L’héritage tatar rappelle que les discours véhéments du PiS ou du Fidesz, faisant des peuples d’Europe centrale les sauveurs de l’Europe chrétienne, obscurcissent un passé autrement plus complexe. Le journaliste Bartosz Panek est parti à la recherche des derniers Tatars de Pologne.
Sur certaines cartes de Pologne, on peut apercevoir en légende un symbole représentant les mosquées présentes sur le territoire. On en trouve deux, situées près de la frontière bélarusse à l’extrémité orientale du pays, dans les villages de Bohoniki et de Kruszyniany. Ce sont deux mosquées en bois bâties à la fin du XIXe siècle, derniers vestiges d’une communauté tatare implantée dans cette partie de l’Europe depuis le 14ème siècle, à qui le roi Jean III Sobieski avait confié des terres en reconnaissance de leurs faits d’armes en faveur de la couronne polonaise et contre les troupes ottomanes.
Ces deux villages ne sont pas inconnus des férus d’histoire ou des amateurs de tourisme de niche : il ne manque pas d’articles et de reportages de qualité racontant leur histoire… et constatant qu’elles reçoivent aujourd’hui davantage de touristes que de fidèles.
Plus rares sont les publications grand public qui s’intéressent à l’envers du décor, au processus ayant conduit à la dissolution de la plus vieille communauté musulmane du pays. C’est un manque de vient combler le passionnant ouvrage de Bartosz Panek, Chez nous, chacun est un prophète, qui revient sur l’histoire mouvementée des Tatars polonais au 20ème siècle.[1]Bartorsz Panek, U nas każdy jest prorokiem. O Tatarach w Polsce, Wołowiec, Czarne, 2020, 344 p.

L’envers du décor
Bâti sur un mélange de travail d’archives, de notes d’entretien et de journal de terrain, l’ouvrage redonne vie, sur quelques centaines de pages, à un monde aujourd’hui disparu. On y croise toutes sortes de personnages : le mufti Jakub Szynkiewicz confronté aux difficultés de financement du projet d’une mosquée monumentale en plein cœur de Varsovie ; les grandes familles de l’aristocratie tatares intégrées à l’élite nationale (les Achmatowicz, les Kryczyński, etc.) ; ainsi que quelques figures mineures au parcours étonnant (dont Dżennet Dżabagi-Skibniewska, ancienne combattante de la bataille de Monte Cassino, et Jakub Szegidewicz, rescapé d’Auschwitz, qui font chacun l’objet d’un chapitre).
Outre les personnages, les lieux occupent une place importante dans ce livre : y sont régulièrement mentionnés les principaux foyers de peuplement tatars de l’entre-deux-guerres – la capitale lituanienne Vilnius (alors nommée « Wilno ») où officiait le mufti Szynkiewicz ; ainsi que Navahroudak (« Nowogródek »), Achmiany (« Oszmiana »), Baranavitchy (« Baranowicze ») situés aujourd’hui au Belarus.
« Année après année, ils étaient de moins en moins nombreux à pouvoir encore déchiffrer le Coran et les autres livres de prières, à célébrer les fêtes religieuses et transmettre à leurs enfants les prénoms de leurs ancêtres. »
Du déracinement à l’acculturation
Ceci montre assez bien comment la redéfinition des frontières du pays après 1945 a profondément affecté la communauté. Comme des centaines de milliers de Polonais des « confins », les Tatars ont été réinstallés loin de chez eux, sur des terres récupérées sur les ruines du IIIe Reich. Ainsi, tout comme la population de Wrocław, qui a compté de nombreux Polonais originaires de la région de Lviv (« Lwów »), Gorzów Wielkopolski (situé à l’ouest du pays, entre Poznań et Szczecin) a accueilli un temps la plus grande communauté tatare après-guerre (environ une vingtaine de familles).
Ce déracinement a été sans aucun doute un facteur majeur de l’acculturation des Tatars, auquel s’est ajouté la difficulté d’affirmer son identité religieuse dans une Pologne communiste, l’urbanisation de la population, et parfois un certain rejet de la part d’une population comprenant mal l’histoire et la spécificité de ses concitoyens musulmans. Si bien qu’année après année, ils étaient de moins en moins nombreux à pouvoir encore déchiffrer le Coran et les autres livres de prières, à célébrer les fêtes religieuses et transmettre à leurs enfants les prénoms de leurs ancêtres. Lorsque l’auteur demande aux descendants de la dernière présidente de la communauté musulmane de Gorzów ce qu’ils font de leurs origines aujourd’hui, la réponse est sans ambiguïté : « Rien. Nous sommes Polonais » (p. 278).
Vers un renouveau de l’islam polonais ?
À travers ce portrait d’une communauté tatare en crise, le livre de Bartosz Panek nous offre indirectement celui d’un milieu musulman polonais en pleine recomposition. Auparavant unique communauté musulmane du pays, les Tatars ne constituent désormais qu’un cinquième des quelques 30 000 musulmans vivant en Pologne, soit 0,08% de la population d’après les estimations d’Agata S. Nalborczyk, islamologue, professeure à l’Université de Varsovie. Par comparaison, Bartosz Panek indique que la population tatare s’élevait à un peu moins de 6000 individus à la fin des années 1930 (p.13), soit à peu près autant qu’aujourd’hui pour une population totale légèrement inférieure (34,8 millions d’habitants). Une évolution à laquelle la plus ancienne organisation musulmane du pays, l’Association religieuse musulmane (Muzułmański Związek Religijny w Rzeczypospolitej Polskiej – MZR) fondée en 1925, peine à s’adapter : bien que ne représentant qu’une minorité parmi les neuf imams que compte l’organisation, les Tatars en conservent la direction.
Un état de fait qui a participé à la diversification des organisations confessionnelles musulmanes : outre le MZR, cinq autres organisations musulmanes sont enregistrées, dont la Ligue musulmane (Liga Muzułmańska w Rzeczypospolitej Polskiej – LM) en croissance rapide, davantage tournée vers les musulmans établis plus récemment en Pologne.
Le renouvellement du paysage confessionnel polonais ne pourra toutefois s’accomplir sans la révision du cadre légal régissant les relations entre l’État polonais et ses citoyens musulmans, défini par une loi de 1936 en grande partie obsolète. Cette loi conférait une existence légale à une initiative antérieure des Tatars polonais ayant nommé un mufti propre à leur communauté, et ce faisant ayant affirmé leur autonomie vis-à-vis du mufti de Crimée à l’autorité duquel ils étaient soumis avant l’indépendance du pays. Bartosz Panek rappelle l’enthousiasme des titres de presse de l’époque saluant la « structuration de l’islam polonais » (p. 18). Il semble plus que temps de s’inspirer de la sagesse des anciens.
Notes
↑1 | Bartorsz Panek, U nas każdy jest prorokiem. O Tatarach w Polsce, Wołowiec, Czarne, 2020, 344 p. |
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