Valerii Novykov : « Malgré le danger, les gens du Donbass ne sont pas prêts à s’installer dans les territoires pacifiés »

Le conflit dans le Donbass ravage l’Est de l’Ukraine depuis bientôt six ans, sans qu’aucun processus de paix durable n’émerge. Un nouvel élan diplomatique semble porté par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, tandis qu’aux abords de la ligne de front la vie continue. Entretien avec Valerii Novykov, un ancien député de la région de Lougansk aujourd’hui militant pour les droits de l’Homme.

Valerii Novykov, originaire du Donbass et ancien député de la région de Lougansk, a répondu à nos questions sur la situation dans ces territoires en guerre. Président du centre ukrainien des droits de l’Homme “Alternative”, il milite pour l’émergence de la société civile ukrainienne, le respect de l’indépendance du pays et pour une résolution du conflit prenant en compte les aspirations de la population civile. Un entretien réalisé par Pauline Maufrais.

Valerii Novykov, directeur de l’ONG ukrainienne “Alternative”.
Comment les évolutions politiques de cette année 2019 sont-elles perçues par les populations vivant dans les régions de Donetsk et de Lougansk sous contrôle ukrainien ? Quels sont les ressentis suite aux échanges de prisonniers ?

En Ukraine en 2019 un renouveau présidentiel et parlementaire a effectivement eu lieu. Une partie de la société ukrainienne a attendu des décisions rapides de la part du nouveau pouvoir, pouvant mener à une paix durable. Une demande spéciale de cessez-le-feu a notamment été faite par les personnes vivant près de la ligne de démarcation qui subissent régulièrement les conséquences directes du conflit. L’une des demandes concernaient bien évidemment l’organisation d’un échange de prisonniers, qui s’est fait à la fin de l’année 2019.

« La société civile a réagi de façon très positive à la libération des Ukrainiens détenus par la Russie. »

Dans la société civile, plusieurs avis ont émergé sur cet échange. Il y en avait certains qui n’étaient pas d’accord pour remettre à la Russie des personnes qui étaient jugées pour des crimes en Ukraine, en échange de la libération de nos propres citoyens détenus illégalement [dans les territoires séparatistes à l’Est]. Mais, en général, la société civile a réagi de façon très positive à la libération des Ukrainiens détenus par la Russie. Dans le même temps, il faut souligner qu’une partie des citoyens ukrainiens se trouve encore dans des lieux de privation de liberté illégaux situés dans les territoires séparatistes de Lougansk et de Donetsk (ORDLO “отдельных районах Луганской и Донецкой областей”).

Le conflit armé dure depuis cinq ans, de même que la division géographique du Donbass entre forces ukrainiennes et forces séparatistes. Quelle est la situation sur le terrain à proximité même des zones de conflit ?

De chaque côté de la ligne de démarcation il y a des civils. Et malgré la menace directe sur leur vie et leur santé, tous ces gens ne sont pas prêts à aller s’installer dans les territoires pacifiés. Ils sont habitués aux bombardements et, rien qu’au bruit, peuvent reconnaître d’où et de quelles armes viennent les coups de feu. Depuis plus de cinq ans de guerre, ils ont appris à s’adapter. Il existe tout de même des problèmes concernant leur protection sociale, en particulier des personnes âgées, qui ont besoin d’une prise en charge particulière.

Hôpital à Hirske, dans la région de Lougansk côté ukrainien. Été 2019. Crédit photo : Milan Zaitsev.

Mais en général, la vie dans ces régions continue. Les enfants vont à l’école, dans des bâtiments qui subissent parfois des tirs de missiles et d’artillerie, et les hôpitaux fonctionnent normalement, bien que plus de 32 installations médicales aient été partiellement ou complètement détruites par des projectiles pendant les combats. Enfin, les organisations humanitaires internationales font tout ce qui est possible pour faciliter la vie des habitants de la zone frontalière.

Des familles et cercles sociaux ont éclaté suite à la division territoriale du Donbass. Existe-t-il des initiatives de dialogue entre les populations de part et d’autre de la ligne de démarcation ?

C’est une question compliquée. D’un côté, des milliers de personnes franchissent quotidiennement les points de contrôles officiels de la ligne frontalière. Les gens n’ont pas arrêté de communiquer ou de se rendre dans les villes qu’ils ont dû quitter. Mais dans le même temps, il est vrai que pendant le conflit des différences politiques assez fortes sont apparues, divisant la société. Les habitants des territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk sont dans l’espace d’information de la propagande russe, sans retransmission de la télévision de Kiev et où il n’y a pas d’accès direct aux ressources ukrainiennes d’information sur internet. Tout cela affecte la perception objective de l’information et dans les discussions sur des sujets politiques, ça amène souvent à des conflits.

« Trente-deux installations médicales ont été partiellement ou complètement détruites par des projectiles pendant les combats. »

Notre organisation [Alternative] et de nombreuses autres prennent part à des projets de dialogues, où nous nous efforçons d’impliquer les gens résidant de chaque côté de la ligne frontalière et justement de les faire dialoguer. L’objectif est de développer une vision commune pour une coexistence future, d’identifier les craintes de la population en ce qui concerne la réintégration à venir et d’élaborer des recommandations pour les décideurs en matière de la résolution du conflit.

La question de la réintégration des populations des territoires séparatistes a fait l’objet d’un forum international à Kiev en novembre dernier, auquel ont pris part de nombreuses ONG ukrainiennes et internationales, de même que des représentants politiques et diplomatiques. Comment mettre en place cette réintégration et selon quelles conditions ?

