Lukas Aubin : « J’ai voulu mobiliser le sport pour comprendre le système Poutine »

Moscou utilise de plus en plus le sport comme arme géopolitique et d’influence dans l’ancien espace soviétique. Entretien avec Lukas Aubin, spécialiste de la géopolitique du sport et de la Russie, pour comprendre les ressorts et limites des stratégies sportives du Kremlin. Propos recueillis par Romain Bouteille.

Alors que l’Euro 2020 s’est achevé dimanche 11 juillet, beaucoup de commentateurs ont estimé que cette année, la compétition était éminemment géopolitique. Et pour cause : parmi les sujets prégnants, il y avait celui de l’Ukraine, avec la présence simultanée des équipes ukrainiennes et russes dans une même compétition sportive pour la première fois depuis 2014. Le sport est de plus en plus mobilisé par Moscou, que ce soit dans ses affaires internes ou dans son « étranger proche », ces anciennes républiques soviétiques dans lesquelles le Kremlin entend accroître son influence. Avec plus ou moins de réussite. 

Exposition « SuperPutin » au musée d’art contemporain UMAM de Moscou, décembre 2017. Photo : Lukas Aubin.

Le Courrier revient sur ces liens entre sport et géopolitique à l’Est avec Lukas Aubin, Docteur en études slaves et auteur du livre La Sportokratura sous Vladimir Poutine. Une géopolitique du sport russe (Éditions Bréal, 2021).

Le Courrier d’Europe centrale : Comment avez-vous eu l’idée de cet ouvrage, et plus précisément, qu’est ce que la sportokratura russe ? 

Lukas Aubin : L’idée de ma recherche sur la géopolitique du sport russe a germée en avril 2014, à Sotchi, sur les bords de la mer Noire, quelques mois seulement après les Jeux olympiques d’hiver. J’ai été saisi par le contraste entre cette ville fantôme et la démesure des JO qui venaient de se dérouler – les plus chers de l’histoire. Ainsi, j’ai voulu mobiliser le sport pour comprendre le système Poutine et son exportation. Au fil de mes recherches, j’ai découvert un système politico-économico-sportif total. Du sommet de l’État aux entraîneurs et pratiquants, la politique est présente partout dans le milieu sportif russe. Ainsi a germée le terme de sportokratura, qui est un néologisme composé de « sport », « kratos« , (la  force, la puissance, le pouvoir) et de la contraction de “nomenklatura”, qui désignait l’ancienne élite soviétique, réadaptée à la sauce Poutine. Ce système, mis en place par le président russe, est composé de trois catégories d’acteurs : les oligarques, les hommes et femmes politiques et enfin les athlètes (ou anciens athlètes) de haut niveau. Il comporte plusieurs objectifs : hygiéniser la population russe ; exporter le soft power russe à l’étranger ; accueillir des événements pour s’en servir de plateforme médiatique.

Comment ce modèle s’exprime-t-il dans l’étranger proche de la Russie ? 

Par exemple, à travers des initiatives comme la KHL (Ligue de Hockey Continentale), qui a vu le jour à la fin des années 2000. Cette compétition de hockey comprend des équipes de plusieurs pays post-communistes comme la Russie, le Bélarus, la Lettonie ou encore le Kazakhstan. La KHL fonctionne encore aujourd’hui, mais a fluctué au gré des évolutions géopolitiques. Par exemple, le Hockey Club Donbass Donetsk, qui a évolué en KHL de 2012 à 2014, a retiré sa participation à la suite de la guerre dans le Donbass et de la destruction de sa patinoire. À partir de 2015, le club a intégré la PKL (Ligue de Hockey ukrainienne), le championnat ukrainien. Il est intéressant de noter qu’en 2016, la KHL s’est élargie à la Chine, intégrant le club de Pékin dans la compétition. Cela démontre la volonté politique et géopolitique du pouvoir russe de déplacer son centre de gravité vers l’Asie au lendemain de l’annexion de la Crimée.

