Que se passerait-il si Gazprom décidait de suspendre ses livraisons de gaz aux pays enclavés de l’Europe centrale qui n’ont pas d’alternatives suffisantes à court-terme ? Entretien avec le géopoliticien Sami Ramdani.

Le Courrier d’Europe centrale : A l’heure actuelle, le gaz russe continue-t-il d’arriver de façon normale vers l’Europe ?
Sami Ramdani : Cela dépend des pays. Certains ont pris la décision de se passer totalement du gaz russe, comme les États baltes. Gazprom aussi a coupé le gaz à certains clients qui avaient refusé le schéma du paiement en roubles. L’entreprise russe a commencé à couper le gaz aux Polonais et aux Bulgares à partir d’avril et après tous les clients qui ont refusé de payer en roubles se sont vu couper le gaz un par un. Par exemple le plus gros client aux Pays-Bas et au Danemark. Plus récemment, c’est l’entreprise française Engie qui s’est retrouvée en bisbille avec Gazprom.
Outre ces clients, le gaz continue d’arriver, mais Gazprom a réduit ses volumes pour faire exploser les cours. Depuis le début du conflit et même un petit peu en amont, les Russes n’utilisent plus la voie polonaise, le gazoduc Yamal. Ils privilégiaient Nordstream comme voie principale d’exportation, mais aujourd’hui, c’est fini : au début, ils invoquaient des problèmes techniques, puis les gazoducs ont été sabotés. Ils utilisent aussi TurkishStream qui est aujourd’hui utilisé à plein pour exporter vers les clients privilégiés de la région que sont la Serbie et la Hongrie.
Vers la Slovaquie également ?
TurkishStream alimente la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie. Et après, cela peut être redistribué à partir de la Hongrie. Ce qui arrive en Slovaquie, c’est le transit historique russe via l’Ukraine.
Il y a donc encore du gaz qui transite par l’Ukraine.
Oui, cette voie fonctionne toujours, mais à un débit extrêmement réduit. En gros, le contrat renouvelé fin 2019 stipulait 40 milliards de mètres cubes de transit par an, dont seulement 40 % sont utilisés à l’heure actuelle.
L’intérêt de la Russie est-il de faire transiter le moins de gaz possible par l’Ukraine pour limiter les droits de passage captés par Kiev ?
Non, parce qu’il s’agit de contrats de type take or pay et Gazprom paye les capacités réservées, qu’elle les utilise ou pas. Mais cela permet de faire monter les prix sur le marché européen.
Mais il y a quand même une stratégie russe de long terme de contourner l’Ukraine, notamment avec TurkStream ?
Oui, c’était le but de construire les gazoducs NordStream [via la Baltique] et TurkStream [via la mer Noire] : assécher complètement l’Ukraine. Le NordStream2 devait être fini à la fin de l’année 2019 au moment où devait s’arrêter le contrat avec l’Ukraine. Donc normalement, c’était simultané : NordStream2 se lance au moment où le contrat à long terme de transit avec l’Ukraine prend fin. Les Russes avaient prévu d’arriver à la table de négociations avec les Ukrainiens en position ultra-favorable pour négocier un nouveau contrat de transit minimum. Mais en raison de sanctions, NordStream2 n’était pas prêt et ils sont arrivés à la table de négociations comme ils pouvaient et ont signé le contrat qui est en vigueur actuellement.
Depuis 2019, le retard du lancement de NordStream2 s’explique par des sanctions européennes ?
Non, les Européens n’ont jamais sanctionné NordStream2. Ce sont les Danois qui ont retardé le permis de construire sur leur section et les sanctions américaines qui ont empêché le chantier d’avancer.
Ce qu’on fait les Européens, c’est amender la directive gaz de l’Union européenne. La Commission a sorti ça de son chapeau en 2017 et, après de longues négociations, l’UE a adopté en mai 2019 un amendement qui étend les normes européennes aux gazoducs provenant de pays-tiers, donc NordStream. Avec cette extension normative, les normes européennes empêchent qu’un même acteur ne puisse contrôler la production et le transport du gaz. En faisant cela ils sont empêchés NordStream 2 AG, filiale à 100% de Gazprom, d’être certifiée comme opérateur du Nord Stream 2.
Les Allemands sont certes très dépendants, mais ils ont les moyens financiers et géographiques de trouver des solutions.
Quelle était la justification de la Commission européenne ?
