Les forces de sécurité bélarusses, dernier rempart du régime de Loukachenko ?

Alors que le mouvement de contestation progresse au Bélarus, les violences perpétrées contre les manifestants par les forces de l’ordre ont retenu l’attention. Qui sont ces hommes qui, sous l’uniforme, apparaissent comme le dernier rempart entre Loukachenko et la rue ? Analyse par Milàn Czerny.

Depuis la publication des résultats falsifiés de l’élection présidentielle au Bélarus, qui ont donné gagnant le président sortant, Alexandre Loukachenko, avec 80% des voix exprimées contre 10% pour la principale opposante, Svetlana Tykhanovskaya, la répression des forces de l’ordre contre les manifestants s’est intensifiée. Chaque nuit de protestation s’accompagne de scènes de violences : les forces de l’ordre frappent les participants aux rassemblements, utilisent des grenades de désencerclement et tirent des balles en caoutchouc, voire à balles réelles comme ce fut le cas à Brest, à l’Ouest du pays.

Lorsque les coupures d’Internet, orchestrées par le régime, cessent de façon temporaire et partielle, les vidéos qui témoignent de ces actes de violence sont partagées sur les chaînes du réseau Telegram, amplifiant la colère de la population contre le régime. Ainsi, alors qu’une large majorité de la population semble opposée à un nouveau mandat de Loukachenko, les forces de l’ordre jouent un rôle existentiel pour la survie du régime.

En effet, par le passé, un des aspects cruciaux qui a déterminé le succès des révolutions démocratiques, définies comme étant des mouvements populaires visant à renverser un dictateur ou chef autoritaire, est le ralliement ou du moins la neutralité des forces de l’ordre vis-à-vis des manifestants. Cela a par exemple été le cas lors de la Révolution de Velours à Prague en 1989, lorsque les hommes chargés de la sécurité du régime communiste n’ont pas réagi contre les manifestants, ou en Yougoslavie quand, le 5 octobre 2000, des cadres de la police du régime de Slobodan Milosevic ont rejoint les opposants, entraînant la chute du régime en deux jours. En 2014, la défection de certains membres des forces de l’ordre à Kiev, en faveur des manifestants rassemblés sur la place Maïdan, a également joué un rôle important dans le départ du président Ianoukovitch.

Forces de sécurité bélarusses, à Minsk, lundi 10 août au soir.

Ces exemples soulignent l’enjeu fort que représente l’évolution des relations militaro-civiles actuellement au Bélarus. Bien que la situation soit mouvante et qu’il est difficile d’établir avec certitude la probabilité de voir les hommes chargés de la répression se désolidariser du régime impopulaire de Loukachenko, il convient de s’interroger sur le rôle à venir des forces armées.

Quelles forces de l’ordre pour soutenir le régime ?

Il est tout d’abord nécessaire de dresser un état des lieux des forces chargées de la sécurité du régime. Des facteurs tels que la structure interne des forces de l’ordre, la cohésion entre les différents corps, les ressources à leurs dispositions, leurs conditions de vie ainsi que leurs statuts dans la population et aux yeux du leadership politique sont des facteurs clés pour jauger de la probabilité de leur défection. Selon une estimation basse, 120 000 hommes, sur une population de 9 millions d’habitants, sont en service actif au sein des forces de l’ordre au Bélarus. L’armée est composée de 45 0000 soldats, et environ 39 000 individus rattachés au ministère de l’Intérieur servent en tant que policier. Le nombre d’hommes chargés de la sécurité intérieure varie entre 11 000 et 14 000, dont 1400 OMON (les forces anti-émeutes) répartis à travers le territoire. Ce sont principalement ces derniers, équipés de casques et de boucliers, qui, accompagnés par des membres des SOBR (forces d’intervention spéciales) ainsi que par des hommes de l’unité « Alpha » du KGB (le service de renseignement biélorusse ayant gardé l’appellation soviétique), sont aux avant-postes de la répression contre les manifestants.

La période soviétique a laissé une trace durable sur les forces de l’ordre bélarusse. Le district militaire bélarusse réunissait la plus forte concentration de militaires en Europe (1 pour 43 habitants) et les unités parmi les mieux qualifiés de l’URSS étaient en poste sur le territoire actuel du pays. Bien que de nombreux changements ont eu lieu au sein des forces armées depuis l’effondrement de l’URSS, cette présence d’un large nombre de troupes sur le sol du pays a participé au maintien d’une certaine culture militaire et de nombreux véhicules blindés datant de la période soviétique, qui ont été ensuite modernisés sont utilisées par des forces de l’ordre actuelles. Ces engins, accompagnés de nouveaux modèles tels que les « Cayman » ou des véhicules Daijiang CS/VN3 d’origine chinoise, ont été notamment aperçus avant, durant et après les élections.

Le cloisonnement de la sphère des forces de l’ordre du reste de la société, alors en place en URSS, a été maintenu, ce qui a cultivé la méfiance de la population envers les hommes en uniformes.

