Au-delà des symboles et images fortes de l’année 1989, Pierre Grosser revient avec nous sur les dynamiques et événements qui ont mené à l’effondrement de l’Empire soviétique. Enseignant à Sciences Po, spécialiste de l’histoire des relations internationales, il réédite dans le collection Tempus de Perrin son livre 1989. L’année où le monde a basculé ainsi que L’Histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle chez Odile Jacob. Entretien. Propos recueillis par Gwendal Piégais.
La série d’événements qui ont fait de 1989 une année de bascule d’un monde à l’autre ne vient pas de nulle part. Pourriez-vous revenir brièvement sur les dynamiques qui les ont rendus possibles ?
On a effectivement le souvenir des foules dans la rue comme en Tchécoslovaquie, les manifestations du lundi en RDA, etc. C’est cette idée que les sans-pouvoir, pour reprendre l’expression de Vaclav Havel, on fait tomber des régimes qui semblaient devoir tenir encore très longtemps. C’est évidemment une des interprétations les plus simples, qui n’est pas fausse. Mais si ces régimes se sont effondrés c’est parce qu’ils étaient tout de même largement minés de l’intérieur, qu’ils avaient un certain nombre de problèmes. Le premier était celui de la légitimité interne. Une partie des élites communistes se posait des questions sur leurs missions, sur le modèle communiste lui-même et donc un certain nombre a assez rapidement tourné casaque.

Ils étaient également en contact régulier avec l’Ouest ; la nomenklatura voyageait plus que les autres citoyens de ces pays. Malgré leurs discours sur le bien-vivre ou le mieux-vivre des démocraties populaires ils n’avaient pas en face d’eux des pays d’Europe de l’Ouest dépourvus de systèmes sociaux ou rongés par des pénuries alimentaires. Ce capitalisme européen leur semblait quelque chose de relativement viable, et qui avait surmonté la crise des années 1970.
« Malgré les discours de la ‘nomenklatura’ sur le mieux-vivre des démocraties populaires ils n’avaient pas en face d’eux des pays d’Europe de l’Ouest dépourvus de systèmes sociaux ou rongés par des pénuries alimentaires. »
Lors de ces contacts, on avait également vu que l’Allemagne n’était pas si fasciste et expansionniste qu’on avait bien voulu le dire, que l’Occident n’était pas si agressif. C’était également perceptible au niveau de la base populaire. Par exemple quand les Polonais allaient faire les vendanges dans le Sud de la France, quand de jeunes touristes occidentaux allaient en voyage en Europe de l’Est et qui y vendaient leur jeans, et des cassettes vidéo, etc. Il y avait donc, à plusieurs niveaux, des contacts des deux côtés et un certain niveau d’attraction.
L’autre élément important, structurel, c’est la crise profonde des systèmes communistes en Europe, notamment les difficultés économiques. Ils constataient un dynamisme dans toutes leurs zones avoisinantes, en Europe de l’Ouest, au Japon, dans les pays d’Asie et même en Chine L’URSS devait vendre du pétrole à l’Europe de l’Est en dessous du prix du marché, et tenir sous perfusion ses alliés du Tiers-Monde. De plus, la question environnementale a constitué un élément important de délégitimation des régimes et de leurs politiques économiques. Dans beaucoup de pays on s’accordait à dire que le modèle socialiste avait été très mauvais pour l’environnement, par exemple dans les pays baltes ou en Roumanie.
Et à partir d’un moment les problèmes économiques contraignent, comme dans le cas des pays du sud, du Tiers monde, à se tourner vers l’Ouest pour emprunter de l’argent auprès d’États ou d’institutions financières internationales. Seuls les Roumains ont voulu rembourser leur dette rubis sur l’ongle, ce qui a engendré une catastrophe économique (récession, paupérisation) non sans lien avec la chute violente du régime. Dans les autres pays on a plutôt essayé de négocier des soutiens, notamment la Pologne auprès des Français. Elle obtenait des apports financiers en arguant que sans cette aide elle serait contrainte de se jeter dans les bras des Soviétiques – tout en suspectant que c’était l’objectif à l’Ouest, de faire de la Pologne un boulet pour Moscou.

