Les dissidents ne voulaient pas du retour de Milan Kundera en République tchèque

Dans une interview qui fait des vagues en République tchèque, l’épouse et agent littéraire de Milan Kundera évoque le trop long exil à Paris mais l’impossibilité de rentrer pour le célèbre écrivain tchèque. Věra Kunderová égratigne au passage la dissidence, alors que le pays vient de célébrer le 30e anniversaire de la révolution de velours.

Quatre de ses dix romans n’ont pas encore été publiés en tchèque et l’écrivain de 90 ans originaire de Brno ne donne plus d’interviews depuis la fin des années 1980. Le destin ambigu de Kundera et son travail suscitent encore les passions dans son pays. Sa controverse sur l’occupation avec Václav Havel en 1968 est bien connue. En 1974, il partit pour la France et décida de ne pas revenir l’année suivante.

Après la publication du livre « Nostalgique de la Tchéquie », le roman « Le livre du rire et de l’oubli » (1979), dans lequel le président Gustáv Husák est le « président de l’oubli » et le chanteur Karel Gott « L’idiot de la musique », il a été privé de sa citoyenneté tchécoslovaque. Il a acquis la nationalité Française deux ans plus tard.

Ce n’est qu’en 2006 que les lecteurs tchèques ont vu la première édition officielle de l’ouvrage de Kundera, « L’insoutenable légèreté de l’être ». Il a reçu de nombreux prix. Après novembre 1989, il s’est rendu plusieurs fois en Tchécoslovaquie et en République tchèque, mais il vit toujours à Paris avec son épouse Věra.

Milan Kundera à Paris en 1969 / Václav Chochola, ISIFA / SIPA.

Ce qui suit est la traduction d’un article publié le 26 novembre 2019 sur le site Aktuálně.cz. Traduit du tchèque par Markéta Hodouskova.

Selon Věra Kunderová, les dissidents haïssaient son mari car ils craignaient que Kundera ne prenne la tête de l’opposition politique déjà avant la révolution. « Ils ont choisi Havel comme chef de l’opposition anticommuniste (NDLR – devenu plus tard président) et craignaient que Milan, beaucoup plus connu à l’époque, veuille être lui-même à la tête de l’opposition politique. Nous avons compris cela plus tard lorsque nous avons vu des dissidents essayer de salir Milan, de l’attaquer et de l’insulter », a-t-elle déclaré.

Elle a confié au magazine littéraire de Brno Host que son pays natal lui manquait. « Il n’est plus possible de vivre normalement à Paris. Premièrement, à cause des touristes qui détruisent tout, mais aussi des services, des transports en commun, de la sécurité, il y a de la saleté partout, on ne peut pas respirer à cause du smog. Et les grèves constantes, les manifestations, les gilets jaunes. Tout s’effondre et rien ne fonctionne vraiment », a déclaré Kunderová.

En 1975, elle aurait pu imaginer rester vivre en Tchécoslovaquie. « Milan n’aurait probablement pas écrit quelques livres, mais franchement : et alors ? Nous aurions simplement une vie différente », dit-elle.

[En revanche], elle a déclaré avoir pris conscience pour la première fois de l’impossibilité de retourner en République tchèque après la publication d’un article sur la dénonciation supposée de Kundera dans les années 1950, dans l’hebdomadaire Respekt en 2008.

En même temps, toutefois, le désir de rentrer chez soi était né, a-t-elle déclaré. « Je me sens comme un esclave dans une plantation qui ne rentre dans son pays que dans ses rêves la nuit », a-t-elle déclaré. Elle a également rappelé le poème de Viktor Dyk, sur sa patrie : « Si tu me quitte, je ne périrai pas. Si tu me quittes, tu périras ».

Rien n’est noir ou blanc

Věra Kunderová a déclaré qu’elle et son mari avaient été détruits par l’article de Respekt, qui avançait que Kundera avait travaillé avec la Sécurité d’État, le StB. « Et personne ne lui a encore présenté d’excuses ! » Dans l’article, l’historien Adam Hradilek a attiré l’attention sur un document d’archive indiquant que Kundera avait dénoncé l’agent occidental Miroslav Dvořáček en 1950. Cependant, les institutions tchèques n’ont toujours pas tiré cette affaire au clair.

Kundera s’est fortement opposé à cette accusation et a même envisagé d’intenter une action en justice contre Respekt. Onze écrivains de renommée mondiale, dont quatre lauréats du prix Nobel de littérature, ont condamné cette « campagne de diffamation ».

