Chacun des trois pays baltes compte, selon une part variable, une importante minorité russophone au sein de sa population. Le paysage démographique de ces nations a en effet été profondément bouleversé au cours du XXe siècle. Entretien avec l’historienne Sophie Vilks Battaia. Propos recueillis par Matthieu Boisdron.
Jusqu’en 1917 partie intégrante de l’Empire russe, les trois pays baltes obtiennent leurs indépendances à l’issue de la Première Guerre mondiale. Après vingt années de souveraineté, ils sont annexés par l’Union soviétique, au printemps 1940, conformément aux dispositions du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Tombés sous la coupe allemande au moment de l’invasion de l’URSS en juin 1941, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie retombent sous la coupe de Moscou à partir de 1944 et ne retrouveront leur indépendance qu’en 1991.
Retour sur cette histoire mouvementée, à travers l’exemple de la Lettonie, avec Sophie Vilks Battaia, docteur en histoire contemporaine de l’Université Paris III Sorbonne-Nouvelle et enseignant-chercheur (maître de conférences à l’Institut catholique de Toulouse et membre de l’unité de recherche CERES – Culture, éthique, religion et société).
Le Courrier d’Europe centrale. La population lettone est particulièrement affectée par les conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons.
Sophie Vilks Battaia. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate la Lettonie est un pays de 1 950 502 habitants (selon les chiffres du recensement de 1935), composé à 75% de Lettons avec des minorités russe, allemande ou polonaise pour les plus importantes. L’arrivée successive des envahisseurs soviétiques et allemands vont profondément modifier le paysage démographique letton. Lorsque l’Armée rouge entre en Lettonie en 1940 suite à la signature du pacte Molotov-Ribbentrop le vice-commissaire aux Affaires étrangères, Andreï Vychinski, organise une première vague de déportations, exécutions, soviétisation et russification. En une seule nuit, du 13 au 14 juin 1941, 15 500 personnes seront arrêtées et déportées.

Puis, lorsque l’Allemagne hitlérienne envahit à son tour la Lettonie en 1941, elle massacre 70 000 Juifs et enrôle dans son armée 115 000 jeunes. Dans le même temps, 100 000 autres jeunes s’engagent dans l’Armée rouge.
En Kurzeme-Courlande, tous les hommes âgés de 16 à 60 ans sont déportés en mai 1945.
Mais c’est avec le retour de cette dernière en territoire letton en 1944 que les arrestations de masse, les déportations et les exécutions seront les plus importantes. Au cours de la période 1944-1945 elles sont estimées à environ 100 000 personnes. Dans certaines régions, comme par exemple en Kurzeme (Courlande), tous les hommes âgés de 16 à 60 ans sont déportés en mai 1945. On estime que 30% de la population lettone avait été décimée en 1945. La dernière vague, entre 1946 et 1953, envoie encore environ 125 000 lettons en déportation.

Le pays est donc partiellement vidé de sa population ?
En fait, il y a un transfert de population. Il faut comprendre que ces déportations à grande échelle sont compensées par l’arrivée de Soviétiques/Russes qui s’installent alors en Lettonie et occupent les différents postes laissés vacants.
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Finalement, la Lettonie voit passer sa population de 1 906 millions d’habitants au dernier recensement de 1935 à 1 554 millions d’habitants en 1946. Elle perd donc 352 000 habitants pendant la guerre. Parmi ces 352 000 personnes, il faut enlever les 170 000 personnes qui quittent la Lettonie et se retrouvent dans les camps de réfugiés alliés. Lorsque l’on regarde le recensement de 1949, la population est remontée à 1 887 millions d’habitants. Cette hausse rapide s’explique par l’arrivée massive de populations venant des territoires soviétiques (Russes, Biélorusses et Ukrainiens).
Qui sont les Lettons déportés ou exécutés ?