La situation de dépendance de ces pays là, en interne comme en externe devenait patente. Même si Gorbatchev a bien essayé de réorganiser le CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle) très vite ces pays se sont tournés vers l’Ouest, vers l’Allemagne et son Deutschemark fort ainsi que vers les institutions internationales. Moscou a en définitive laissé faire. Les contacts qui ont été créés ont fait qu’un certain nombre d’économistes d’Europe centrale ont été intéressés par les théories néo-libérales et on appelé et poussé à des réformes profondes de l’économie.
Ce que vous expliquez brise un peu l’idée que 1989 marque la fin de l’état social protecteur et donne le coup d’envoi de la grande braderie à l’Est. Ces questions austéritaires et de changement de modèle auraient donc des racines dès les années 80 ?
Absolument. Que ce soit en Pologne, en Yougoslavie ou en Hongrie, des économistes ou des hauts dignitaires du parti sont prêts à changer profondément les structures. Une partie de la réflexion néo-libérale est même née dans les pays de l’Est à partir de cette situation économique. Ce qui est important pour l’interprétation globale de toute cette histoire c’est cette idée qu’une partie de ces fonctionnaires communistes se sont reconvertis, sont restés au pouvoir ou en fonction, soit dans l’appareil d’État soit à la tête d’entreprises, etc. avec une capacité de reconversion assez impressionnante.
Il est donc très à la mode de dire que les complices – pour parler de manière un peu caricaturale – de l’asservissement de ces pays par l’Union Soviétique sont devenus les acteurs de l’asservissement de l’Europe centrale et orientale par le néo-libéralisme global ou par l’Union Européenne. Quoi qu’il en soit la transition néo-libérale a été très rapide. Les populations ont vécu cela de manière brutale et c’est une des explications les plus fréquentes qu’on donne à la montée du vote nationaliste. On a comparé le néolibéralisme doctrinaire au communisme, avec son catéchisme, ses prêtres, sa volonté d’accélérer l’histoire, et le discours sur l’omelette qui nécessite que des œufs soient cassés.
N’est-il pas frappant de voir que l’Union Soviétique a si vite renoncé à ses marches en Europe centrale et se soit engagée si vite sur la voie du désarmement ?
L’accélération du désarmement était une carte pour négocier avec les Américains, pour avoir la paix pendant qu’on réformait le système. Des fonds pouvaient être redirigés vers l’économie civile. C’est pour cela que ces ouvertures ont été interprétées comme un calcul : les Soviétiques auraient voulu une pause, pour se renforcer et reprendre leur marche en avant.
Ce qui est clair c’est qu’on a eu un moment important dans l’histoire récente où les deux dirigeants des plus grandes puissances – Ronald Reagan pour les États Unis et Gorbatchev pour l’URSS – vont jusqu’à discuter de se débarrasser complètement de l’arme nucléaire à Reykjavik en 1986. Du côté des Français et des Britanniques il y a eu plusieurs échanges inquiets à ce moment là, car on se demandait comment on allait justifier de garder l’arme si les deux grands désarmaient. Cette initiative n’a pas abouti, et elle fait partie de ces occasions qu’on qualifie souvent de manquées.
« Gorbatchev était persuadé que le socialisme était tout à fait accepté depuis des décennies et que les occidentaux allaient être attirés et intéressés par ce qui se passait à l’Est. »
D’autre part, le second élément étonnant est la défaite de la géopolitique, qui devenait à la mode dans les années 1980. Ainsi de l’évidence qui était enseignée, ré-enseignée ré-ré-enseignée, le fait que l’Europe centrale était fondamentale comme glacis pour l’Union soviétique et que c’est pour cette raison que Staline s’en est emparée et que jamais les Soviétiques ne l’abandonneront et encore moins leur partie d’Allemagne acquise à la suite de la Seconde Guerre mondiale. L’autre évidence c’est que c’est là qu’on allait se battre lors d’un grand affrontement central. Il est donc effectivement frappant de voir la vitesse et l’absence de résistance avec laquelle les Soviétiques ont accepté cette transition ou en tous cas l’abandon de cette sphère là.

