Polonais et Ukrainiens ont défilé par milliers dans les rues de la capitale polonaise, samedi 25 juin, en soutien aux causes LGBTQ+ et ukrainienne. « Les communautés LGBT+ polonaises et ukrainiennes se comprennent » nous dit Lenny Emson, à la tête de la KyivPride. Reportage.
(Correspondance à Varsovie) – C’est une marée arc-en-ciel qui, sur le coup de 14h, s’est emparée du parc Swiętokrzyski, attenant à l’imposant Palais de la Culture et de la Science. À Varsovie ce samedi 25 juin, sous un soleil de plomb, il régnait une ambiance festive, à l’occasion de la marche des fiertés. Le cortège, flanqué d’une trentaine de « chars-disco » — des plateformes roulantes — s’est mis en branle sur près de quatre kilomètres dans le centre de la capitale polonaise. Cette année, pour marquer la 23e édition varsovienne de l’évènement célébrant la diversité LGBTQ+, le bleu et le jaune étaient à l’honneur, bien visibles sur ces multiples drapeaux ukrainiens entremêlés aux étoffes multicolores : main dans la main, la KyivPride ukrainienne et son équivalent varsovien ont fait cause commune en défilant dans les rues de capitale polonaise.
Une décision qui allait de soi du fait que, guerre en Ukraine oblige, la menace de bombardements sur Kiev pèse toujours et la loi martiale décrétée par le gouvernement ukrainien proscrit tout rassemblement. Elle se justifie également par la proximité géographique que partagent les deux pays, et aussi par l’indéfectible solidarité dont a fait preuve la société civile polonaise à l’égard des réfugiés ukrainiens depuis le début de l’invasion russe.

« C’est la première fois dans l’histoire mondiale de la Pride qu’une telle initiative voit le jour », se réjouit Lenny Emson, à la tête de la KyivPride ukrainienne, joint par Le Courrier d’Europe centrale en amont de l’événement. « Et puis, les communautés LGBT+ polonaises et ukrainiennes se comprennent en quelque sorte. Elles partagent les mêmes problèmes en matière d’homophobie ou de transphobie ». A l’instar des crimes de haine basés spécifiquement sur le genre, rarement poursuivis, ou du refus du mariage pour tous. Mais au-delà de cette affinité naturelle, insiste Lenny Emson, cette marche conjointe était surtout là pour la paix. « Notre objectif, c’est d’être visible et faire du bruit contre l’agression russe, et par le fait même, pour rester en vie. Car si l’Ukraine n’est pas soutenue et finit par être occupée par la Russie, ce sera notre enterrement, à nous LGBTQ+. Nous serons les premiers à être pourchassés, éradiqués. »
« Les Ukrainiens ne veulent pas devenir un pays homophobe ni xénophobe sous la houlette du Kremlin. »
Marcin Jaworek
Un discours que rejoint Oksana, drapeau ukrainien sur les épaules, qui prend part au défilé. « Je vis en Pologne depuis six ans, et je n’ai jamais pu participer à la marche des fiertés de Kyiv. Me voilà donc comblée, même si j’aurais préféré que ce soit chez moi, dans mon pays », affirme cette Ukrainienne de 24 ans, qui peine à se faire entendre avec la musique. À ses côtés, Anna, du même âge, a elle aussi l’impression de « vivre une véritable célébration », de quoi trancher avec la détresse du 24 février dernier, jour du déclenchement de la guerre par Vladimir Poutine où elle a dû se réfugier en Pologne.
Un peu plus loin, sourire aux lèvres, Marcin Jaworek applaudit l’initiative, signe de « notre élan solidaire vis-à-vis des Ukrainiens ». Homokomando, l’association luttant pour les droits des personnes LGBTQ+ dont fait partie ce Polonais, a déjà confectionné des filets de camouflages et des gilets pare-balles destinés à l’Ukraine. « Beaucoup de LGBTQ+ ukrainiens ont rejoint les rangs de l’armée. C’est est un beau pied de nez à ceux de droite qui accusent les personnes LGBT de ne pas pouvoir défendre le pays ! C’est une guerre contre la liberté que mène la Russie, où les personnes LGBTQ+ ne peuvent d’ailleurs même plus organiser de parade. En 2014, les Ukrainiens ont défendu la liberté à Maïdan, et des vies ont été perdues au nom des valeurs européennes. Les Ukrainiens ne veulent pas devenir un pays homophobe ni xénophobe sous la houlette du Kremlin. »

