L’historienne Marie-Madeleine de Cevins, professeure d’histoire du Moyen Âge à l’université Rennes 2, publie chez Passés Composés un volumineux ouvrage collectif consacré à l’Europe centrale médiévale : Démystifier l’Europe centrale. Bohême, Hongrie et Pologne du VIIe au XVIe siècle. Malgré son sujet, cet ouvrage s’avère singulièrement ancré dans son temps. Rencontre.
Le Courrier d’Europe centrale – Dans l’introduction, vous indiquez que cet ouvrage trouve son origine dans une histoire très contemporaine des pays d’Europe centrale et orientale, voire directement dans leur actualité. Est-ce là la raison qui explique ce titre, Démystifier l’Europe centrale ?
Marie-Madeleine de Cevins – Oui, les deux sont liés. Dans le cadre de l’évolution récente des trois ou quatre pays dont nous parlons, il y a une tendance récurrente à faire appel à des motifs ou à des personnages qui appartiennent au Moyen Âge, qu’il s’agisse de notions (comme le bouclier de la chrétienté), de figures de saints (tel saint Étienne), d’objets (la Sainte couronne de Hongrie) ou de ces symboles visuels que l’on retrouve sur les drapeaux ou emblèmes nationaux (telle la croix à double traverse sur les drapeaux de la Hongrie et de la Slovaquie). Ces éléments sont volontiers utilisés par les dirigeants actuels pour légitimer leur action. Or le lecteur francophone, bien souvent, n’a pas les moyens de décrypter cet argumentaire pseudo-historique. Pourquoi « Démystifier » ? Eh bien parce que, souvent, ces discours tournent justement à la mystification. L’objectif est de favoriser une prise de conscience de cette réalité en venant à bout des idées reçues ou des visions fausses sur le Moyen Âge centre-européen qui sont mobilisées aujourd’hui à des fins politiques (la crispation nationale et l’autocratie) ou diplomatiques (le groupe de Visegrád – le « V4 », ou la gestion des migrants).
L’objectif est de favoriser une prise de conscience de cette réalité en venant à bout des idées reçues ou des visions fausses sur le Moyen Âge centre-européen qui sont mobilisées aujourd’hui à des fins politiques.
Le CdEC – Cet ouvrage adopte une forme originale ; à la fois essai et dictionnaire. Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix ?
M.-M. de C. – Cela tient à la genèse du livre. À l’origine, je projetais de rédiger un dictionnaire historique beaucoup plus volumineux, plus complet et plus détaillé. J’avais notamment en tête un exemple que je trouve excellent, bien que son propos soit érudit : le Korai magyar történeti lexikon (KMTL), qui porte sur la Hongrie des origines jusqu’au XIVe siècle. Je ne vous cache pas que j’ai eu des difficultés à convaincre des éditeurs français. Celui qui a d’emblée montré un vif enthousiasme pour le projet – en l’occurrence, le directeur de Passés Composés – a toutefois posé une condition, qui était d’introduire les notices encyclopédiques par des chapitres liminaires.
Gardant à l’esprit le modèle du KMTL, les quatre coordinateurs du volume et moi avons élargi le spectre géographique et chronologique à toute l’Europe centrale et fait glisser la chronologie jusqu’au milieu du XVIe siècle. Nous avons aussi demandé aux auteurs de multiplier autant que possible les références à l’actualité et de veiller à ce que les notices soient compréhensibles par un public peu familier de cet espace-temps. Le lecteur peut ainsi se raccrocher à des entrées thématiques selon ses centres d’intérêt. Et les chapitres introductifs lui offrent la possibilité d’inscrire ces éléments isolés et autonomes dans leur contexte plus général. Cette formule un peu hybride fait donc œuvre de vulgarisation, mais de manière moins linéaire (et donc plus souple et plus attractive) que le ferait un ouvrage de synthèse ou un manuel universitaire, tout en étant scientifiquement plus solide, puisque chaque article (ou chapitre) est confié à un spécialiste du sujet traité.