Une des explications est que pour Gorbatchev le rapprochement avec l’Ouest et la chute du Rideau de fer étaient acceptables mais il pensait qu’on allait voir advenir une Europe pacifiée avec deux systèmes coexistants et il était persuadée – en bon léniniste – que le socialisme était tout à fait accepté depuis des décennies et que les occidentaux allaient être attirés et intéressés par ce qui se passait à l’Est. Il a été surpris lui-même par la vitesse avec laquelle et les élites et le peuple se sont débarrassés ou ont voulu rejeter cet héritage communiste.
En l’Europe centrale (Pologne, Hongrie, Tchéquie et Slovaquie), il y a une sorte de concurrence entre les pays de la région pour déterminer qui a fait tomber le premier des dominos menant à l’effondrement de l’Empire soviétique. Pourriez-vous revenir de manière plus précise sur cette chronologie ?
Encore une fois, rappelons que Gorbatchev pensait à la durabilité des régimes et que même dans des élections libres les communistes ne seraient pas battus. Mais en même temps, il ne s’est jamais opposé aux réformes, aux élections libres en Pologne, etc. Sur la question du démantèlement du Rideau de fer commencé par les Hongrois, il y a eu des coups de téléphone à Moscou mais qui n’ont pas débouché sur une opposition à ce qui était en train de se jouer. La chute du mur : pas d’opposition non plus. Donc il a quand même joué ce rôle de facilitateur. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne se demandait pas, en Europe Centrale, si cela allait être accepté par les pouvoirs nationaux, les organes d’état, les partis, la Stasi, et par Moscou. On était tout de même très prudent, surtout après les événements de Tienanmen en juin 1989.
« L’élection du 4 juin 1989 en Pologne est une une date fondamentale qui est occultée par Tienanmen aujourd’hui. »
Tout cela évoluait avec des tâtonnements en regardant jusqu’où on peut aller. On teste. De leur côté les Américains n’ont pas jeté d’huile sur le feu. On leur a reproché d’avoir été très conservateurs, ce qu’ils ont été. Mais en même temps s’ils avaient encouragé le mouvement cela aurait pu être contre-productif.,Ils avaient le souvenir de 1956.
En termes de chronologie, tout ce qui s’est passé dans les années 80 en Pologne avec Solidarnosc est absolument fondamental. Mais il y a surtout les élections du 4 juin 1989 : à la surprise générale les candidats du parti communiste se prennent une fessée. Tous les postes n’étaient pas ouverts aux candidatures mais là où c’est le cas, c’est une déroute. C’est une date fondamentale qui est occultée par Tienanmen aujourd’hui.
En revanche, d’un point de vue international, ce qu’ont fait les Hongrois a beaucoup plus de poids. Du fait de leurs problèmes avec la Roumanie, notamment la systématisation menée contre les villages magyars de Transylvanie, ils ont facilité l’arrivée d’un certain nombre de réfugiés, donc ils ont signé la convention de 1951, se sont intéressés à ces questions de frontières dès 1987-1988. Après, ils ont commencé à démanteler le Rideau de fer avec l’Autriche pour des raisons financières et utilitaires. Cela a abouti au geste symbolique d’ouverture du Rideau avec le premier ministre hongrois et le ministre des affaires étrangères autrichien puis le fameux pique-nique pan-européen.

Ces deux événements ont une symbolique forte mais le tout était déjà enclenché en amont. Tout cela a eu un effet domino considérable par la suite, avec les Allemands de l’Est, la crise des réfugiés, etc. Les historiens de l’Autriche montrent le rôle important de ce pays, et pas seulement par nostalgie impériale (comme la Pologne aura un rôle dans les pays baltes et l’Ukraine lors de la crise de l’URSS).
Donc pour récapituler, les régions qui ont été bel et bien décisives sont, selon moi, la Pologne en termes politiques ; on regardait jusqu’où on pouvait aller et on assiste à une acceptation du pouvoir de négocier avec l’opposition. Et même si aujourd’hui on continue à dire en Pologne qu’on aurait pas dû négocier, qu’on a fait trop de concessions, que Solidarnosc a trahi, il n’empêche qu’ils ont pris des risques, qu’ils ont avancé. Du côté hongrois, hormis l’aspect géopolitique que je viens d’évoquer, il y a également une dimension politique avec des élections et un réformisme à l’intérieur du parti qui était extrêmement puissant.
Vous évoquez la réception de Tienanmen. À quel point les événements en Chine inquiétaient-ils en Europe Centrale ?