En 1940, les Soviétiques se sont tout de suite focalisés sur les dirigeants lettons. Le président Kārlis Ulmanis, plusieurs membres de son gouvernement et d’anciens membres du parlement sont les premiers à être déportés. En effet, il fallait éliminer l’élite à l’origine du renoncement de la Lettonie à rester dans la Russie soviétique en 1918 ainsi que tout ceux qui avaient participé à la déclaration d’indépendance, à la vie de la république lettone indépendante et moderne. On peut citer beaucoup de personnalités politiques. Il y a Jānis Balodis, général de l’armée lettone déporté en Sibérie en 1940, Hugo Celmiņš, ancien ministre de l’Éducation, ancien maire de Riga et diplomate, exécuté en 1941, où encore Vilhelms Munters, dernier ministre des Affaires étrangères de Lettonie jusqu’à sa déportation en 1940.
Mais les arrestations ciblent au-delà de la seule élite dirigeante et concernent tous ceux qui étaient considérés par les Soviétiques comme des « bourgeois » et donc des opposants potentiels. Certaines professions précises sont particulièrement concernées et nous avons les chiffres du nombre pour chacune d’elles : 1 086 officiers de l’armée, 105 physiciens, 99 ingénieurs, 64 avocats, 38 religieux, 175 écrivains et artistes, 490 enseignants de l’université, 366 étudiants… C’est dans un second temps que sont déportés les paysans et travailleurs agricoles avec leurs familles, au moment où les nouvelles autorités soviétiques mettent en place les kolkhozes.

On parle à cet égard d’une population « filtrée ». Les personnes sont déportées dans la région de Perm (région de l’Oural) et dans toute la Sibérie (Novosibirsk, Tomsk, Omsk, Krasnoïarsk, Irkutsk…). Il faut ajouter qu’à peu près un cinquième des déportés reviendront en Lettonie après la mort de Staline qui survient en mars 1953. Les prisonniers bénéficient alors d’une amnistie. Ils sont libérés et ont l’autorisation de rentrer dans leur pays d’origine.
Les personnes revenant du goulag sont souvent rejetées par la population restée en Lettonie.
Ces retours du goulag se font par vagues successives, sur plusieurs années, dans des conditions très difficiles. Des retours ont encore lieu en 1957. L’ancien prisonnier doit souvent faire face à des problèmes de santé qui l’obligent parfois à rester sur place. Il doit ensuite payer lui-même son voyage de retour. De plus, lorsqu’il arrive en Lettonie, il n’a plus aucun bien, puisqu’ils ont été confisqués, et n’a pas non plus de travail. Pour terminer, ces personnes sont souvent rejetées par la population restée en Lettonie.
Qu’est-ce qui explique ce rejet ?
Tout le monde se tait. À la fois ceux qui sont restés sur place de peur d’être à leur tour déportés et ceux qui reviennent de peur d’être renvoyés dans les camps. On peut aujourd’hui lire des témoignages de ces déportations, mais les habitants ont mis beaucoup de temps à parler, à témoigner, même dans les premières années d’indépendance après l’éclatement de l’URSS. L’historienne Marta Craveri, spécialiste de l’univers concentrationnaire soviétique, insiste dans ses travaux sur le silence et le secret imposés par le régime communiste qui empêchent l’émergence d’un discours public sur la déportation.
Quelles sont les documents qui ont permis d’établir ce bilan ?
Il y a différents documents accessibles qui font état des déportations et exécutions : ceux de la Croix rouge internationale, mais aussi ceux de l’Organisation internationale des réfugiés, disponibles aux Archives nationales, en France (inventaire AJ/43/1 à 566). Plusieurs chercheurs se sont basés sur ces données pour documenter l’occupation soviétique, comme par exemple Arnolds Spekke, de même que les différents représentants baltes en exil auprès des Nations unies. Il existe également un « Musée de l’Occupation » en Lettonie.
Quelle est alors la composition de la population en Lettonie au moment de la nouvelle indépendance en 1990 ?
