Les Hongrois d’Ukraine, petit pion sur le grand échiquier

La minorité hongroise qui vit dans l’Ouest de l’Ukraine, dos à la frontière, est-elle menacée par les groupes nationalistes ukrainiens ? Les Magyars ont-ils des velléités séparatistes ? Quelle est leur relation avec Budapest ? Nous avons interrogé trois géographes spécialistes de la région.

Il y un an à peine, au mois de février 2018, un incendie criminel a visé un point névralgique de la présence hongroise en Ukraine, le centre administratif de l’Association culturelle hongroise de Subcarpatie (KMKSZ), à Oujgorod (Ungvár, en hongrois). Budapest a attribué l’agression aux nationalistes ukrainiens et fait porter la responsabilité sur Kiev, mais ce sont trois Polonais d’extrême-droite et pro-russes qui se trouvent à l’heure actuelle sur le banc des accusés d’un tribunal de Cracovie. Leur commanditaire aurait été un Allemand lié au parti d’extrême-droite AfD, Manuel Oschenreiter. L’agence de presse polonaise TVP.info voit la main des services secrets russes, lesquels auraient tenté d’envenimer les relations interethniques pour déstabiliser l’Ouest de l’Ukraine et d’alimenter les tensions entre Budapest et Kiev. Pour l’heure, en l’absence de preuves, l’implication de Moscou n’est toutefois qu’une hypothèse.

Entretien avec Ágnes Erőss, Patrik Tátrai et Katalin Kovály réalisé par email au mois de décembre 2018. Ces trois géographes à l’Académie hongroise des sciences sont auteurs d’un rapport sur la situation de la minorité hongroise en Ukraine publié en anglais en novembre 2016 : Effects of the Ukrainian Crisis in Transcarpathia: the Hungarian Perspective.

La presse hongroise rapporte régulièrement des tensions entre Hongrois et nationalistes Ukrainiens. Quelle est la situation sur le terrain ?

La situation est plutôt pacifique. Les tensions découlent de la politique et ne caractérisent pas les relations interethniques (interpersonnelles). L’opinion générale est que les nationalistes ukrainiens qui génèrent des tensions viennent de « l’autre côté de la montagne » (c’est-à-dire de l’extérieur de la Transcarpatie). Cependant, une campagne médiatique contre les Hongrois a débuté il y a un an environ. Les qualifier de « séparatistes » peut également influencer les Ukrainiens de la région. À plus long terme, cela peut entamer la coexistence traditionnellement plutôt pacifique des habitants de différentes origines ethniques. Mais jusqu’à présent, aucune attaque violente n’a été perpétrée contre des Hongrois, à l’exception de la destruction du bureau central de la principale organisation culturelle et du parti ethnique hongrois (KMKSZ) et de dommages causés à certains symboles hongrois dans la région (drapeaux, monuments…).

Les nationalistes ukrainiens dénoncent les velléités sécessionnistes de la minorité hongroise. Est-ce un scénario envisageable ?

Il y a quelques jours, la quatrième partie de la série documentaire « Szomszédaink a magyarok: Kárpátalja » a été présentée. (« Nos voisins les Hongrois : Transcarpatie ». Voir la bande-annonce ici). Dans ce documentaire (et dans d’autres interviews), le gouverneur de Transcarpatie, Gennadij Moskal, réfute catégoriquement toute intention sécessionniste des habitants de Transcarpatie. En outre, aucun homme politique hongrois (dans le pays-mère ou en Transcarpatie) n’a revendiqué un tel besoin. En examinant les processus ethno-démographiques, on comprend pourquoi ce serait absurde. La part des Hongrois dans la population de Transcarpatie n’a jamais dépassé 31% au cours des derniers siècles et, à l’heure actuelle elle ne représente plus que 12% (selon le dernier recensement de 2001). La plupart des personnes actives travaillent à l’étranger. On peut difficilement trouver un parallèle avec la situation de l’Ukraine orientale d’avant-guerre, mais la peur de la sécession des régions périphériques ukrainiennes trouve son origine dans ce traumatisme. Quoi qu’il en soit, il n’existe aucun mouvement séparatiste, officiel ou pas.

D’un autre côté, les aspirations autonomistes ont un plus grand soutien. Par exemple, lors du référendum de 1991, la majorité des habitants de Transcarpatie a voté en faveur d’un statut d’autonomie de « l’oblast », mais qui ne s’est jamais concrétisé. Au cours des dernières décennies, la minorité hongroise a élaboré des plans d’autonomie ethnique (culturelle et territoriale). Mais dans les circonstances actuelles, la question de l’autonomie hystérise la majorité. Du coup, les aspirations de la minorité hongroise actuelle ne visent qu’à la protection des droits acquis.

