La répression du mouvement de contestation au Bélarus a repris en intensité depuis quelques jours. Loin d’un retour aux méthodes initiales, et sans recourir aux mêmes forces de sécurité, le régime semble changer d’approche. Analyse par Milan Czerny
Au lendemain des élections au Bélarus, Alexandre Loukachenko a laissé carte-blanche aux forces de l’ordre pour conduire une répression massive contre des manifestants pacifiques. Des forces anti-émeutes OMON ainsi que des troupes d’élite – telles que les SOBR et Almaz du Ministère de l’intérieur et l’unité Alpha du KGB – ont été déployées et ont fait un large usage de munitions en caoutchouc et de grenades de désencerclement pour réprimer les mouvements de contestations. En outre, selon les chiffres officiels, du 9 au 12 août, 6 700 personnes ont été arrêtées.
À leur libération, les manifestants détenus ont pu témoigner des tortures et humiliations qu’ils ont subies, notamment dans la prison d’Okrestina à Minsk. L’ensemble de la population du pays a également pu prendre conscience de la violence déployée par les forces de l’ordre contre les manifestants, grâce aux vidéos diffusées sur le réseau Telegram.
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Cette répression intense a eu l’effet inverse que celui escompté par le régime. D’abord, les puissances européennes ont prêté davantage attention aux événements. Ensuite, la dénonciation des violences perpétrées par les forces de l’ordre est devenue une des causes principales de la mobilisation, comme l’a révélé un sondage réalisé par le projet « Mobilise ». Les manifestations ont pris ainsi une ampleur sans précédent les dimanche 16 et 22 août. Le régime a donc fait évoluer sa stratégie de répression afin de limiter le contrecoup politique des violences, tout en s’assurant de maintenir une pression importante sur l’ensemble de la population. Il est important de s’attarder sur les évolutions dans la répression déployée par le régime et d’analyser les implications de ces dynamiques.
Frapper moins, mais frapper fort
En premier lieu, les troupes déployées ne sont plus tout à fait les mêmes. Si les OMON sont toujours présents en nombres dès lors qu’un rassemblement s’organise, les forces spéciales précédemment mentionnées ne sont plus réapparus dans les rues bélarusses. Cela s’explique par le fait que ces dernières n’ont pas pour rôle principal de contenir des manifestations non-violentes – une tâche qui revient aux OMON -, et sont avant tout destinées à être déployées pour des opérations de courte-durée face à une menace réelle (du contre-terrorisme par exemple). Les forces spéciales ont ainsi fait preuve d’une violence particulièrement intense lors des manifestations post-électorales ; un type de répression que le régime tente maintenant de limiter.
Loukachenko fait évoluer sa stratégie de répression afin de limiter le contrecoup politique des violences, tout en s’assurant de maintenir une pression importante sur l’ensemble de la population.
Ces derniers jours ont cependant été marqués par un usage croissant de l’armée à des fins politiques. Or, les soldats se sont engagés avec pour mission de défendre leur pays face à une menace externe et non pas, comme cela a été le cas ces dernières semaines, pour servir la propagande et la stratégie politique d’un dirigeant qui cherche à rester au pouvoir face à une contestation populaire. Des soldats ont été déployée simultanément sur deux terrains différents. D’une part, plus d’une centaine de soldats sans insigne ont été déployés pour la première fois à Minsk le 22 août, aux abords des monuments à la gloire de la victoire soviétique sur le nazisme. Les manifestants pacifiques se sont ainsi retrouvés nez à nez avec des soldats équipés notamment de lance-grenades antichars.

D’autre part, un nombre limité d’hommes, dont des officiers de réserve, ont été mobilisés. Ces réservistes sont des hommes de moins de 27 ans qui suivent un programme éducatif en lien avec le ministère de la Défense. Cette voie est souvent utilisée pour éviter le service militaire obligatoire d’un an puisque en temps normal ces jeunes hommes sont rarement appelés à servir sur le terrain. Ils ont ainsi été mobilisés et placés au plus haut niveau d’alerte afin de participer à divers exercices dans la région de Grodno, à la frontière polonaise et lituanienne. Loukachenko a multiplié les déclarations pour présenter ces exercices comme nécessaires à la protection de la souveraineté bélarusse contre les puissances de l’OTAN qui tenteraient de déstabiliser le pays de l’intérieur en soutenant les manifestants afin de permettre le morcellement du Bélarus et l’annexion de la région de Grodno. Ce déploiement de l’armée dans les rues et à l’Ouest du pays n’est que symbolique mais joue cependant un rôle important dans la propagande du régime afin de désorienter et intimider la population.
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Deuxièmement, l’ampleur et les cibles des arrestations ont également évolué. Les arrestations de masse ont pris fin et le répression se veut davantage sélective. Les manifestations des derniers jours se sont achevées par une dizaine d’arrestations, et non plus par des milliers comme au début de la répression. Les forces de l’ordre ont également fait preuve d’un degré de violence relativement moins important qu’auparavant.