L’intérêt était de lutter contre ce projet stratégique russe. Et par là même de forcer la Russie à remettre en cause le monopole des exportations que Gazprom possède légalement en Russie et d’initier un processus de libéralisation du secteur gazier en Russie.
L’Union Européenne envisage-t-elle d’étendre les sanctions contre la Russie au domaine du gaz ?
Non, je pense que ça serait beaucoup trop compliqué à faire. Elle a déjà eu beaucoup de mal avec les sanctions sur les importations de pétrole. Les États membres sont beaucoup trop dépendants. Personne ne pourrait tomber d’accord.
Notamment entre des Allemands qui sont très dépendants et par exemple les Polonais et les baltes qui ont décidé de s’en passer.
Et encore, les Allemands sont certes très dépendants, mais ils ont les moyens financiers et géographiques de trouver des solutions. Ils construisent des terminaux de gaz naturel liquide en masse sur leur côte. Il y a des pays qui sont dans des situations bien plus difficiles comme la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie qui, elles, n’ont pas d’accès à la mer, donc ne peuvent pas utiliser de terminaux GNL de gaz naturel liquide. Ces pays sont complètement dépendants du gaz russe et seront les plus vulnérables en cas de coupure de l’approvisionnement russe parce qu’ils ne peuvent pas le remplacer comme ça du jour au lendemain. Ils vont avoir besoin d’accéder à des terminaux GNL en Allemagne ou ailleurs.
Est-ce qu’une coupure du gaz russe est un scénario envisageable ?
Au vu changement complet de stratégie de Gazprom, tout est envisageable. A la base, la stratégie en Union européenne de Gazprom était de prendre un maximum de parts de marché en livrant du gaz en énormes volumes à bas-coût. À partir du printemps 2021, l’entreprise a commencé à réduire les volumes et ça, c’est un changement stratégique majeur. Donc, en fait, elle perd des parts de marché mais fait exploser les prix, ce qui compense largement la perte de volumes. Quand on voit ce genre de changements de comportement radical, on se dit que tout est possible. Sans parler des prétextes techniques invoqués pour pouvoir arrêter NordStream1. Il y a une vraie volonté de mettre la pression et de couper et rallumer le gaz en fonction des intérêts.
Cette stratégie de Gazprom de vendre moins de gaz mais beaucoup plus cher est-elle commandée par les objectifs politiques du Kremlin ?
Ça ne peut pas être autre chose. L’État russe est actionnaire majoritaire de Gazprom. Cela augmente ses recettes fiscales dans le contexte de la guerre alors que l’entreprise elle-même est en train de perdre son principal marché et en train de couper les ponts vers ses principaux clients. Ils font d’une pierre deux coups : ils gagnent beaucoup d’argent et en font perdre beaucoup à l’adversaire.
C’est une stratégie viable sur le moyen-long terme ?
A court terme, sûrement. Cela met en grande difficulté les États européens et leurs dirigeants, qui peuvent se trouver confrontés à des mouvements sociaux. A long terme, ne pas exporter vers les Européens sans pour autant avoir la capacité d’exporter ces volumes vers d’autres marchés, parce qu’ils n’ont pas les infrastructures pour faire la bascule vers l’Asie tout de suite, oblige à détruire des capacités de production. Or ce sont des capacités de production qui seront perdues à vie car une fois arrêtée, il est très coûteux et très difficile techniquement de relancer une production. La Russie est donc en train de sacrifier une partie de sa capacité de production, mais dans quelle proportion ? C’est difficile à évaluer pour le moment.
Et en plus, comme dit précédemment, Gazprom perd des parts sur les marchés en Europe.
Oui, qui représentent autour de 70 % de ses revenus.
Combien de temps faudrait-il à la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, ces trois pays enclavés, pour pouvoir importer du gaz liquéfié arrivant par la Baltique ou l’Adriatique ?
Ça serait compliqué. Par l’Adriatique, le terminal de Krk possède une capacité de 2,1 milliards de mètres cubes, donc rien du tout. L’État croate a pour projet de l’augmenter à 6 milliards de mètres cubes, mais n’a pas annoncé de calendrier. Du côté de la Baltique, les Polonais ont réservé l’entièreté de la capacité de leur terminal pour leur consommation domestique. L’idée serait de construire un second terminal, à Gdansk, d’une capacité de 6 milliards de mètres cubes. La ministre de l’Environnement polonaise a récemment déclaré que si l’intérêt des voisins du sud – Slovaquie, Tchéquie et éventuellement Ukraine – est sérieux, la construction d’un terminal de 12 milliards de mètres cubes est envisageable s’ils paient. Les terminaux GNL allemands sont une autre possibilité. Les Allemands ont dit aux Tchèques qu’ils pourraient y avoir accès, mais les besoins pour la consommation allemande restent un point d’interrogation. Les Tchèques ont obtenu 3 milliards de mètres cubes dans un nouveau terminal aux Pays-Bas.