On se demandait très sérieusement s’il pouvait bien avoir un Tienanmen allemand, un Tienanmen tchécoslovaque, etc. Globalement, avec le recul et la consultation des archives, on voit un vrai clivage. D’un côté on a des pays comme la RDA avec une vision dure qui félicitent ouvertement le régime communiste chinois. L’Allemagne de l’Est a une vraie fascination pour le « modèle chinois » Les relations sont bonnes avec d’autres « durs », les Vietnamiens. Du côté polonais on s’est posé la question d’une politique à la chinoise mais on se savait dépendants des Soviétiques. Et en URSS, même si Gorbatchev – qui avait effectué une visite de normalisation en Chine un mois avant la répression, visite qui a fortement contribué à l’escalade entre pouvoir et manifestants – ne condamnait pas officiellement la répression, cela le renforça dans son choix de ne pas utiliser la force.

Pour ce qui est des manifestants, on sait qu’ils étaient tout à fait au courant des événements. En RDA on supposait, lorsqu’on descendait dans la rue, qu’il pouvait très bien se passer la même chose – ce qui montre leur courage. Le cas intéressant, c’est Egon Krenz, qui a remplacé le vieux Honecker en octobre 1989 et qui pensait qu’il pourrait être liquidé, ou tout du moins écarté, comme les réformateurs en Chine. En Occident également, on s’inquiétait d’un possible Tienanmen centre-européen, ce qui explique la grande prudence de Georges Bush qui ne voulait pas provoquer un Tienanmen bis en encourageant des gens à se révolter alors qu’on sait très bien qu’on ne fera rien s’ils se font réprimer dans le sang.
Il y a un acteur du jeu politique international qu’on a souvent valorisé dans la narration des événements, c’est Jean-Paul II ? Que peut-on dire du facteur religieux dans la montée des tensions entre contestataires et démocraties populaires à la fin années 80 ?
En termes d’image et de perception, Jean-Paul II a eu un rôle important. Par ses voyages en Pologne et par la fascination qu’il exerçait on montrait bien que le régime communiste n’avait pas étouffé ce qu’on a appelé la société civile, les catholiques étant une partie de cette société. Finalement le totalitarisme avait ses limites.
Mais malgré cela, la société polonaise avait changé et c’est sur cette limite que butait Jean-Paul II. Au-delà du message religieux dont le pape était le porteur, ce qui intéressait les Polonais c’était le pape en tant que figure d’opposition. Et certaines de ses positions sur les mœurs et l’avortement posaient problème à une partie de la population polonaise. Il a eu un rôle moins connu mais tout aussi important à l’égard de la Lituanie, notamment lors de l’inauguration de la cathédrale de Vilnius. Mais ce qui a fait la force de son message c’est bien plus son discours sur la reconquête de l’Europe, sur les valeurs européennes et sur l’idée qu’il y a une seule Europe, une Europe chrétienne, etc.

Tous ces propos et éléments de langage sont à remettre en perspective avec un ensemble de discours de redécouverte d’une Europe Centrale au sein d’une Europe qu’on veut une, par exemple avec la redécouverte et la nostalgie de l’Empire austro-hongrois. C’était le retour de l’Europe centrale, avec la circulation des textes de Kundera sur l’Europe kidnappée, la grande exposition Vienne 1900 qui a eu un succès fou et qui a fait redécouvrir tout ce monde là, etc. Tout cela amenait à dire qu’il fallait réunir l’Europe et tendre la main à l’Est.
On présente souvent 1989 comme un moment où les masses qui subissaient les régimes qui tenaient en leurs noms se sont soudain révoltées et on fait chuter les démocraties populaires et l’Empire soviétique. Est-ce une vision excessive ?
Les masses prennent petit à petit une certaine assurance dans le cours des événements de 1989, mais ces foules sont très différentes les unes des autres. Elles peuvent se mobiliser pour des raisons très variées. Quand on regarde dans l’ex-empire soviétique, par exemple dans les Pays baltes ou en Arménie on se mobilise très vite sur des question environnementales qui ensuite prennent une tonalité nationaliste. Car toucher à la terre, à des bâtiments ou monuments n’est pas sans déclencher des réflexes identitaires. Entre ces différents mouvements les idées et les acteurs circulent, comme par exemple des militants pour les droits de l’homme, même s’ils sont minoritaires dans cette affaire.