La plus faible intensité de la répression génère de nombreuses incertitudes dans la population quant aux risques encourus en s’opposant au régime, puisque les arrestations semblent avoir lieu de façon arbitraire parmi les manifestants rassemblés. Le régime veille à ne pas raviver la flamme de la dénonciation des violences de masses et cela complique, dans une certaine mesure, les possibilités pour le mouvement de faire vivre la dynamique d’opposition dans la durée.
Dans le même temps, le régime orchestre une répression plus ciblée contre des représentants de différents groupes sociaux afin d’intimider l’ensemble de leurs communautés. Des pressions sous forme de licenciements ont ainsi été exercés contre une trentaine d’acteurs du théâtre national de Bélarus, ou encore contre des figures de l’opposition présentes dans le monde de la culture. Loukachenko a également personnellement menacé les fonctionnaires de l’éducation.
Les forces de sécurité orchestrent une répression plus ciblée contre des représentants de différents groupes sociaux afin d’intimider l’ensemble de leurs communautés.
Cette stratégie de répression sélective a été illustrée, le 25 août, lorsque Serguei Dileski, le représentant du mouvement de grève à l’usine de tracteurs MTZ, membre du Conseil de Coordination créé pour préparer la transition politique du pays, a été condamné à 10 jours d’emprisonnement. Les ouvriers constituent un socle économique et symbolique du régime. Il est donc crucial pour lui de maintenir la pression sur l’ensemble de cette classe sociale, tout en veillant à éviter des grèves massives.
Une stratégie d’usure
Les évolutions dans la stratégie de répression font écho à ce que le politologue russe Vladimir Gel’man a défini comme une « politique de la peur ». Dans son analyse de la répression déployée par le gouvernement russe depuis les manifestations de la place Bolotnaïa en 2012, le chercheur explique que le Kremlin a adopté une stratégie de répression sélective en ciblant des opposants installés aux premières lignes de la contestation.
Cette répression envoie un signal qui démontre aux élites et aux citoyens ordinaires que les démonstrations publiques d’opposition peuvent être lourdement réprimées. En diffusant ainsi la peur de représailles, le gouvernement limite les signes d’opposition à un cercle restreint d’individus, tout en évitant le risque de voir une foule se lever contre la répression ; comme cela s’est produit après les violences post électorales au Bélarus. La répression est ainsi limitée en intensité mais participe grandement à façonner la sphère sociale et politique.
Le régime semble pouvoir limiter le nombre de manifestants prenant part aux mobilisations à un cercle restreint composé des individus les plus motivés.
De fait, de manière quelque peu contre-intuitive, depuis que les forces bélarusses font preuve d’un niveau de violence plus faible, le régime de Loukachenko semble avoir dans une certaine mesure repris la main. Il apparaît comme jouant un rôle davantage proactif et en capacité de graduellement éroder la dynamique du mouvement en profitant d’une certaine « fatigue » des gouvernements européennes et des médias internationaux et, surtout, de l’épuisement des manifestants qui doivent faire face à des besoins pressants en termes de revenus alors que le mouvement commence à s’étendre dans la durée. Ainsi, via cette stratégie de répression sélective semblable à celle employée par le Kremlin, le régime semble pouvoir limiter, tout du moins à court terme, le nombre de manifestants prenant part aux mobilisations à un cercle restreint composé des individus les plus motivés.
Le 27 août, Vladimir Poutine a annoncé qu’une “réserve” de forces de l’ordre russes, apparemment composée de forces spéciales du ministère de la Défense (SSO) ayant participé à l’annexion de la Crimée en 2014, pourrait venir en aide aux troupes belarusses si ces derniers se retrouvent en sous-nombre et si la situation devient « hors de contrôle » ; par exemple dans le cas où des manifestants parviendraient à occuper des bâtiments administratifs. Comme souligné par Vladimir Poutine, la Russie et la Biélorussie doivent être en mesure de s’entraider en cas de menaces dirigées contre contre leur souveraineté. Le déploiement pourrait ainsi avoir lieu dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation politico-militaire regroupant des anciennes républiques soviétiques, ou encore à travers « l’État de l’Union », un traité signé en 1999 qui vise à la création d’une confédération entre les deux pays.

Bien que le président russe a insisté sur le fait que ce déploiement n’a pas encore eu lieu et qu’il espère qu’il ne sera pas nécessaire, il semble que la stratégie de répression à l’œuvre en Russie depuis 2012 a d’ores et déjà été adoptée par le régime de Loukachenko. La proximité dans le domaine sécuritaire entre les deux pays, en termes de coopération et d’entraînements communs, ainsi que les contacts qui ont eu lieu de façon officielle et non-officielle entre des responsables des deux pays semble ainsi expliquer l’évolution de la stratégie de répression du régime bélarusse.