Magdalena Chrzczonowicz : « L’Église n’est politiquement plus neutre, elle s’est désormais greffée à un parti »

(4/4) – La restriction du droit à l’IVG a provoqué une onde de choc en Pologne. La très conservatrice Église polonaise, de mèche avec le pouvoir en place, est plus que jamais contestée. Mais de quoi cette crise de confiance est-elle le nom ? Entretien avec Magdalena Chrzczonowicz, sociologue et co-rédactrice en chef d’OKO.press.

Propos recueillis par Patrice Senécal.

La Pologne est souvent décrite comme le « dernier bastion catholique d’Europe », au regard de la place prépondérante qu’occupe l’Église dans l’espace public. À quoi cela est-il dû ?

L’explication est avant tout historique. Au sortir du communisme à la fin des années 1980, l’Église a acquis beaucoup d’influence et joué un rôle politique, en participant à la table ronde de 1989 [qui s’est soldée, en juin de la même année, par les premières élections semi-libres]. Elle a été une actrice importante de la transition démocratique. Il faut dire que, durant la période communiste, l’Église était réprimée par le régime. Elle a été considérée par beaucoup de Polonais comme le héros de l’ombre, et c’est pourquoi les évêques ont pu asseoir leur pouvoir, après le changement de régime.

En 1993, c’est l’Église qui a influé sur l’adoption d’une nouvelle loi restrictive sur l’avortement[1]La nouvelle législation en 1993 a considérablement restreint le droit des Polonaises d’avorter, limitant l’IVG à trois conditions seulement : en cas de danger pour la vie de la mère, de viol ou de malformation du fœtus., communément appelée en Pologne le « compromis » — même si ce n’en est pas un. C’était plutôt une entente entre gouvernement, politiques et évêques, en excluant l’avis des femmes, bien sûr. Or, à cette époque, c’était quelque chose de compréhensible par nombre de Polonais, qui n’en ont pas fait grand cas. On ne remettait pas en question le pouvoir de l’église.

Ce qui explique aussi l’importance du Clergé dans la vie publique depuis 1989, c’est l’alliance entre les gouvernements successifs et l’Église, qui s’est renforcée considérablement depuis l’élection du parti Droit et Justice [PiS, national-conservateur] en 2015. L’Église n’est politiquement plus neutre, elle s’est désormais greffée à un parti.

La majorité des Polonais ne sont pas si progressistes. Ils se sont habitués au pouvoir de l’Église, surtout en province, où on a tendance à obéir aux valeurs et règles religieuses, par tradition. Mais on voit que cela tend à changer dans la société.

Justement, quelle forme prend cette transformation sociale ?

Seulement 41 % des Polonais ont une bonne opinion de l’Église aujourd’hui, selon un sondage divulgué en décembre 2020. En 2014, ce chiffre était de 62 %. C’est donc une chute de confiance spectaculaire, qui s’est opérée en six ans uniquement. Bien sûr, cette enquête d’opinion a été réalisée dans la foulée des manifestations pro-choix des derniers mois. Cette crise de confiance fait suite au durcissement du droit à l’avortement, alors que le poids de l’Église a été non négligeable dans le jugement du Tribunal constitutionnel, le 22 octobre. L’épiscopat s’en est même félicité. De là est née une colère au sein de la population.

Plusieurs se sont alors demandé : certes l’Église polonaise a toujours brandi une position conservatrice vis-à-vis du droit à l’avortement, mais comment cela se fait-il qu’elle puisse jouir d’un si grand poids politique ? Quelque chose d’inédit s’est produit. C’est la première fois que l’on a vu des gens manifester devant des églises et édifices religieux en Pologne.

Ce ras-le-bol, il est aussi dû au silence et à l’impunité de nombre de prêtres qui ont commis des actes de pédophilie. L’Église n’a rien fait ou presque pour y remédier, malgré les nombreux documentaires et scandales sexuels l’ayant éclaboussée ces dernières années.

Avec le PiS, des politiciens prennent part à des messes pas à titre de croyants, mais en tant qu’acteurs à part entière de la cérémonie, en faisant des allocutions dans des églises.