Le CdEC – Votre analyse pose d’entrée de jeu la question de la définition géographique de l’Europe centrale, de son homogénéité à l’époque médiévale, mais aussi de l’historicité de cette notion. Que pouvez-vous nous en dire ?
M.-M. de C. – C’est une notion extrêmement débattue, qui fait toujours l’objet de polémiques intenses. Pour ma part, je considère que l’espace considéré est tout à fait cohérent pour la période que nous décrivons. Mais il est vrai que, en fonction des époques – selon que l’on se place au VIIIe siècle ou au début du XVIe siècle, par exemple –, on n’obtient pas forcément les mêmes contours. Car cette région est une zone de contacts, un lieu de chevauchements, de rencontres, de relations et de flux permanents, d’influences multiples et croisées. Il y a néanmoins des moments où l’on perçoit que, s’il n’y a évidemment pas homogénéité parfaite, des points communs et des lignes de force très structurantes se retrouvent dans l’ensemble des trois anciens royaumes de Hongrie, de Bohême et de Pologne. Il y a par conséquent une vraie cohérence historique, une légitimité objective à parler d’Europe centrale, dans les limites que nous avons données à celle-ci.
L’exemple le plus manifeste concerne les alliances matrimoniales, notamment dynastiques, qui font que les familles des souverains, surtout à partir des XIIIe et XIVe siècles, deviennent de plus en plus intriquées. Plusieurs royaumes – par exemple la Hongrie et la Pologne de 1370 à 1382, la Hongrie et la Bohême à plusieurs reprises au cours du XVe siècle puis de façon continue à partir de 1490, voire les trois royaumes (de manière certes éphémère) en 1305 – sont à certains moments gouvernés par la même personne sous le régime de l’union personnelle.
Au plus tard au XIe siècle, ces régions sont influencées par des modèles venus du monde franc et occidental, tout en conservant certaines spécificités, qui leur viennent de leurs origines, de leurs traditions lointaines et qui résistent parfois longtemps à l’acculturation latine.
Mais ce n’est sans doute pas là le niveau le plus profond et le plus durable. C’est davantage ce qui se joue autour de ce que l’historiographie appelait autrefois les « mentalités », c’est-à-dire les comportements, les représentations, les attitudes et les conceptions, qu’elles soient religieuses, sociales ou politiques. On voit bien que, très tôt, au plus tard au XIe siècle, ces régions sont influencées par des modèles venus du monde franc et occidental, tout en conservant certaines spécificités, qui leur viennent de leurs origines, de leurs traditions lointaines (dans le temps comme l’espace, si l’on songe aux Hongrois) et qui résistent parfois longtemps à l’acculturation latine. Si la langue officielle devient partout le latin – signe de l’occidentalisation des Slaves occidentaux et des Hongrois –, des singularités demeurent, ainsi qu’une forme « d’ouverture à l’Est » sur le plan aussi bien religieux et culturel que social, du fait de la proximité de Byzance. On le voit par exemple dans la liturgie et dans le culte de certains saints (comme Déméter ou Georges), qui occupent une place privilégiée dans les cultes de cette région.
Plus encore, ces espaces ayant connu une forte interpénétration, la coexistence au quotidien entre communautés, traditions et cultures fait que, même si la tolérance absolue n’y existe pas plus qu’ailleurs, il n’y a pas de logique d’exclusion systémique, notamment à l’égard des juifs. La législation de l’Église latine tendant à imposer leur discrimination a mis beaucoup de temps à être adoptée en Europe centrale et elle y est souvent restée lettre morte, au moins jusqu’au XIVe siècle. En Hongrie, le statut de communauté privilégiée qui s’appliquait à différents groupes exogènes (pas nécessairement chrétiens) a contribué à cette tolérance de fait qui est un des piliers du multiculturalisme centre-européen.
Le CdEC – Au Moyen Âge, cet espace constitue-t-il une marge ou est-il au contraire intégré aux grands flux de l’époque ?