La population lettone a complètement changé, à tel point que les Lettons sont minoritaires dans la capitale, Riga, et restent seulement tout juste majoritaires dans l’ensemble de la population. On comptabilise ainsi 2,658 millions d’habitants en Lettonie en 1991, dont 32% de russophones. Malgré la soviétisation et la russification, le sentiment national letton est demeuré fort, ce qui a permis à ce pays de recouvrer son indépendance en 1991. Même si la langue russe a été imposée, les Lettons ont pu et su conserver leur langue et leur culture baltes et c’est sur elles qu’ils se sont appuyés pour accéder de nouveau à l’indépendance. Le problème c’est que les Lettons n’avaient plus d’expérience de gouvernance.
Dans le contexte de cette seconde indépendance, la diaspora lettone à joué un rôle essentiel. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Suite à la déclaration d’indépendance en mai 1990, il a fallu mettre en place les services diplomatiques du nouveau ministère des Affaires étrangères de Lettonie et rétablir des relations diplomatiques entre la Lettonie et les différents États. Pour réussir cette entreprise, les nouveaux dirigeants lettons, issus du Front populaire (Tautas Fronte, en letton) ont travaillé en étroite collaboration avec une partie de la diaspora lettone organisée en diverses associations nationales et internationales. Je peux citer par exemple la Fédération mondiale des Lettons libres (The World Federation of Free Latvians ou PBLA en letton) basée à Washington, ou encore l’Alliance mondiale balte (The World Baltic Alliance) et la Représentation de tous les Peuples opprimés par le Régime communiste (The Representation of All European Peoples Oppressed by the Communiste Regime).

Cette diaspora lettone a donc joué un rôle majeur dans le rétablissement des relations diplomatiques de la Lettonie. En son sein, certaines personnes ont été très actives. On retrouve parmi elles d’anciens diplomates lettons du temps de la première indépendance, comme Anatols Dinbergs. Il est ambassadeur à la Légation lettone à Washington de 1970 à 1991 où il représente les intérêts de la Lettonie en exil. Il est aussi à la tête des services diplomatiques lettons à l’étranger et maintient le lien entre les diplomates lettons qui sont restés à l’Ouest après l’incorporation de la Lettonie dans l’URSS.
On retrouve également différentes personnalités lettones issues de secteurs économiques variés, dont la plus emblématique est celle de Gunārs Meierovics, le fils du premier ministre des Affaires étrangères de Lettonie en 1918. Tout en travaillant pour le Département de la Défense américaine, il consacre tout son temps libre à l’avenir de la Lettonie et plus largement à celui des États baltes. Il se retrouve à la tête de la Fédération mondiale des Lettons libres (PBLA) et du Latvian Freedom Fund. Ces deux hommes vont travailler main dans la main avec les nouvelles autorités lettones pour mettre en place les services diplomatiques de la Lettonie dans les principales capitales mondiales.
La diaspora lettone a donc joué un rôle majeur dans le rétablissement des relations diplomatiques de la Lettonie.
Ils recherchent donc un contact par État capable de représenter la Lettonie et d’effectuer un efficace travail de lobbying afin de faire connaître et comprendre l’histoire et le sort de la Lettonie. Ils se chargent notamment de trouver des personnalités lettones loyales envers ce nouveau gouvernement letton pour occuper les postes d’ambassadeur de Lettonie ou de conseillers. C’est ainsi que seront recrutées des personnes issues de divers domaines d’activités comme Aina Nagobads-Ābols en France, Rolands Lappuķe en Allemagne ou encore Imants Lieģis en Grande-Bretagne.
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En même temps, ces différentes associations lettones dont s’occupe Gunārs Meierovics organisent en Lettonie des Summer Schools chargées de former les futurs jeunes Baltes aux responsabilités nationales en proposant des programmes d’éducation. À ces programmes s’ajoutent dans un deuxième temps des échanges entre États, des stages de formations dans tous les domaines (politique, économique, militaire, sécuritaire…). Ainsi peu à peu, s’est reconstruit un réseau diplomatique et une nouvelle élite nationale.