En outre, la période soviétique a laissé comme héritage un système de rotation des tâches et la mise en concurrence de différentes unités les unes avec les autres afin de limiter la consolidation d’un esprit commun à l’ensemble des forces de l’ordre qui pourrait se retourner contre Loukachenko. Dans le même temps, le cloisonnement de la sphère des forces de l’ordre du reste de la société, qui était en place en URSS, a également été maintenu, ce qui a cultivé la méfiance de la population envers les hommes en uniformes et donc prévenu la création de liens de solidarité, entre les deux groupes, contre le leadership politique. Par exemple, en 2012, seulement 34% de la population indiquait avoir une confiance totale dans les forces de l’ordre. Cette méfiance trouve ses origines notamment dans la multiplication ces dernières années des cas d’indisciplines, d’alcoolismes, de corruption et de dedovchina (terme caractérisant les violences et humiliations effectués par des soldats sur l’un des leurs) au sein des forces de l’ordre.

Dans le même temps, comme le reste de la société, les forces de l’ordre sont sous-financées et cela pourrait suggérer que leur défection en faveur des manifestants est possible. Le manque de logements pour les forces de l’ordre est un problème qui n’a pas su être réglé par le régime : 1 800 personnes se trouvaient ainsi sur la liste d’attente des habitations distribuées par l’État aux hommes en service. De plus, en raison de la détérioration de l’état de l’armée et du manque de moyens, les soldats ne sont pas en capacité de « soutenir efficacement la police et les services de sécurité bélarusses en cas de contestation massive contre le régime du président Alexandre Loukachenko », comme le notait dès 2018 l’analyste Paul Goble.

La montée en puissance des forces contre-insurrectionnelles

Cette description du manque de ressources à la disposition des hommes en charge de la sécurité est tout de même quelque peu à relativiser : suite à la crise ukrainienne de 2014, marquée par les nombreuses défections dans les rangs des forces de l’ordre du régime de Ianoukovitch à Kiev, Loukachenko a craint de voir un tel scénarios se répéter à Minsk et a renforcé les structures spéciales contre-insurrectionnelles. Cette dynamique répondait également à la peur chez Loukachenko de voir la Russie tenter de déstabiliser une partie de l’Est du Bélarus, comme cela a eu lieu dans le Donbass ukrainien.

Intervention des Omon, à Grodno, dimanche 9 août. Photo : Katerina Gordeeva.

Une attention particulière a ainsi été portée par le leadership politique à différentes unités spéciales, notamment le Service de sécurité du président, les Service des opérations spéciales et le Centre opérationnel et analytique afin de se protéger en cas de défection massive. Le régime a veillé à assurer à ces unités un niveau de vie satisfaisant, à répondre à leurs besoins ainsi qu’à l’amélioration de leurs capacités en multipliant l’organisation exercices. Les Forces d’intervention spéciales de l’armée, ainsi que les troupes du ministère de l’Intérieur, ont été également entrainées aux tactiques contre-insurrectionnelle suite aux manifestations sur la place Maïdan à Kiev. Ainsi, ce portrait des militaro-civils pointe dans différentes directions en ce qui concerne la probabilité d’une défection massive en faveur des manifestants.       

Peu avant les élections, Loukachenko a multiplié les visites auprès des forces de l’ordre, afin de répandre la crainte dans la population et de s’assurer de la solidité du lien entre son régime et les forces sécuritaire.

Toutefois, depuis le début de la protestation, Loukachenko a pris soin de s’assurer du soutien des hommes chargés de la sécurité du régime. Le leader bélarusse a effectué, deux mois avant les élections, des changements au sein des ministères en nommant un nouveau Premier Ministre, Roman Golovchenko, ancien chef du comité d’état militaro-industriel, à la place de Sergueï Roumas, considéré comme étant un libéral davantage préoccupé par l’économie du pays que par la sécurité intérieure. Ce changement a permis à Loukachenko de signaler un durcissement du régime à la population ainsi que de souligner son soutien aux forces de sécurité. En outre, peu avant les élections et alors que les premiers mouvements de contestation s’organisent, Loukachenko a multiplié les visites auprès des forces de l’ordre afin de répandre la crainte dans la population et de s’assurer de la solidité du lien entre son régime et les forces sécuritaire.

Loukachenko a notamment promis l’allocation ressources supplémentaires aux forces de l’ordre, de résoudre les problèmes de disponibilité de logements et d’assurer un salaire suffisant aux forces spéciales, lors d’une visite dans une base près de Minsk, le 28 juillet. En contrepartie de ces signes de confiance du leadership politique aux forces de l’ordre, un communiqué publié sur le site du Ministère des Armées au début des élections indiquait que « l’armée bélarusse est fière de son commandant en chef, le président du pays A. Loukachenko, et sous sa direction, continuera à garantir avec fiabilité l’indépendance, la souveraineté, l’intégrité territoriale et protéger le système constitutionnel du Bélarus ».