En Ukraine subcarpatique, le séparatisme hongrois n’est pas à l’ordre du jour

Qui représente politiquement les intérêts de la minorité hongroise ? Les intérêts de Budapest et de la minorité en Ukraine sont-ils convergents ?

L’élite de la minorité hongroise de Transcarpatie est peu nombreuse et représentée principalement par László Brenzovics, président de KMKSZ et membre du parlement à Kiev (Verkhovna Rada) et par Ildikó Orosz, recteur de l’Institut hongrois Ferenc Rákóczi II de Transcarpathie, à Berehovo (en hongrois, Beregszász), et présidente de l’Organisation des enseignants hongrois de Transcarpathie (KMPSZ). Leur situation est assez étrange. D’un côté, le KMKSZ avec László Brenzovics et le parti de Porochenko (Bloc Petro Porochenko « Solidarité ») sont des alliés en théorie, ou du moins Brenzovics est entré au parlement sur la liste du parti de Porochenko en 2014. De l’autre, KMKSZ est fortement dépendant du soutien financier hongrois et se comporte comme un parti satellite du Fidesz, puisque depuis 2010, le Fidesz et le gouvernement hongrois avaient pour objectif de créer des relations clientélistes et de patronage par-delà la frontière. Dans ce contexte, les intérêts de Budapest et de l’élite minoritaire ne font pas simplement converger, ils sont identiques.

Les démocraties libérales ferment les yeux lorsque l’Ukraine prive ses minorités de leurs droits.

Dans la géopolitique contemporaine, même les démocraties libérales ferment les yeux lorsque l’Ukraine prive ses minorités de leurs droits. Par exemple la nouvelle loi sur l’éducation, ou la loi sur la langue qui, dans certains domaines, garantit moins de droits aux minorités que pendant l’Union soviétique. En retour, la Hongrie – afin de protéger les droits de la communauté hongroise transcarpatique – fait obstruction à l’Ukraine dans les institutions internationales. Il ne faut pas oublier que dans le cas de la Roumanie et de la Slovaquie, où la part de la population hongroise est élevée, le développement des droits des minorités s’est arrêté après leur adhésion à l’UE. Car après l’adhésion, ces pays ne s’y sont plus intéressés (extension des droits, contrôle/surveillance de l’application des réglementations existantes, cf. la loi sur les langues en Slovaquie entrée en vigueur en 2009). Néanmoins, il est clair que les efforts du gouvernement hongrois manquent de crédibilité, car il ne se soucie pas vraiment des droits de l’homme sur son propre territoire national.

La communauté hongroise a-t-elle d’autres alliés en Ukraine ?

La communauté hongroise en Ukraine est pratiquement réduite aux Hongrois vivant en Transcarpatie (le nombre de Hongrois ailleurs en Ukraine étant minime). La Transcarpatie a toujours été le foyer de divers groupes ethniques, linguistiques et religieux, et ces diverses communautés sont des alliés naturels face aux facteurs externes qui limitent les droits ethniques et linguistiques. Par exemple : depuis l’annonce des premières mesures concernant la modification de la loi sur l’éducation (interdisant l’enseignement dans les langues minoritaires au-delà de l’école primaire), les communautés roumaine et slovaque ont également fait entendre leur voix aux côtés de la communauté hongroise. Cependant, il est important de noter que ces communautés ethniques sont soutenues par leurs États-parents respectifs. Dans ce cas précis, la Roumanie, la Bulgarie et la Pologne ont également fait valoir leurs critiques et ont agi de concert au sein de forums internationaux. Mais compte tenu de l’assimilation avancée de certaines de ces communautés, seuls les Roumains – comparables aux Hongrois en termes de taille de la population et de compacité de leur peuplement – sont très concernés par cette question. Ce sont eux les principaux alliés des Hongrois.

Budapest ne joue-t-elle pas avec le feu en faisant obstruction à l’Ukraine dans les instances internationales, plaçant ainsi la minorité dans une position délicate ? Comment analyser la position de la minorité hongroise en Ukraine d’un point de vue géopolitique ? Est-elle coincée entre un axe Moscou-Budapest et un axe Washington-Kiev ?