On a des mouvances qui ne veulent pas spécialement que leurs pays deviennent les États-Unis ou se transforment en quelque chose qui ressemblerait à l’Allemagne. Ils veulent surtout réformer mais en arrivent à faire pression sur les régimes. On a aussi un phénomène de « retour des nations », s’émancipant d’un Centre impérial. Ce fut très net dans les pays baltes ou en Ukraine, où les blancs de l’histoire soviétiques ont été remplis par une mémoire enfouie, et aussi par les travaux effectués par les historiens de l’émigration.
« Ce qui a tué la RDA ce n’est pas la chute du mur de Berlin, ce sont les élections de mars 1990. »
Mais, il faut le rappeler, le communisme est mort moins de ces mouvements que d’élections. On a parlé des élections polonaises, mais ce sera la même chose dans tous les scrutins successifs. Prenons l’exemple de l’Allemagne : ce qui a tué le RDA ce n’est pas la chute du mur de Berlin, ce sont les élections de mars 1990 où la CDU de l’Est l’emporte aisément. Ce ne sont pas les masses, ces impressionnantes foules passées à la postérité, qui ont renversé les régimes. Elles les ont poussées à rentrer dans des jeux plus démocratiques et dans tous ces jeux politiques – à l’exception de la Bulgarie – les partis communistes ont perdu.
Mais quelques mois ou années plus tard, des acteurs et des pans de ces mouvements vont être marginalisés de la vie politique…
En effet, plusieurs de ces mouvements (ou tendances) vont être marginalisés, que ce soient les artistes, les intellectuels qui voulaient seulement des petites réformes ou « améliorer » l’Europe de l’Est ou la RDA. On a d’ailleurs très vite parlé de révolution confisquée, comme pour bien d’autres cas de révolutions. Mais ce qui est marquant c’est que ces changements sont liés à des « polémiques de lustration », à des questions comme « Qu’est-ce qu’on fait de l’héritage du communiste ? ». La réponse à cette question a d’ailleurs, récemment, pris des accents assez radicaux puisque le parlement européen vient d’adopter une résolution de condamnation compète et totale du communisme sous toutes ses formes. On va même jusqu’à mettre le communisme en parallèle avec le nazisme, avec un accent mis sur la séquence 1939-1941.
Mais donc dès 1989, cette question a été importante, voire centrale : elle a divisé un mouvement comme Solidarnosc très rapidement. En Hongrie, un leader comme Orban a très vite considéré que le communisme était resté sous une forme ou sous une autre donc qu’il fallait faire quelque chose de différent, s’appuyer sur d’autres forces, etc. Ajoutez à cela la récurrence des « affaires » sur des anciens membres des mouvements de contestation qu’on accuse régulièrement (Lech Walesa, par exemple) d’avoir été des agents du régime, des indicateurs, etc.
Ce qui était frappant avec les 20 ans de la chute du Mur c’est qu’en arrière fond d’une commémoration de la fin du Rideau de fer on entendait toutes sortes de discours inquiets sur les murs qu’on dressait et redressait dans le monde contemporain. Quelques années plus tard le monde s’est habitué à ces murs et avec les 30 ans, ce qui me frappe, c’est que désormais on met l’accent – notamment dans les publications académiques – sur la complexité du processus de démocratisation et d’intégration dans l’économie de marché (et notamment sur ses échecs, à la lumière des évolutions politiques à l’Est), ainsi que sur la longue année 90, pour montrer que les jeux n’étaient pas faits et que des alternatives ont été abandonnées.

21 mars 1991. Source : NATO photos.
Dans un monde académique où la gauche se porte encore bien, on insiste sur la confiscation du processus de démocratisation avec l’arrivée d’acteurs économiques et politiques libéraux comme l’Union Européenne, les institutions internationales comme le FMI, et l’expertise américaine des « exportateurs de modèles ». On met en avant le fait qu’on a été obligé de faire une transition orientée, orientée comme l’ont été les trajectoires des pays du Sud.