Quelle est aujourd’hui la place et quelles sont les revendications de la minorité russe en Lettonie ?
Aujourd’hui la minorité russe représente environ 30% de la population en Lettonie. Parmi ces 30%, 80% sont des Russes de souche issus des différentes vagues de migrations depuis la Seconde Guerre mondiale et 20% de russophones en provenance des anciennes républiques soviétiques. C’est une communauté plutôt citadine, hétérogène tant sur le plan social (écarts de richesse importants) que sur le plan sociologique (ancien membres de l’Armée rouge, entrepreneurs, ouvriers, étudiants). Un cinquième de la population en Lettonie est encore apatride dont les trois quart sont d’origine russe. Cette partie de la population lettone arrivée avec la guerre s’est retrouvée sans passeport ni nationalité lettone ou russe à partir de 1991. Elle possède toutefois aujourd’hui un passeport de non-citoyen qui permet de voyager à l’étranger, mais ne permet pas de participer à la vie citoyenne du pays.

Beaucoup ont soutenu le mouvement de libération de la Lettonie en 1990, mais ils ne comprennent pas pourquoi aujourd’hui ils ne sont pas traités comme des citoyens lettons à part entière. Certains ont même le sentiment d’être des étrangers dans leur propre pays. On relève schématiquement deux attitudes, selon les générations. Les anciens rêvent du retour de la présence russe en Lettonie et les jeunes, mieux intégrés, souhaitent être considérés comme de vrais citoyens lettons.
En fait, il y a deux éléments qui focalisent toute l’attention de cette minorité : l’accès à la nationalité et l’usage de la langue russe. Le gouvernement russe utilise ces deux éléments pour garder un droit de regard, voire d’ingérence, dans cet ancien territoire balte en mettant en avant la défense des intérêts de la minorité russophone. Depuis 1991, le gouvernement russe s’appuie sur les différents acteurs internationaux (ONU, Conseil de l’Europe, Union européenne) pour faire pression sur la Lettonie et tenter d’infléchir sa politique de naturalisation.
Beaucoup de membres de la minorité russe ont soutenu le mouvement de libération de la Lettonie en 1990. Ils ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas traités comme des citoyens lettons à part entière.
Depuis 2005, cette politique s’est assouplie s’agissant des conditions d’examen de la langue, niveau B1, et des connaissances de l’histoire et de la constitution lettone. Moscou s’insurge du traitement réservé à la langue russe en Lettonie, tout particulièrement dans l’enseignement. En septembre 2019, une loi a fait passer le temps d’enseignement en letton de 40% à 80% dans les écoles primaires et secondaires des minorités nationales afin de rendre plus accessibles les études supérieures (en langue lettone à l’université publique) et les emplois dans la fonction publique. Cette politique fonctionne d’ailleurs du point de vue du gouvernement puisque de plus en plus de familles russes renoncent aux écoles minoritaires et envoient leurs enfants dans les écoles lettones. De leur côté, les autorités russes parlent d’assimilation forcée. Relevons à ce sujet, qu’il n’y a pas du tout la même approche de la part de la minorité ukrainienne de Lettonie qui ne conteste pas ces évolutions législatives.
Visages de la Lettonie : héros modernes
En fait, depuis 1991, il y a une crainte de la part des autorités lettones concernant la loyauté de la minorité russe, crainte qui s’est renforcée depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, d’où cet empressement à corriger l’héritage soviétique par une politique de naturalisation et d’usage de la langue lettone. La Russie, pour sa part, cherche à compenser la perte physique de ce territoire par le maintien d’une influence linguistique et culturelle importante, sous couvert de protection d’une minorité opprimée, alors que c’est pourtant dans le domaine économique (et notamment énergétique) que son influence est la plus grande.