M.-M. de C. – La notion de marge pose un problème. Tout dépend en effet du point de vue que l’on adopte. La réponse sera sensiblement différente selon que l’on s’exprime depuis Rome, depuis Paris, Oxford, Kiev ou encore Byzance. Prague, dans la seconde moitié du XIVe siècle, se posait en centre du monde, dans l’esprit du roi-empereur Charles IV et de ses conseillers. Cette région est cependant, par sa position de carrefour, au cœur d’enjeux majeurs : c’est en Europe centrale que passe la frontière entre christianisme latin et oriental.
Vue de Rome ou d’Avignon, elle est donc stratégiquement essentielle, même si elle reste une périphérie pour la papauté. Elle est par ailleurs le berceau de courants et de dynamiques propres. Tout ne part pas d’un centre qui serait extérieur pour arriver dans cette région. L’objet du volume était justement d’insister sur ces courants endogènes – du culte des saints dynastiques au Beau style, ou à l’identification progressive entre nation et noblesse.
Le CdEC – Comment avez-vous défini les thèmes des neuf chapitres de ce volume, qui évoquent tour-à-tour la nature du pouvoir monarchique centre-européen, les dynamiques sociales et culturelles, le pluralisme religieux ou encore les relations diplomatiques ?
M.-M. de C. – Nous tenions d’abord à délimiter l’espace. Le premier chapitre s’est donc imposé de lui-même. Ensuite s’est posée assez naturellement la question de la temporalité. Nous voulions montrer que la chronologie centre-européenne n’est pas forcément symétrique à celle que nous connaissons en Europe occidentale. Les césures sont différentes. Nous avons choisi d’évoquer certains moments clefs, parfois méconnus (la reconnaissance de l’Église morave, la première Église de la région, en 880, l’arrivée des Cisterciens en 1142…) ou ayant pris une tournure inattendue (les fiançailles de Béla de Hongrie avec la fille de l’empereur byzantin en 1163, la fondation de Gdańsk en 1227…). La question des alliances diplomatiques est également importante car elle éclaire les intrications de plus en plus étroites que j’évoquais tout à l’heure. Le rôle fédérateur des Jagellons se trouve ainsi mis en lumière, alors que d’un point de vue français ou francophone, il est souvent éclipsé par celui des Habsbourg, par anticipation sur les siècles futurs.
Nous tenions de surcroît à intégrer les découvertes ou les avancées historiographiques les plus récentes, par exemple au sujet de la nature profonde du hussitisme ou encore de la spécificité culturelle de l’Europe centrale, notamment autour de la langue (ou plutôt des langues) et de l’usage de l’écriture. Enfin, nous avons voulu décloisonner cette histoire régionale, en montrant la nature et les formes de son rayonnement au-dehors, sur d’autres mondes, que ce soit dans le domaine diplomatique (les visées universelles des Luxembourg), juridique (le « droit des gens » défendu au concile de Constance par les émissaires polonais a posé les bases du droit international) ou religieux (l’ordre des Ermites de saint Paul a essaimé jusque dans l’Amérique coloniale).
Le CdEC – Parmi les questions abordées, celle de l’historiographie vous occupe tout particulièrement.
M.-M. de C. – Regardez les ouvrages qui paraissent dans les principales langues occidentales (en français, anglais, allemand) sur chacun des pays de la région : la part laissée au Moyen Âge s’y réduit généralement à quelques pages, l’époque contemporaine monopolisant l’attention. Il y avait donc nécessité de rétablir l’équilibre.
Le chapitre consacré à l’historiographie montre que les premiers historiens de la région, dès le Moyen Âge, ont développé une vision singulière de leur passé. Malgré des motifs communs, des divergences émergent très tôt. Les historiographes écrivant depuis la cour de Hongrie ont adopté dès le XIIe siècle un point de vue davantage ethnocentré que leurs homologues polonais.
Pour autant, c’est bien le XIXe siècle, au moment où la discipline historique se constitue comme science, tout particulièrement dans les pays allemands et en Europe centrale, et où naît par conséquent la médiévistique, qui s’avère décisif dans la construction du passé de cette région. Les biais et les prismes nationaux jouent alors à plein.