Depuis le jugement du 22 octobre, il semble y avoir un élan d’intérêt pour l’apostasie en Pologne, sur les réseaux sociaux surtout…

Nous ne connaissons pas encore l’ampleur de ce mouvement, on ne peut dire exactement combien de Polonaises et Polonais ont quitté l’Église catholique, puisque l’épiscopat n’a pas encore divulgué de données officielles à ce sujet. C’est une question qui embarrasse l’Église. Il est vrai toutefois que de plus en plus de Polonais en discutent, ce qui montre que cette question n’est plus un tabou comme avant.

Dans la Constitution polonaise, la séparation entre l’Église et l’État est clairement écrite. Sauf que dans les faits…

Ce n’est pas vraiment le cas, oui. Et ça empire, depuis 2015. Avec le PiS, des politiciens prennent part à des messes pas à titre de croyants, mais en tant qu’acteurs à part entière de la cérémonie, en faisant des allocutions dans des églises, par exemple… Dans les écoles, la religion est omniprésente, on y vénère le pape Jean-Paul II, il y a des crucifix, des cours de catéchisme… La station radiophonique catholique Radio Maryja [très à droite et proche du gouvernement] est elle aussi problématique.

La Pologne serait-elle donc en voie de sécularisation ?

À ce titre, une étude de Pew Reaseach a révélé une fracture générationnelle [en 2018, qui notait que seuls 18 % des Polonais de 18-39 ans considèrent la religion importante dans leur vie, contre 40% pour les 40 ans et +]. Je crois toutefois qu’il faudra encore dix ans avant d’avoir un début de sécularisation en Pologne, je doute que cela prenne une dimension aussi spectaculaire qu’en Irlande. Reste qu’avec la situation des derniers mois, il y a quelque chose qui a changé dans les consciences. Les jeunes de 18-29 ans soutiennent presque à 80 % que l’avortement doit être autorisé. Il y a dix ans, on n’aurait pas vu ça.

Ce qui est paradoxal, c’est que ce durcissement risque de contribuer à accélérer la sécularisation de la Pologne. Plusieurs conservateurs avaient mis en garde, d’ailleurs, il y a quelques années : si on pousse trop fort dans une direction [à droite], un retour de bâton est inévitable.

Pourquoi le PiS est-il allé de l’avant, dans ce cas ? Ça ne semble pas très stratégique sur le plan politique…

C’est une étrange décision. J’ai moi-même été surprise, lorsqu’on a su que le Tribunal constitutionnel, qui est à la solde du pouvoir, allait finalement finir par trancher sur la question, au mois d’octobre, alors que cela faisait des années que l’on remettait le jugement à plus tard. Pourquoi l’ont-ils fait ? Au sein des électeurs du PiS, il y en a même certains qui étaient contre un durcissement de la loi en vigueur, donc pour le maintien du compromis. Il y a une supposition selon laquelle ce serait l’aile droite de la coalition gouvernementale, menée par Ziobro [le ministre de la Justice], qui serait derrière ce tour de force.

Ce durcissement risque de contribuer à accélérer la sécularisation de la Pologne. Plusieurs conservateurs avaient mis en garde, d’ailleurs, il y a quelques années : si on pousse trop fort dans une direction [à droite], un retour du bâton est inévitable.

Près de 90 % de Polonais seraient catholiques, selon certaines statistiques. Qu’en pensez-vous ?

C’est un chiffre exagéré. Tout le monde ou presque en Pologne est baptisé à un jeune âge, c’est un rituel. Même des parents qui ne croient plus en Dieu continuent de baptiser leurs enfants. Sur papier, les croyants sont encore nombreux, mais les pratiquants, eux tendent à être moins nombreux [près de 30 %].

Comment qualifierez-vous l’Église polonaise d’aujourd’hui ?

C’est un univers déconnecté de la réalité, composé d’hommes blancs âgés qui prétendent détenir la moralité, sans aucune remise en question de leurs torts. Seule une minorité d’entre eux comprennent le changement social qui s’opère. Dans ces conditions, la transformation [radicale] de l’institution s’avère difficile.

Notes

Notes
1 La nouvelle législation en 1993 a considérablement restreint le droit des Polonaises d’avorter, limitant l’IVG à trois conditions seulement : en cas de danger pour la vie de la mère, de viol ou de malformation du fœtus.
Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.

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