Les Slovaques sont-ils réellement« pro-russes » ?

Dominik Želinský, sociologue et poète slovaque, réagit dans les pages de l’hebdomadaire culturel et politique tchèque « A2 » à un sondage selon lequel la population slovaque souhaiterait majoritairement une victoire russe en Ukraine et pointe la dérive nationale-conservatrice de la gauche slovaque.

L’article de Dominik Želinský a été publié par l’hebdomadaire A2. La traduction a été réalisée par Adrien Beauduin

Début septembre, le quotidien slovaque Denník N a publié une analyse des données recueillies dans le cadre d’un vaste sondage en cours intitulé « Comment ça va, Slovaquie ? », lancé en 2020 en coopération avec l’Institut de sociologie de l’Académie slovaque des sciences et les agences MNFORCE et Seesame, afin d’examiner les opinions de la société slovaque à l’égard des questions d’actualité. Cette fois-ci, ses résultats ont résonné plus fort que d’habitude, car la principale conclusion était que – selon les mots de Daniel Kerekes de Denník N, qui a analysé les données du projet – « en Slovaquie, le souhait dominant est que la Russie gagne la guerre ».

Selon l’interprétation de Kerekes, 52,1 % des personnes interrogées souhaitent une victoire de la Russie, tandis que 30 % seulement souhaitent une victoire de l’Ukraine qui se défend. Cela a donné l’impression d’un miroir vraiment dramatique ; en particulier pour les groupes sociaux orientés vers la démocratie, qui croyaient que, en dehors des îlots de déviance pro-russes, leur sentiment pro-ukrainien déterminait l’attitude générale envers l’agression russe en Ukraine.

« Comment voulez-vous que la guerre en Ukraine prenne fin ? » Les répondants avaient le choix entre un nombre de 1 (rouge), une victoire claire de la Russie, à 10 (bleu), une victoire claire de l’Ukraine.

Toutefois, si nous examinons plus en détail les données et le contexte de leur collecte, ce chiffre dramatique de 52,1 %, qui nous permet de parler d’une « majorité » de Slovaques « souhaitant une victoire russe », semble un peu moins désastreux. En effet, un problème assez sérieux est apparu dans l’interprétation des données elles-mêmes, puisque l’auteur de l’analyse a classé les répondants (inscrits sur une échelle de 10 points, où 1 signifie le soutien à la Russie et 10 à l’Ukraine) qui ont choisi une valeur de 5 (techniquement du côté russe de l’échelle) comme partisans d’une victoire russe. Cependant, il est probable que les gens ont choisi cette valeur comme une valeur neutre, une alternative à « Je ne sais pas » ou une opinion qu’ils ne se soucient pas du résultat – du moment que la guerre se termine.

En juillet, lorsque la collecte des données a été effectuée, la contre-offensive ukrainienne n’avait pas encore eu lieu, et une partie de la société, sous l’impression d’une nette supériorité russe et de l’imminence de la crise, a pu être encline précisément à l’idée que la guerre devait se terminer le plus rapidement possible, donc par une victoire russe. Quoi qu’il en soit, si nous n’incluons parmi les partisans clairs de chaque parti que ceux qui ont exprimé un choix clair, nous obtenons des chiffres légèrement plus équilibrés : 25,5 % pour l’Ukraine, 32,4 % pour la Russie, et 42,1 % qui ne savent pas ou ne se soucient pas de l’issue du conflit.

Malgré cette correction, le fait demeure : près d’un tiers de la population slovaque soutient l’agression russe en Ukraine ou espère une victoire russe, soit plus que ceux qui souhaitent une victoire ukrainienne.