Par ailleurs, pour poursuivre la comparaison avec les pays du Sud et notamment l’Amérique latine, on a eu tout de suite une démocratie accusée d’être essentiellement technocratique où le peuple n’est pas représenté parce qu’on craint ses impulsions. Et on invoque très vite le passé nationaliste de ce peuple. On se souvient, à cet égard, des initiatives diplomatiques de Balladur pour éviter qu’on touche aux frontières. On souhaite placer toutes ces transitions sous la surveillance d’instances comme des tribunaux constitutionnels, des banques centrales indépendantes. On favorise aussi des gens qui vont être formés par des partis européens, comme par exemple les fondations allemandes.
L’autre interprétation très en vogue est qu’on a abouti qu’à une nouvelle division du contient dont la Russie aurait été exclue de toute cette construction. L’OTAN a triomphé, et s’est bientôt étendue à l’Est. On établit un lien direct entre les sursauts nationalistes de la Russie, les malheurs en Europe Centrale, et cette mauvaise gestion de 1989.
Ces affirmations sont elles toutes infondées ?
C’est avant tout une réinterprétation a posteriori, en fonction des préférences pour d’autres voies, et en constatant que les pathologies de la démocratie et du néolibéralisme pointées pour l’Est (et le Sud) sont en train de toucher l’Ouest. Une partie des gens ne voulaient pas une transformation profonde de leur société. Et il y a bien eu des oukases qui sont arrivés de l’extérieur pour dicter comment faire un système économique et un système politique. Donc bien entendu ces jugements sont recevables mais aujourd’hui on met l’accent uniquement là-dessus, autour de l’idée d’une occasion manquée d’aller vers un sympathique système socialiste réformé qui aurait été un modèle pour les Européens. Selon ce narratif on aurait eu la paix sur le continent parce que tout le monde aurait intégré la Russie dans un grand système européen sans l’OTAN et sans les Américains.
Mais ça ne s’est pas fait et on refuse d’accepter cela et de comprendre pourquoi cela n’a pas eu lieu. On se focalise sur les écrits de certains personnages qui étaient en minorité dans la transition, qui n’ont pas gagné les élections et ont ainsi été marginalisés. C’est par exemple le cas en RDA, ou avec les militants écologistes qui accusent Vaclav Havel de les avoir instrumentalisés. On reste sur cette idée d’occasion manquée.
Vous racontez, dans votre livre, qu’Helmut Kohl a fait parvenir au chef des services secrets pakistanais un morceau du mur de Berlin, mettant ainsi en valeur un lien de causalité entre le combat contre les Soviétiques en Afghanistan et la chute du Mur. Quels liens peut-on établir entre les différents coups portés à l’URSS au niveau global et leurs conséquences en Europe Centrale ?
Sur le contexte général, il faut rappeler que la vague démocratique a commencé ailleurs. L’idée du People power prend de la force en particulier à partir des Philippines en 1986. Par ailleurs, la Hongrie et la Pologne étaient influencées par l’exemple des transitions ordonnées en Espagne et par les transitions par en haut de la Corée du Sud ou de Taïwan, celui d’une démocratisation octroyée et progressive. Il y avait la conscience d’un grand mouvement et d’une large circulation des idées à l’échelle des continents. Tienanmen, on l’a dit, a eu un impact indéniable sur les décisions des dirigeants comme des opposants.
« La Hongrie et la Pologne étaient influencées par l’exemple des transitions ordonnées en Espagne et par les transitions par en haut de la Corée du Sud ou de Taïwan. »
En revanche, je ne suis pas si sûr que cela que la guerre d’Afghanistan ait eu un impact si important ou tout du moins pas directement. Les Soviétiques ont essayé de se désengager du Tiers monde. Ils ont eu une sorte de gueule de bois impériale après les euphories de la fin des années 70. Même les grands idéologues qui pensaient qu’on pourrait semer le communisme dans le Tiers monde se sont dit – en gros – « qui sont nos alliés ? Ce sont les plus pauvres au monde. » Ce qui était vrai : du Yemen à l’Afghanistan en passant par le Mozambique et Cuba, ce n’était pas brillant, au moment où émergent les Nouveaux Pays Industriels

Source : AFP/Robert Sullivan.