Loyauté fragile, mais défection improbable

En revanche, malgré cette unité apparente entre le leadership politique et les forces de l’ordre, certaines failles sont apparues. Bien que les signes de contestation envers Loukachenko restent modestes, il convient toutefois de les mentionner. Avant l’élection, les hommes en uniformes ont été appelés, sur les réseaux sociaux, à publier des photos de leurs tenues assorties des slogans « l’armée avec le peuple  » ou « Sasha 3% » ; une référence au taux de popularité de Loukachenko, selon un sondage réalisé en ligne, rapidement devenu un « meme » symbolisant la contestation.

Sur Instagram, un capitaine de police bélarusse rend ses gallons après 17 ans de service. Son message: les policiers avec le peuple.

Quelques sous-officiers de police, ainsi que des membres du KGB et des forces de sécurité intérieures, avaient témoigné de leur défiance à l’égard du régime en prenant part à ce mouvement. Suite à la publication des résultats électoraux et à l’escalade des violences ces derniers jours, plusieurs dizaines de vidéos largement relayées ont montré des hommes en uniforme et face caméra dénoncer l’usage de la force contre les manifestants, indiquer leur soutien à Svetlana Tykhanovskaya et demander le départ de Loukachenko. Ces témoignages sont sans précédent et témoignent d’une colère importante dans une large frange de la population. Cependant, il ne faut pas surestimer ces actes de défiance et il serait erroné de les percevoir comme étant le signe imminent d’un mouvement de défection massif au sein des forces de l’ordre.

Les hommes, qui se sont mis en scène déchirant leurs uniformes, sont pour la plupart des individus ayant quitté les structures chargées d’assurer la sécurité du régime plusieurs mois ou années auparavant.

En effet, les hommes, qui se sont mis en scène déchirant leurs uniformes, sont pour la plupart des individus ayant quitté les structures chargées d’assurer la sécurité du régime plusieurs mois ou années auparavant. Ce sont, en somme, des témoignages avec une forte portée symbolique mais ayant peu de poids dans la balance entre la population et le régime. Les quelques officiers de police ou capitaines toujours en service, qui ont réalisé ces vidéos et ont publié leurs lettres de démission sur les réseaux sociaux, accompagnés de « l’armée avec le peuple », ont été rapidement arrêtés. Un officier nommé Ivan Kolos a, par exemple, publié une vidéo indiquant qu’il resterait en poste mais n’ « exécuterai pas les ordres criminels » qui lui sont données : seulement 20 minutes plus tard, ce membre des forces de l’ordre a reçu une visite de ces supérieurs, menacé d’être arrêté et il a dû se résigner à quitter le pays.

Aucune vidéo n’a pour l’instant montré des hommes en première ligne de la répression exprimer leur rejet du régime. Les OMON et forces chargées de la sécurité intérieur ont conduit avec zèle la répression. Ces unités semblent être véritablement en faveur de Loukachenko et leur brutalité ne répond pas à la simple exécution d’ordres mais sont les preuves d’une haine féroce contre les opposants. Plusieurs témoignages de manifestants emprisonnés puis libérés nous indiquent que les hommes engagés dans les violences sont sincèrement motivés par le sentiment d’agir pour la survie de leur pays. En outre, les forces de l’ordre ont pris part à des violences d’une telle intensité, qu’ils sont devenus complices de Loukachenko. Ils ont le sentiment de ne plus pouvoir faire marche arrière sans risquer des représailles populaires et le déclenchement d’une guerre civile. Enfin, étant donné la défiance de la population vis à vis des forces de l’ordre et le fait qu’ils soient désormais totalement dépendants de la personne de Loukachenko, les hommes en charge des répressions craignent de voir le régime s’écrouler, ce qui entraînerait la perte de leur statut et de leurs bénéfices actuels.

L’hypothèse d’un mouvement de démissions en cascade, suite au premier signe public de désolidarisation vis-à-vis de Loukachenko, d’un OMON ou haut-gradé, n’est pas à écarter. Mais il semble improbable, pour l’instant, de voir émerger un tel mouvement de défection en faveur la majeure partie de la population opposée à Loukachenko. Cela ne signifie pas que le président bélarusse va nécessairement rester au pouvoir dans les prochains jours. Mais l’unité apparente entre les forces de l’ordre et sa personne semble, tout du moins, pouvoir retarder sa chute. Dans le scénario d’une survie prolongée du régime, les forces de l’ordre risquent, de fait, de prendre une place grandissante et de disposer d’un pouvoir élargi, puisqu’elles auront assuré la survie de Loukachenko durant la crise actuelle.

Milàn Czerny

Diplômé du King's College London en War Studies, étudiant en Master à l'Université d'Oxford, spécialisé sur la politique étrangère de la Russie et le Bélarus.

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