Hongrie, Tchéquie et Slovaquie sont donc dans une position particulièrement vulnérable.
Très compliquée. Plus encore la Tchéquie et la Slovaquie que la Hongrie, car cette dernière prend grand soin de ses relations avec Gazprom et se trouve dans une position privilégiée. Elle continue à recevoir son gaz normalement par le Turkstream qui lui est pratiquement dédié.
Si Gazprom décide de fermer le robinet du gaz, ces pays ont-ils la capacité et les réserves suffisantes pour « passer l’hiver » ?
Si les Russes coupent totalement le gaz, disons au 1ᵉʳ novembre, avec les importations de GNL et en puisant dans les stocks, on peut passer cet hiver. En revanche, on aurait énormément puisé dans les stocks et sans gaz russe pour les remplir, on aurait beaucoup plus de mal à affronter l’hiver 2023-2024.
Les capacités d’exportation de gaz naturel liquéfié dans le monde ne sont pas suffisantes à l’heure actuelle pour remplacer les importations de gaz russe.
Le scénario noir d’un effondrement économique qui serait dû à une pénurie énergétique en Europe et en Europe centrale est-il crédible ?
Je pense que c’est tout à fait crédible parce qu’on observe déjà une destruction de la demande en gaz qui est due à une destruction de la demande industrielle. Donc on a déjà des pans entiers de l’industrie qui commencent à arrêter de produire et ce n’est peut-être que le début.
Quand Viktor Orban dit qu’il ne peut pas se passer de gaz russe à court-moyen terme, il dit vrai ?
Dans l’immédiat, les alternatives n’ont pas l’air suffisantes, mais il faut les chercher et les mettre en place pour les années à venir. Dans l’immédiat, c’est compliqué, mais à l’avenir, on sera obligés de faire sans. Cela ne suffira pas d’aller chercher du GNL à droite à gauche, d’essayer d’obtenir du gaz naturel liquéfié avant les Asiatiques. Ça passe par la transition énergétique : des mesures d’efficacité énergétique et un passage aux énergies renouvelables. Si les Européens avaient mis en place des programmes d’efficacité énergétique, de rénovation des bâtiments, aujourd’hui on serait bien plus sereins. Or on se retrouve à essayer de se sauver en important du gaz encore plus polluant et d’encore plus loin.
Vous faites allusion au GNL américain.
Oui, notamment.
Les Américains ont-ils les capacités d’envoyer suffisamment de gaz liquéfié par méthaniers ou est-ce une solution de bricolage ?
Non, ils n’ont pas la capacité de se substituer aux approvisionnements russes, loin de là. De manière générale, les capacités d’exportation de gaz naturel liquéfié dans le monde ne sont pas suffisantes à l’heure actuelle pour remplacer les importations de gaz russe en UE. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que l’Union européenne va importer 60 milliards de mètres cubes de gaz naturel liquide en plus de ce qu’elle importait déjà, pour seulement 30 milliards de mètres cubes de nouvelles capacités de production à l’échelle mondiale. Cela signifie que, nous Européens, allons devoir détourner une partie des cargaisons de gaz naturel liquide qui vont à l’Asie. Et donc en ce moment, les Chinois font de grosses marges en revendant les cargaisons de GNL qui étaient censées leur arriver en les réorientant vers l’UE. Donc non, il n’y a pas de capacités de production suffisantes à échelle mondiale pour remplacer le gaz russe aujourd’hui.
Les producteurs se disent prêts à augmenter leurs capacités, mais ils ont besoin d’engagements de long terme. Or quand vous êtes un fournisseur européen, vous êtes du coup dans une institution politique qui se veut être le leader mondial de la diplomatie environnementale, avec les lois les plus strictes en la matière. Du point de vue des industriels, un contrat de 20 ans pour un approvisionnement en gaz est un pari risqué au vu de l’objectif de neutralité carbone de l’UE. Comment sera considéré le gaz dans la législation européenne dans cinq ans ou dix ans ? Tel est le dilemme entre les producteurs et les fournisseurs.