La sportokratura s’exprime également à l’international via la présence de Moscou dans les grandes instances sportives internationales et européennes. Par exemple, la Fédération internationale des échecs est dirigée par un russe depuis plus de 25 ans : Kirsan Ilioumjinov a pris la tête de la Fédération en 1995, puis Arkadi Dvorkovitch (ancien vice-président dans le gouvernement Medvedev, ndlr) a pris sa succession en octobre 2018.

Quant aux différentes stratégies afférentes à cette politisation du sport, leur résonance en Ukraine est incertaine. Le « putin branding » renvoie à la marque Vladimir Poutine et vise à construire une image forte de Poutine dans le monde. Cette image doit à la fois le rendre attractif et craint. Ce culte de l’homme fort, patriarcal, n’est évidemment pas du tout vu de façon positive en Ukraine. Il renvoie l’impression d’une Russie en potentielle guerre permanente – ce qui n’est, pour l’Ukraine, pas qu’une impression. Ainsi, la stratégie de Poutine en Ukraine n’est pas de lisser son image mais de montrer une Russie puissante.

Les anneaux olympiques dans le port de Sotchi en février 2020. Photo : Lukas Aubin.
Existe-t-il un système similaire à la sportokratura russe en Ukraine et au Bélarus ?

Le modèle qui s’apparente le plus à la sportokratura poutinienne est celui du Bélarus.  On a tout d’abord une mise en scène similaire de la part des deux dirigeants. Fruit d’un héritage soviétique commun, Alexandre Loukachenko, utilise, comme Vladimir Poutine, le sport à des fins politiques. Le dirigeant bélarusse se met beaucoup en scène en train de faire du sport, généralement du ski ou du hockey. D’ailleurs, quand il rencontre son homologue russe, ils jouent souvent ensemble au hockey. Évidemment, pendant ces matchs, ils marquent tous les deux beaucoup et sont généralement élus hommes du match à la fin. Ces réunions politico-sportives sont très régulières et le sont d’autant plus depuis qu’Alexandre Loukachenko est acculé en raison des manifestations qui parcourent le pays depuis presque un an. C’est une manière pour le dirigeant bélarusse de se montrer comme un homme fort qui a les choses en main, aussi bien physiquement que symboliquement.

Bien qu’il soit plus compliqué de qualifier de « sportorkratura » le système politico-sportif bélarusse car il est moins total et moins organisé que son voisin russe, on retrouve des mécanismes similaires. Les proches de Loukachenko et notamment sa famille gravitent autour du monde du sport. Plusieurs grands clubs de football et de hockey sont aux mains d’oligarques proches du pouvoir. Loukachenko utilise aussi le budget de l’État pour construire de nouveaux complexes sportifs (comme la Minsk-Arena, ndlr).

En Ukraine, le modèle de sportokratura est bien moins évident. Il y a un schéma similaire, dans le sens où des oligarques rachètent des clubs et dépensent beaucoup. Mais il n’y a pas ce système organisé et hiérarchisé où s’entremêlent politique, économie et sport. 

Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko à Sotchi en 2020.
Depuis l’annexion de la Crimée, l’image de la Russie et de Vladimir Poutine a été largement écornée sur la scène internationale. L’organisation de grandes compétitions sportives en Russie a-t-elle pour but d’améliorer cette image ?