Le tout était de se désengager sans trop perdre la face, car la question du statut et du rang restait fondamentale. C’est quelque chose qu’on voit bien lors de le Sommet de Malte, en décembre 1989, lorsqu’on lit les minutes. Gorbatchev dit que finalement ce serait bien de faire un condominium entre les deux grandes puissances. Mais l’URSS a perdu la main et s’essaye de se débarrasser de ses boulets – l’Afghanistan depuis février 1989, parmi tant d’autres. De surcroît, le contrechoc a fait que l’Europe de l’Est entrait de plus en plus dans la catégorie des boulets coûteux pour l’Union soviétique : une zone à laquelle on cédait de l’énergie (pétrole, gaz) à prix très avantageux au lieu de mettre cette énergie sur le marché mondial.
« L’Europe de l’Est entrait de plus en plus dans la catégorie des boulets coûteux pour l’Union soviétique : une zone à laquelle on cédait de l’énergie à prix très avantageux au lieu de la mettre sur le marché mondial. »
En 1987, Paul Kennedy publiait un livre « Naissance et déclin des grandes puissances » et insistait sur la question de la sur-expansion impériale des États-Unis. Trente ans après on lui donne plutôt raison, mais à la fin des années 1980, c’étaient clairement les Soviétiques qui étaient en état de sur-expansion impériale.
Mais d’un autre côté, il est intéressant de voir qu’on assiste aussi à une nostalgie assez « tiers-mondiste » : il y a l’idée qu’entre l’Europe centrale et les pays du Sud il y avait une vraie solidarité, la première aidant les seconds, formant les étudiants, et soutenant leurs luttes anti-impérialistes. On met l’accent sur le fait que cela se passait bien (ce qui n’était pas toujours le cas, certains immigrés africains ou vietnamiens eux ayant pris quelques coups…pendant que les femmes cubaines fascinaient). Il y a cette idée que le socialisme, non seulement c’était bien mais qu’en plus il y avait un vrai internationalisme.
Ce n’était pas totalement faux : qui soutenait Mandela ? Aujourd’hui les pays occidentaux ne jurent que par lui, mais qui le soutenait à l’époque ? Aux Etats-Unis on le considérait comme un terroriste et ce jusqu’à la fin des années 90. Beaucoup de causes plus que louables, comme la condamnation et la dénonciation du régime de Pinochet, les prises de position anti-impérialistes à l’ONU, le soutien à l’émancipation raciale étaient avant tout portées par le camp socialiste.
1989 a été la fin d’un monde, mais également le début d’un autre où surgissent de nouveaux défis…
On considère assez justement que 1989 est le point de départ de nouveaux défis, à l’Est comme dans le monde, auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui : le débat sur l’islamisme commence avec l’affaire Rushdie et les affaires de voile en France ou en Belgique. L’histoire d’Al-Qaida a été bien mieux connue après l’évacuation soviétique d’Afghanistan. On a tendance à dire que le monde est dangereux et plus imprévisible qu’avant, que la Russie est redevenue un vecteur d’instabilité mais il faut bien voir que dès le début des années 90, les fameux conflits gelés comme la Transnistrie, le Haut-Karabagh sont causés par les modalités du démembrement de l’URSS. À côté de cela, certains nombre de figure publiques comme Al Gore annonçaient un ‘Holocauste climatique‘, le GIEC se constitue dès 1988, on prépare la conférence de Rio, l’altermondialisme prend son essor, etc.

Et puis, ce qu’il faut vraiment avoir en tête, c’est que ce début des années 90 n’est pas si triomphal qu’on le dit la plupart du temps. On était très pessimiste, très inquiets sur le retour des questions de nationalité qui avaient déstabilisé l’Europe, mais aussi des rivalités entre petits États et c’est comme cela qu’a été vécue la fin de la Yougoslavie. De la même manière, on a très vite comparé la Russie à l’Allemagne de Weimar vaincue et humiliée.
On ne parlait pas encore beaucoup de la Chine mais les États-Unis s’inquiétaient de la montée en puissance du Japon. C’est une des raisons pour lesquelles les Américains ont voulu sortir de la Guerre froide : le sentiment que le jeu devenait avant tout commercial, et se jouait entre blocs économiques, dont le Japon. On était donc pas dans un optimisme béat en 1990 et aujourd’hui on retrouve des questions qui nous semblent très récentes mais qui en fait ont 30 ans.
Propos recueillis par Gwendal Piégais