L’ombre du PiS homopobe
Autour de lui, on chante, on se déhanche, on proclame « l’amour pour tous ». L’ambiance est bon enfant, et on oublierait presque que cette marche des fiertés se tient dans la Pologne des nationaux-conservateur du PiS (Droit et Justice), au pouvoir depuis 2015. On est à des lieues de cette Pologne désormais connue pour ses « zones libres de l’idéologie LGBT » décrétées par des collectivités locales — sans valeur légale toutefois—, ou encore des rhétoriques homophobes qui prospèrent jusqu’au sommet de l’État : en juin 2020, en campagne pour sa réélection, le candidat Andrzej Duda était allé jusqu’à assimiler « l’idéologie LGBT » au communisme. Les hommes en soutane sont aussi abonnés à ce genre de déclarations. La plus célèbre en date : celle de l’archevêque Jędraszewski de Cracovie, qui en 2019, ne s’était pas privé d’évoquer la prétendue menace de la « peste arc-en-ciel » sur les « âmes, les cœurs et les esprits » des Polonais.
Pas étonnant, donc, si la Pologne figure dernière, parmi les membres de l’Union européenne, au récent classement de l’ONG internationale ILGA-Europe sur l’ouverture aux minorités sexuelles, publié en mai 2022. Occupant le 44e rang sur 49 pays étudiés d’Europe et d’Asie, la Pologne est devancée par l’Ukraine de cinq places. « Le principal problème de la communauté LGBTQ+ en Pologne, c’est que le gouvernement fait de nous l’ennemi public numéro un, le tout avec la bénédiction de l’Église catholique. On nous accuse de vouloir détruire les familles, d’abuser les enfants… Alors que c’est tout l’inverse ! Nous voulons aussi fonder des familles, pouvoir avoir droit au mariage », regrette Marcin Jaworek.
« Pour changer de sexe, en Pologne, il faut poursuivre ses propres parents en justice. »
Emilia
Un discours qui, à la longue, couplé parfois à des attaques physiques, devient lourd à porter. « Aujourd’hui, exceptionnellement, je ne l’ai pas pris mon gaz lacrymogène. Mais je ne me sens pas en sécurité dans l’espace public. Nous sommes constamment sous pression », confie Emilia, 30 ans. Sous une tente, en marge du cortège, la Polonaise distribue éventails multicolores et dépliants sous la tente d’un centre consacré à la santé mentale des personnes LGBTQ+ à Varsovie, particulièrement à risque. Et pour cause, d’après le rapport de 2021 du Centre de recherche polonais sur les préjugés, 44 % des représentants de la communauté déclarent souffrir de symptômes sévères de dépression ; 55 % confient avoir parfois des pensées suicidaires ; et 37 % affirment ne pas divulguer pas leur orientation sexuelle aux membres de leur famille.
« La pression que ressentent les personnes LGBTQ+ peut venir des parents qui n’acceptent pas leurs enfants, et c’est encore pire pour personnes transgenre », affirme Emilia. Qui se s’estime toutefois plutôt chanceuse : « Pour changer de sexe, en Pologne, il faut poursuivre ses propres parents en justice. Heureusement les miens étaient d’accord. Le jour où j’ai pu changer de sexe à l’état civil, il y a deux ans, je me suis sentie enfin moi-même ! »

Évolution des mentalités
Emilia a l’impression malgré tout que les mentalités évoluent. « Lors de la première marche des fiertés de Varsovie [en 2005], les participants se voyaient lancer des pierres, et depuis la parade est devenu un grand festival ! » souligne-t-elle, en ajoutant que de telles marches, en plus d’être de plus en plus populaires, s’immiscent désormais dans des localités aux quatre coins du pays.
Un phénomène d’ouverture qui se traduit dans les statistiques, alors que le mariage pour tous fait son chemin auprès des Polonais et Polonaises. Et sur le terrain, aussi : samedi, seul une poignée d’irréductibles agitaient des pancartes pestant contre « l’idéologie LGBT ».
Pour Paweł, un trentenaire Polonais qui a fait le trajet depuis Berlin, où il habite depuis un an, il ne fait pas de toute que les lignes sont en train de bouger. Tranquillement, mais sûrement. « En 2005, quand j’ai compris que j’étais homosexuel, il n’y avait qu’une seule personnalité qui avait annoncé sa sortie du placard, c’était Robert Biedroń [de la coalition de gauche Nowa Lewica]. Il y en a de plus en plus aujourd’hui ! Le changement, je le vois, il y a beaucoup plus de marches des fiertés en Pologne qu’il n’y en avait dans les années 2000. Et regardez tous ces jeunes, pour moi c’est l’avenir politique et social de la Pologne. Et il est prometteur. »