Les deux derniers grands évènements sportifs organisés par la Russie sont les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014 et la Coupe du Monde de football en 2018. Au moment des jeux de 2014, la Russie est isolée sur la scène internationale : ses prises de position en Syrie et en Ukraine (les jeux débutent en pleine crise du Maïdan) et l’adoption d’une loi pénalisant la « propagande homosexuelle » suscitent la colère de la communauté internationale. Plusieurs dirigeants occidentaux, dont la chancelière allemande Angela Merkel et le Président français François Hollande, décident de boycotter la cérémonie d’ouverture des Jeux. À cela, la réponse russe a été plutôt virulente, que ce soit de la part des politiques ou des médias. Ils ont développé un « sport power » offensif qui s’est retranscrit dans des discours patriotiques ; Poutine a enchaîné les déclarations théâtralisées et conquérantes voire virulentes. Le fait que la Russie remporte cette édition des Jeux a encore plus renforcé ce phénomène. Cela a été un grand succès national, et la cote de popularité du Président a augmenté dans le pays à la suite des JO. Sur le côté face de la pièce, l’image internationale de Poutine s’est dégradée.

Dès lors, la Coupe du Monde de 2018 avait pour but de remédier à cela. Le pouvoir russe a souhaité dépolitiser l’évènement ; ils ont aussi beaucoup joué sur les stratégies informationnelles, en se servant de leurs relais Russia Today et Sputnik pour inonder la toile d’articles élogieux sur l’organisation de la compétition. Alors que le contexte diplomatique était là aussi tendu, avec l’affaire Skripal, il n’y pas eu de fortes oppositions au sein de la communauté internationale. La compétition de football a constitué un véritable momentum d’ouverture pour le pays, qui a accueilli de nombreux touristes en allégeant les procédures de visas. La perception à l’égard de la Russie s’est donc légèrement améliorée à la suite de la Coupe du Monde, que ce soit auprès des opinions publiques ou des dirigeants.

Mais à l’inverse de 2014, la résonance a été plutôt négative au niveau interne, au sein de la population. À peine quelques jours après, la population russe a surfé sur une vague libératrice en sortant dans la rue pour manifester contre le recul de l’âge légal de départ à la retraite. Cela montre que l’organisation d’un grand événement et tout ce qui l’accompagne (médiatisation, échanges de cultures avec les visiteurs étrangers…) peut être à double tranchant : l’arme « sport power » peut se retourner contre son utilisateur.

« Le stade est un moment qui cristallise la Nation ».

Lors de ce même Euro 2020, on a vu d’importantes scènes de joie en Ukraine, même après la défaite en quart de finale contre l’Angleterre, avec de nombreux drapeaux ukrainiens qui flottaient au vent. Comment le sport peut-il servir le nation building et aider à construire et souder une nation ?

Le sport était déjà un outil de nation building très important à l’époque soviétique, chaque république avait ses propres spécificités sportives : la Lituanie le basket, l’Ukraine le foot, la Russie (et plus particulièrement la Tchétchénie) la lutte etc… Ces caractéristiques ont été mises en valeur par les nouveaux États à la chute de l’URSS en 1991.

S’agissant du conflit ukrainien, le sport a rapidement joué un rôle dans l’affrontement géopolitique. D’abord, il a été impacté par les combats : au moment où éclate le conflit dans le Donbass, le club de Donetsk (le Shakhtar Donetsk) est parti pour ne pas se faire « avaler » par les nouvelles Républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk. Ils ont évolué dans le stade de Lviv, Kharkiv et désormais au stade olympique de Kiev. Cela démontre la volonté du pouvoir politique de conserver les grands clubs historiques et de les mobiliser à des fins politiques.

Ensuite, le conflit ukrainien a vu l’accroissement de la ferveur patriotique et nationale dans les stades. Dans les tribunes, beaucoup de slogans sont utilisés par les supporteurs ukrainiens pour marquer leur attachement à leur patrie. Ce sont souvent des slogans nationalistes, tels que le « Gloire aux héros » et « Gloire à l’Ukraine. » Le stade est un moment qui cristallise la Nation. Je me rappelle être allé voir un match du Dynamo Kiev, un an à peine après le début du conflit. Je me souviens de l’ultra ferveur patriotique des supporteurs et du nombre de drapeaux ukrainiens dans les tribunes.

