d’aliénation !
Où est le bonheur ?
Le bonheur, il est dans le malheur. Si tu es malheureux à l’étranger, tu as une excuse. Si je vais mal ici, il y a plein de raisons objectives. Alors que si j’étais mal là-bas, ce serait beaucoup moins évident. Je n’aurais aucune excuse et ce ne serait que de ma faute.
Notes
↑1 | Martin Daneš est un écrivain et journaliste tchèque né à Česká Lípa (Bohême du Nord). Entre 1998 et 2006, il a publié 8 livres en tchèque. Depuis 2008, il vit en France. Il est traducteur littéraire du tchèque (Karel Čapek, Karel Poláček). En 2014, il a publié un premier roman écrit directement en français (Le char et le trolley, Vents d’ailleurs). Il est fondateur et président du Prix du Livre tchèque, une distinction littéraire à dimension internationale. il a été conseiller diplomatique à l’Office du Président de la République tchèque (1991-1992). Dans les années 1990 et 2000, il a successivement dirigé trois périodiques tchèques : le quotidien Denní Telegraf (Télégraphe journalier), le mensuel Mezinarodni politika (Politique Internationale) et la version tchèque de Hustler, l’illustre magazine pornographique créé par l’Américain Larry Flynt. Martin Daneš tient également le blog « Café pragois » sur le site de Hulala. |
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↑2 | Daneš Martin, 2016, Z deníku pařížského recepčního, Prague, Štengl Petr. |
↑3 | Daneš Martin, 2014, Le char et le trolley, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 192 p. |
↑4 | Poláček Karel, 2017, Nous étions cinq, traduit par Martin Daneš, s.l., La Différence, 296 p. |
↑5 | En octobre 2008 l’hebdomadaire tchèque Respekt publie un réquisitoire violent, accusant Milan Kundera d’avoir dénoncé à la police un jeune Tchèque opposant au régime communiste, Miroslav Dvoracek. Arrêté, celui-ci avait été condamné à 22 ans de travaux forcés. Lire : « Retour sur l’« Affaire Kundera » : un parfum de scandale évaporé » sur Rue89 |