Je pense qu’aujourd’hui personne ne peut répondre seul à cette question. En tant que défenseur des droits des personnes et ayant vécu trente ans dans le Donbass, je peux dire que, pour moi, il est important de respecter le droit international et de trouver des moyens pour arriver à une paix juste. Ce n’est pas une tâche aisée. Nous devons comprendre que dans le monde il n’y a pas encore d’exemple réussi de reconstitution territoriale après ce type de conflit, surtout ceux dans lesquels la Fédération russe a été partie prenante. Nous devons dans le même temps penser et aux personnes, et à l’indépendance et à la souveraineté du gouvernement de l’Ukraine.

« Dans le monde, il n’y a pas encore d’exemple réussi de reconstitution territoriale après ce type de conflit. »

Et il est important de comprendre que toutes les décisions sur ce conflit qui seront prises sans l’avis de la société civile ukrainienne ne conduiront pas à une paix durable. Nous ne devons pas faire une Fédération d’Ukraine, similaire à celle de la Fédération de Russie, car une telle structure étatique nous entraînerait dans l’orbite de la Russie et rayerait tous les efforts en faveur du processus d’intégration européenne. Une amnistie générale est aussi inacceptable, car les auteurs de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre ne peuvent pas rester impunis. C’est une des conditions de la recherche pour une paix juste.

En novembre dernier, vous avez présenté au Parlement européen à Bruxelles la situation d’accès à la justice dans les territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk. Quel accès est possible lorsqu’on est un habitant de ces territoires ? Et quelle importance de la justice dans la résolution de ce conflit ?

Même si les habitants des territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk ne se voient pas refuser l’accès au tribunal dans les territoires contrôlés par l’Ukraine, l’accès physique est compliqué. Afin de se présenter au tribunal et déposer des documents, une personne doit venir depuis un territoire non-contrôlé dans le territoire de la partie ukrainienne, soit dans le bureau de poste le plus proche, soit aller directement au tribunal. Depuis le territoire de Donetsk cinq points d’entrée et de sortie existent vers le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien avec la possibilité de les traverser en voiture. Depuis celui de Lougansk il n’y en a qu’un, qui est uniquement piéton.

Ancien poste de contrôle sur la route entre Zolote et Lougansk. Eté 2019. Crédit photo : Milan Zaitsev.

Pour les habitants des territoires séparatistes traversant la ligne de front à travers ces points de contrôle, il y a certaines difficultés liées aux dépenses financières pour le trajet, la location d’un hébergement, d’une alimentation électrique, et la perte de temps. L’accès au territoire contrôlé par l’Ukraine est particulièrement difficile pour les groupes peu mobiles de la société (les personnes invalides, les personnes âgées), et cela limite fortement l’exercice de leur droit à avoir une protection judiciaire.

Après cinq ans de conflit, le bilan s’élève à plus de 13 000 victimes, 1,5 millions de déplacés internes en Ukraine, selon l’ONU. Plusieurs scenarii sont proposés pour arrêter le conflit. Quel est le vôtre ? Qu’attendez-vous des partenaires européens dans sa résolution ?

L’agression armée russe en Ukraine démontre que dans le monde civilisé actuel, il n’y a pas de solution contre les guerres hybrides. Le système de sécurité mondiale ne marche pas ! Les institutions internationales existantes, les décisions prises avec un consensus ne fonctionnent pas. Il faut un renouvellement du système en considérant les nouvelles réalités hybrides modernes.

A de nombreux égards, les pays membres de l’Union Européenne aident l’Ukraine, et nous sommes reconnaissant pour cette aide, mais ce n’est pas suffisant dans cette situation. Nous comprenons qu’il y a des intérêts économiques d’un certain nombre de pays qui les poussent à renforcer leurs liens avec la Russie, et bien sûr, nous ne nions pas la responsabilité des autorités ukrainiennes qui, dans certains cas, agissent de manière incohérente et illogique.

Il est aussi fort probable que la situation soit dans un angle mort et je ne vois pas de moyen de résoudre le conflit dans les prochaines années. Le Donbass va créer de très sérieux problèmes à l’intérieur de l’Ukraine et les approches ukrainiennes de la résolution du conflit ne satisferont pas la Fédération de Russie. Il reste donc à poursuivre la lutte diplomatique, à faciliter la vie des personnes vivant dans les zones touchées par le conflit, à mettre un terme à la confrontation militaire et à préparer la réintégration, en attendant l’émergence de meilleures opportunités.

La société civile ukrainienne parvient elle à se faire entendre par le nouveau président ukrainien concernant la situation sur place, c’est à dire les problématiques liées aux infrastructures, au détournement d’argent, au manque d’investissement par les pouvoirs publics ?

Une partie des représentants de la société civile ukrainienne sont partis travailler dans les structures gouvernementales du nouveau pouvoir. Ils essayent depuis l’intérieur d’avoir une influence sur quelques processus. Mais dans l’ensemble ces efforts ne sont pas suffisants. Jusqu’à présent, nous avons le sentiment que les autorités sont réticentes à mettre en œuvre les recommandations formulées par les organisations de la société civile.

Les questions du règlement du conflit dans le Donbass divisent également. Nous ne trouverons pas de solution qui convienne à tout le monde. Mais nous avons besoin d’un large dialogue national qui nous permettra d’entendre tous les points de vue et de les prendre en compte lors de l’élaboration de solutions. Jusqu’à présent, un tel dialogue n’est pas engagé. Nous espérons que le scénario “décidez pour nous, sans nous” ne sera pas mis en œuvre.

Pauline Maufrais

Diplômée de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en Relations internationales et affaires étrangères avec une spécialisation sur l’espace russophone. Volontaire en service civique en Ukraine dans deux ONG spécialisées dans les droits de l’Homme.

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