Le virage conservateur d’une partie de la gauche

A quoi peut-on attribuer ce niveau de soutien à la Russie en Slovaquie ? Il s’agit sans aucun doute d’une combinaison complexe de facteurs éphémères et à plus long terme. Un élément frappant, par exemple, est l’inclinaison pour un gouvernement dirigé par un homme fort sans parlement, modèle politique auquel, selon plusieurs sondages, environ la moitié des personnes interrogées souscrivent (le chiffre est passé de 25 % en 2020 à près de 50 % en 2022). Parmi ces facteurs, il y en a un qui se démarque, et qui est également pertinent pour le discours public tchèque : le virage conservateur d’une partie de la gauche slovaque.

En effet, si l’on examine de plus près les données, les partisans les plus acharnés de la victoire russe sont les électeurs du parti fasciste Republika (République) et du parti anciennement social-démocrate Smer-SD. C’était déjà le cas en mars 2022, lorsque les électeurs de ces deux partenaires improbables (il y a quelques années à peine, le Smer-SD, par la bouche de son dirigeant, l’ex-premier ministre Robert Fico, disait construire une « digue contre le fascisme » représenté par le ĽSNS, prédécesseur de Republika) approuvaient dans les sondages l’affirmation selon laquelle l’initiateur de la guerre en Ukraine n’était pas la Russie, mais les États-Unis ou l’Ukraine elle-même.

Avec le parti fasciste Republika, les politiciens de Smer sont aujourd’hui les principaux diffuseurs de la propagande russe.

Smer, qui est entré en politique en tant que gauche de la « troisième voie », avait déjà commencé à se tourner vers le nationalisme conservateur lors de la crise des réfugiés en 2015. Cette dérive s’est accélérée après le meurtre du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová en 2018, lorsque le leader de Smer et premier ministre de l’époque, Robert Fico, a pleinement adopté le répertoire rhétorique et la pensée conspiratrice de l’extrême droite en accusant George Soros et l’ambassade américaine d’avoir organisé les manifestations qui ont conduit à sa chute. La pirouette finale a ensuite été effectuée par le Smer et Fico après les élections de 2020, qui ont fait de Smer un parti d’opposition et porté le populiste Igor Matovič au pouvoir.

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Après le départ des forces les plus libérales du Smer vers le nouveau parti Hlas (Voix), dirigé par Petr Pellegrini, le Smer a entamé une politique de rue agressive, dont le principal motif était la lutte contre les mesures anti-Covid et la diffusion de conspirations sur l’origine des vaccins, ainsi qu’une rhétorique de plus en plus radicale (Fico qualifie les journalistes de « troupeau de porcs de Soros », et les attaques contre les personnes LGBT sont également courantes). Son point culminant actuel est l’absorption complète du récit de la propagande russe sur le rôle des États-Unis et de l’OTAN dans la provocation présumée de la Russie, y compris les conspirations extrêmes sur la soi-disant torture ukrainienne des enfants dans le Donbass après 2014. Avec le parti fasciste Republika, les politiciens de Smer sont aujourd’hui les principaux diffuseurs de la propagande russe.

Ainsi, si nous nous demandons pourquoi un tiers des Slovaques est aujourd’hui du côté de la Russie, le virage conservateur de la gauche locale joue un rôle important – exactement le type de virage conservateur que certains intellectuels (comme Petr Drulák) encouragent aujourd’hui en République tchèque. Dans le cas de Smer, qui, il y a quelques années seulement, voulait appartenir au « noyau dur de l’UE », on a assisté à une déviation extrême des principes de la gauche démocratique vers des thèmes conservateurs (rhétorique anti-UE et anti-LGBT), ce qui a conduit le parti à converger assez rapidement avec ses adversaires idéologiques initiaux sous la forme des fascistes de Marian Kotleba (ĽSNS) et de l’après-Kotleba (Republika) et à mener un travail d’agitation extrêmement actif (et agile), d’abord contre les mesures anti-Covid et maintenant en faveur des intérêts russes. Ainsi, le parti autrefois de gauche est progressivement devenu la force la plus active de l’extrémisme nationaliste pro-russe en Slovaquie. Bien sûr, ce n’est pas toute l’histoire, mais une partie non négligeable de celle-ci.

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