La femme de l’écrivain a également expliqué dans cette interview pourquoi elle évitait les émigrés tchèques. Ils se plaignaient constamment et juraient contre les communistes. Elle a rappelé que son père avait été emprisonné pendant cinq ans sans procès et qu’il n’y avait donc aucune raison de défendre l’ancien régime. « Mais l’horreur s’est terminée vers 1963, après la conférence sur Kafka. […] Mais ce qui est venu ensuite, c’était un autre communisme, fait par d’autres personnes. Je ne peux même pas en vouloir aux Russes, comme vous le faites. Oui, des chars sont venus, on m’a  viré de mon travail à la radio et à la télévision et on a ruiné nos petites vies, mais cela ne veut pas dire que je vais les détester tous jusqu’à ma mort », a-t-elle déclaré.

Elle est revenue sur le souvenir du 21 août 1968. « Je me souviens avoir traversé la rue Bartolomějská, pleine de chars et de véhicules militaires, et soudain, l’un de ces soldats, un jeune garçon, m’a attrapée et m’a emmenée dans une maison. Je me dis, je vais finir par être tuée quelque part dans un passage, mais le gamin a jeté une montagne de tracts dans ma main. Là, j’ai lu en cyrillique quelque chose comme : « Nous ne savons pas où nous sommes, nous pensions aller en Allemagne, nous ne voulions pas cela. » Le garçon a risqué sa vie ! S’ils l’avaient remarqué, ils l’auraient exécuté sur place. Je les haïssais, bien sûr, mais quand quelque chose comme cela vous arrive, vous réalisez soudainement que rien n’est noir ou blanc », a déclaré Kunderová.

« Si les dissidents reconnaissaient que le communisme n’était pas le mal absolu, alors eux-mêmes ne seraient pas des héros »

Ne pas poursuivre le printemps de Prague était une erreur

Selon Kunderová, la plus grande erreur des dissidents après la Révolution de velours a été de vouloir effacer toute la période communiste sans suivre le Printemps de Prague des années 1960. « Vous avez permis l’amputation et la destruction des années 1960 de l’histoire », a-t-elle déclaré.

« Du point de vue des dissidents, c’était probablement logique, car s’ils reconnaissaient que le communisme n’était pas le mal absolu, alors eux-mêmes ne seraient pas des héros où des combattants, et cela nuirait au pays », a-t-elle déclaré. Selon elle, les habitants de l’ancienne Tchécoslovaquie se sont laissé convaincre que le communisme durait 50 ans. « Vous avez recommencé de zéro, mais vous avez ainsi interrompu cette importante continuité », a-t-elle ajouté.

Le premier retour en Tchécoslovaquie en 1990 a provoqué des sentiments mitigés chez Věra Kunderová. Elle a été désagréablement surprise par les mendiants dans la rue et par l’anglais omniprésent. « Il y avait des panneaux bilingues partout dans le centre-ville. Même pendant l’occupation russe, les inscriptions n’étaient pas en russe ! C’était une terrible aliénation », a-t-elle déclaré.

Nous avions peur de publier des livres en tchèque

Kundera a écrit ses quatre derniers romans en français et l’édition tchèque du quatrième a été différée de longue date car ils pensaient que Kundera le traduirait lui-même, explique Kunderová. [NDLR – Quatre de ses dix romans n’ont pas encore été publiés dans l’édition tchèque.]

« Mais maintenant, ce n’est pas possible, au moins, on va vérifier la traduction. Si tout se passe bien, il faudrait que le livre l’Ignorance soit la prochaine étape », a-t-elle déclaré. Dès les années 1990, les nouveaux romans de Kundera ne paraissaient pas en tchèque car ils craignaient que les problèmes politiques occultent l’essentiel des livres pour des lecteurs tchèques. « Comme ce fut le cas dans les années 1980 lorsque les Tchèques ont piétiné l’Insupportable légèreté de l’être. Mais maintenant, les nouvelles générations ont grandi et le liront espérons très différemment », a ajouté Kunderová.

Věra et Milan Kundera vivent à Paris depuis les années 70. Ils ont décidé d’y rester dans les années 1970. Kundera a ensuite été invité à enseigner à l’université. L’auteur ne donne pas d’interviews. Après novembre 1989, il s’est rendu plusieurs fois en Tchécoslovaquie et en République tchèque. En 1995, le Président Havel lui a décerné la Médaille du mérite.

Markéta Hodouskova

Consultante cinéma

Née à Prague, elle a étudié à l’Université Charles à Prague, à La Sorbonne Nouvelle à Paris et à l’Université de Bourgogne à Dijon. Elle réside en France depuis 2002. Elle a été coordinatrice pour les pays de l’Europe Centrale et Orientale au sein d’Europa Cinemas, puis déléguée générale de la Confédération Internationale des Cinémas d’Art et d’Essai. Elle est fondatrice du CZECH-IN Film Festival de cinéma tchèque et slovaque à Paris, ainsi que de Kino Visegrad.

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