La question de l’identité nationale ukrainienne a été remise au goût de jour récemment avec la polémique sur le maillot ukrainien pour l’Euro 2020. Sur ce maillot apparaissait d’une part, une carte de l’Ukraine qui intègre la Crimée, et d’autre part deux phrases : « Gloire aux héros » et « Gloire à l’Ukraine. » Moscou a mis en branle sa machine médiatique pour contrecarrer ces slogans, arguant qu’il s’agissait de slogans fascistes utilisés par les nationalistes ukrainiens.

Euro 2020 : le maillot de la discorde entre l’Ukraine et la Russie

 Quelle place a eu le sport dans l’affirmation d’une identité criméenne propre suite à l’annexion de la péninsule par la Russie en 2014 ?

On voit en effet un phénomène de construction d’identité avec le cas de la Crimée. À la suite de l’annexion de la péninsule en février 2014, la Russie a cherché à intégrer des clubs criméens à son championnat national. L’objectif de Vladimir Poutine était d’utiliser le sport pour annexer encore un peu plus la Crimée, de façon plus symbolique cette fois, alors que ce dessein s’était déjà matérialisé concrètement avec la construction du pont de Kertch. Le Président russe a commencé à entreprendre les démarches, mais l’UEFA lui a rapidement opposé un refus, menaçant d’exclure tous les clubs russes des compétitions continentales (Ligue des Champions, UEFA Europa League). Par cela, l’instance européenne a affirmé sa ferme opposition à l’annexion de la péninsule. Toutefois, elle a décidé de créer un championnat interne à la Crimée qui comprend douze clubs. Cela montre qu’il y a une certaine « exception criméenne » et que la sportokratura russe n’a pas réponse à tout dans son étranger proche, en particulier en Ukraine.

D’autant plus, lors de ces matchs, il y a une forte affirmation de l’identité locale, avec des éléments liés à la ville. Les clubs criméens eux-mêmes n’étaient pas en faveur d’un rattachement au championnat russe, par peur d’une dilution de leurs spécificités locales. L’existence même de ce championnat soulève quelques questions, car concrètement, qui dit championnat criméen dit potentiellement équipe nationale de Crimée. Celle-ci a été créée en 2017, au grand dam de Moscou, qui ne veut surtout pas que la péninsule développe une identité nationale propre. On voit là que le sport a produit l’effet inverse que ce qu’escomptait le Président russe.

Pensez-vous qu’une confrontation sportive Ukraine-Russie pourrait favoriser une reprise du dialogue, comme la “diplomatie du ping pong” l’avait fait dans les années 1970 (match de tennis de table entre la Chine et les États-Unis qui avait été un préalable à la visite de Richard Nixon en Chine en 1972, ndlr) ?

On pourrait l’imaginer mais je ne suis pas très optimiste à ce sujet, vu l’état actuel des relations. Ce n’est pas à l’ordre du jour car il y trop de méfiance réciproque, les deux parties craindraient de se faire manipuler. Alors que le match de tennis de table entre la Chine et les États-Unis, qualifié de “diplomatie du ping-pong”, marquait le rapprochement entre deux pays, un match Russie-Ukraine marquerait la différence, l’éloignement entre les deux pays. 

La direction que prend le pouvoir russe ne donne pas des gages de confiance en la matière. La Russie prend, depuis 2014, une direction plus autoritaire qu’avant, à tous les niveaux (partis politiques, médias, législation…). On a plutôt l’impression d’un État qui se referme sur lui-même.

Même si cela paraît improbable à court-terme, je pense que ça serait une très bonne idée, un bon moyen pour rapprocher des peuples voisins. Il ne faut pas oublier qu’on est dans un conflit « fratricide », avec des familles mixtes et des affinités culturelles évidentes.

Lukas Aubin

Spécialiste de la géopolitique du sport et de la Russie. Docteur en études slaves et auteur du livre La Sportokratura sous Vladimir Poutine. Une géopolitique du sport russe (Éditions Bréal, 2021).

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