Parler d’un « axe Moscou-Budapest et « Washington-Kiev » est une simplification excessive. La Hongrie est une allée de l’OTAN et un État membre de l’UE. Cependant, de temps en temps, la politique du gouvernement peut soulever des questions et des préoccupations concernant l’orientation occidentale du pays. Mais depuis 2014, Budapest n’a reconnu ni l’annexion de la Crimée ni la sécession de l’Ukraine orientale. De plus, elle veille systématiquement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine dans les enceintes internationales. Certains disent qu’il est dans l’intérêt de la Russie de générer des tensions en Transcarpatie afin d’affaiblir davantage l’Ukraine.

Il existe des parallèles entre les Hongrois de Voïvodine pendant les guerres de Yougoslavie et les Hongrois dans la Transcarpathie d’aujourd’hui.

Peut-on établir un parallèle entre la situation actuelle des Hongrois d’Ukraine avec celle des Hongrois de Voïvodine à la fin des années 90, lors de la guerre du Kosovo et dans les années qui ont suivi ? Le gouvernement Orban s’était montré très « volontariste » envers la minorité face à un État affaibli et la presse rapportait abondamment alors des violences ethniques contre les Hongrois…, qui s’étaient avérées être des bagarres entre des Voïvodiniens de longue date et des réfugiés serbes fraîchement arrivés. 

Absolument. Il existe des parallèles entre les Hongrois de Voïvodine pendant les guerres de Yougoslavie et les Hongrois dans la Transcarpatie d’aujourd’hui. Pour n’en citer que quelques-uns : la crainte de conflits militaires, la propension des jeunes hommes à chercher refuge en Hongrie pour éviter d’être enrôlés dans l’armée, et la manière dont cela a affecté et influencé les décisions individuelles et familiales et leurs trajectoires de vie. Mais la situation est aussi différente sous d’autres aspects, comme l’a montré de notre enquête « TransMig » sur les migrants ex-yougoslaves réinstallés en Hongrie et en Serbie. Comme la Voïvodine, la Transcarpatie a également accueilli des réfugiés/déplacés du Donbass. Mais aucun cas de tension ou de violence n’a été signalé à ce jour. Deuxièmement, les politiciens locaux et le gouverneur de Transcarpatie, Gennadij Moskal, ont immédiatement condamné l’attaque commise récemment à l’encontre des bureaux et des bâtiments appartenant à la communauté hongroise. Alors qu’en Voïvodine il y a eu une série de violence ayant entraîné des blessures graves. Certaines ont été suivies d’enquêtes policières, ont fait l’objet de poursuites judiciaires et d’autres ont abouti à l’emprisonnement. En Transcarpatie, rien de cela jusqu’à alors.

La récession économique, conjuguée à la crise politique intérieure et à la crainte d’un conflit militaire, a créé de telles circonstances que la réponse commune est de quitter le pays pour aller chercher un revenu ailleurs.

Outre ces considérations ethno-géopolitiques, quels sont les principaux défis que doit relever la minorité ?

Ils sont les mêmes que pour nombre d’habitants de Transcarpatie : comment joindre les deux bouts ? La récession économique, conjuguée à la crise politique intérieure et à la crainte d’un conflit militaire, a créé de telles circonstances que la réponse commune est de quitter le pays pour aller chercher un revenu ailleurs. Ce n’est pas un phénomène du tout spécifique à la communauté hongroise, mais l’émigration (même circulaire ou temporaire) pose véritablement un risque pour cette communauté ethnique. Surtout si l’on considère que ce sont principalement les jeunes actifs qui partent et qui sont susceptibles de fonder leur famille à l’étranger. Outre l’émigration et le vieillissement, le faible taux de natalité contribue à la contraction de la communauté hongroise. Au final, les conditions économiques et politiques actuelles ont accéléré les processus démographiques existants, renforcé le flux d’émigration principalement de jeunes Hongrois en âge de travailler. Au-delà des niveaux individuel et familial, il convient de mentionner l’importance de garantir les droits des communautés des minorités ethniques. La modification actuelle de la législation nationale qui réduit les droits des minorités est perçue par les habitants concernés comme un risque pour la persistance des communautés hongroises (et des autres).

Pouvez-vous en dire un peu plus sur ce phénomène d’émigration ?

En 2017, nous avons mené une recherche intitulée Summa2017. Comme vous l’avez mentionné, depuis le dernier recensement de 2001, aucune donnée démographique sur la communauté hongroise de Transcarpathie n’était disponible. Le but principal de Summa2017 était de fournir une évaluation du nombre et de certains indicateurs démographiques des Hongrois en Transcarpatie. La recherche a été menée dans des zones d’habitations transcarpatiques peuplées de Hongrois, en appliquant une nouvelle méthodologie d’enquête sur mesure. Selon la Summa 2017, environ 131 000 Hongrois vivaient en Transcarpatie en 2017.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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