Aujourd’hui, la barrière des langues tend à s’amenuiser entre historiens. Ne soyons pas naïfs : elle a parfois servi de prétexte commode pour éviter un dialogue potentiellement inconfortable entre les historiographies de pays fonctionnant en vase clos et rivalisant éventuellement les unes avec les autres (entre historiographie hongroise et historiographie roumaine, par exemple). Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas au bout du chemin. Si l’anglais domine dans les ouvrages historiques d’une certaine ampleur, l’allemand et dans une moindre mesure le français permettaient déjà il y a un siècle les échanges entre chercheurs. Pourtant, lorsque je coordonne des projets étendus à l’ensemble de l’Europe centrale, je suis frappée de constater à quel point les contacts entre les chercheurs de cette région sont difficiles voire inexistants, en dépit des efforts de certains collègues.
Le CdEC – Combien d’entrées compte le dictionnaire et quelles informations comporte-t-il ?
M.-M. de C. – Il y a très exactement 466 notices dans ce volume, qui se répondent les unes aux autres sans se chevaucher. La sélection retenue ne vise pas l’exhaustivité, qui serait bien sûr illusoire. Elle adopte l’approche biographique pour présenter des personnages (des souverains, des saints, des évangélisateurs et missionnaires, ou encore des artistes et des intellectuels). Mais elle s’inscrit aussi dans l’histoire événementielle par l’explication des enjeux liés à certaines batailles ou à certaines rencontres diplomatiques (telle l’alliance conclue à Visegrád en 1335 entre les rois de Bohême, de Pologne et de Hongrie contre les Habsbourg).
Elle traite également de divers processus, notions, phénomènes et rapports sociaux. La plus longue notice est ainsi consacrée à la noblesse, qui joue un rôle politique crucial dans tous ces pays. Les aspects économiques, monétaires ou fiscaux ne sont pas oubliés (même s’il n’a pas été facile de trouver des auteurs spécialistes de ces questions), tout comme les toponymes – les villes et autres localités significatives –, ou encore les objets et les œuvres d’art, notamment picturales et architecturales.
Le CdEC – Ce livre est aussi le fruit d’une collaboration entre historiens européens. Que dire de la démarche qui a abouti à cette publication collective ?
M.-M. de C. – Ce volume est le fruit du travail concerté de 96 historiennes et historiens, dont seulement 16 Français. Nous étions à l’origine une trentaine, lors de la réunion préparatoire du printemps 2018. Ce qui m’a agréablement surprise à l’époque, c’est que tous les présents étaient extrêmement motivés à l’idée de participer à cette aventure. Le recrutement des auteurs supplémentaires s’est fait ensuite par cercles concentriques, en veillant à respecter autant que possible un équilibre entre les nationalités.
Le nombre élevé d’auteurs a nécessité un lourd et patient travail de coordination. Outre les difficultés matérielles ou linguistiques – il fallait obtenir une traduction française reproduisant fidèlement les intentions des auteurs –, nous avons dû également surmonter les différences d’approche et de traitement des mêmes sujets.
Ainsi, certains auteurs considèrent les Mongols et les Tatars comme les représentants d’un même peuple, quand d’autres les dissocient ; certains voient dans la druzhina, cette sorte de garde rapprochée des premiers princes slaves, une simple construction historiographique, tandis que d’autres en font une véritable force politique. Nous avons aussi dû dépasser certaines divergences méthodologiques, notamment dans l’emploi de concepts comme « siège (de pouvoir) », « chevalerie » ou « aristocratie ».
C’est bien là la démonstration de ce que, tout particulièrement à propos d’Europe centrale, l’histoire continue de s’écrire et qu’elle est une discipline de débats.
Propos recueillis par Matthieu Boisdron
Marie-Madeleine de Cevins (dir.), Démystifier l’Europe centrale. Bohême, Hongrie et Pologne du VIIe au XVIe siècle, Paris, Passés Composés, 2021, 994 pages.