Avec un taux de chômage quasi nul et une croissance soutenue des salaires, l’économie tchèque apparaît comme florissante. Le tableau cache pourtant une réalité moins glorieuse : des centaines de milliers de Tchèques vivent au jour le jour sous la menace des huissiers de justice. Avec peu d’espoir de pouvoir un jour rembourser leurs dettes…
Prague, correspondance – « Mon père nous a laissé des dettes. Nous en avons payé certaines et d’autres nous étaient inconnues. Trois ans plus tard, nous avons vu débarqué les huissiers », raconte Martina, une quarantenaire pragoise, que les dettes poursuivent depuis maintenant plus de cinq ans. 200 000 couronnes (environ 7 800 euros), c’est la somme qu’il aurait fallu régler pour éponger la dette initiale. Ignorant ce montant, Martina et son frère se sont bientôt vu réclamer par les huissiers 1,1 million de couronnes (plus de 40 000 euros). Aujourd’hui, il leur reste encore à éponger le tiers de cette somme, mais, en congé parental depuis deux ans (une durée normale en République tchèque), seule avec sa petite fille, elle ne peut pour l’heure contribuer au remboursement de sa dette.
La situation de Martina n’est pas isolée. Fin 2017, 863 000 personnes en Tchéquie faisaient face à une ou plusieurs procédures de saisie (« exekuce », en tchèque) pour cause d’endettement. Le journal en ligne A2larm – qui a consacré une série d’articles à ce phénomène de société sujet sur la base d’une enquête sociologique commandée à l’agence Median – a calculé que, ces procédures affectant aussi les autres membres de la famille des personnes concernées, cette situation touche en fait jusqu’à deux millions de personnes, soit un cinquième de la population tchèque. « C’est peut-être le plus grand problème de la République tchèque contemporaine », estime même Saša Uhlová, une des journalistes auteures de ces articles.
« Peut-être le plus grand problème de la Tchéquie contemporaine »
Dans le viseur des huissiers
Les histoires sont souvent les mêmes. Des factures impayées, une amende pour défaut de présentation d’un ticket dans les transports en commun, le non-règlement des frais obligatoires liés à la collecte municipale des déchets… Des montants initialement dérisoires qui, avec le temps et les pénalités qui s’accumulent, prennent des proportions énormes. C’est le moment où se manifestent les huissiers. Jusqu’à récemment, des adultes pouvaient se retrouver avec une dette conséquente pour avoir pris les transports sans ticket dans leur jeunesse. « J’ai une amie qui vient d’avoir une procédure lancée contre elle. Elle devait au départ 120 couronnes et en trois ans, cette somme s’est transformée en une dette de 8 000 couronnes », note Martina.
Il est aussi question de loyers impayés, de prêts qui s’enchaînent et qu’il devient impossible de rembourser. Les cas ne sont pas si nombreux où l’endettement est lié à des crédits à la consommation, pour se procurer des biens ou partir en vacances. C’est ce qu’a montré l’enquête de l’agence Median. « Très rarement, c’est pour acheter des choses, contrairement à ce que l’on pensait », commente Saša Uhlová.
La journaliste fait elle-même l’objet d’une procédure de saisie, dont elle a bon espoir de se débarrasser prochainement. « Dans mon milieu, on n’en parle pas », remarque-t-elle. Saša Uhlová a la chance d’avoir un frère avocat, qui peut l’aider dans ses démarches face aux huissiers. C’est très loin d’être le cas des personnes sous la menace d’une saisie, placées à la merci de professionnels qui, selon la journaliste, abusent parfois de leur position dominante.
Pour cette raison, l’association DROM, un centre rom basé à Brno, en Moravie, dispose d’une équipe chargée spécifiquement d’apporter une aide juridique aux gens endettés. « Je dirais que notre public se compose aux deux-tiers de Roms et le tiers restant est constitué de Blancs pauvres », explique Kristýna Fuchsová, une avocate qui travaille pour l’association dans des quartiers socialement exclus.
Elle précise qu’il s’agit généralement de personnes au chômage, de mères seules ou bien de retraités, des gens qui, bien souvent, ne comprennent pas la situation dans laquelle ils se trouvent, les montants qu’ils doivent et les implications d’une procédure de saisie. Aussi, l’aide apportée par DROM consiste en premier lieu à clarifier les choses et à les expliquer aux personnes poursuivies par les huissiers.
Le problème remonte au gouvernement dirigé par Miloš Zeman, l’actuel chef de l’État, entre 1998 et 2002, avec notamment une réforme de l’ordre des huissiers, ouvrant la profession au privé et élargissant leurs prérogatives.
Un problème vieux de vingt ans
D’après Kristýna Fuchsová, la complexité du cadre législatif élaboré il y a une vingtaine d’années est à l’origine du phénomène. Surprotégeant les créanciers aux dépens des débiteurs, il était tout simplement incompréhensible pour le commun des mortels. « J’ai eu entre les mains un contrat de la banque Home Credit datant de 2004. Je suis avocate et pourtant je ne le comprenais pas ! », indique-t-elle.
Le problème remonte au gouvernement dirigé par Miloš Zeman, l’actuel chef de l’État, entre 1998 et 2002, avec notamment une réforme de l’ordre des huissiers, ouvrant la profession au privé et élargissant leurs prérogatives. Ils avaient alors par exemple la possibilité de faire appel à un serrurier pour pénétrer dans des logements où ils étaient susceptibles de trouver des biens à saisir.
Depuis quelques années, les choses ont cependant graduellement évolué, dernièrement sous l’impulsion de l’ancien ministre de la Justice Robert Pelikán (ANO), en poste jusqu’à juin 2018. Les pouvoirs des huissiers ont été quelque peu révisés et les pénalités appliquées à un montant impayé sont davantage encadrées, pour éviter que la somme due ne prenne des proportions astronomiques. Mais cela ne change pas grand-chose pour les centaines de milliers de personnes déjà visées par les huissiers.
« Je préférerais travailler au noir et rembourser selon mes moyens. »
Le désendettement, un parcours du combattant
Car elles n’ont guère espoir de pouvoir recourir à des procédures de faillite personnelle ou de désendettement. En Tchéquie, les conditions d’accès à ces dispositifs sont en effet trop dissuasives. Aussi, seules 20 à 40 000 personnes, d’après Kristýna Fuchsová, peuvent chaque année jouer ces cartes.
Le problème des procédures de désendettement réside dans les frais d’ouverture trop élevés pour les personnes les plus démunies. De plus, pour y prétendre, il faut garantir d’être capable à brève échéance de rembourser directement au moins 30 % du total de ses dettes. Durant ce mois de janvier 2019, un projet d’amendement est à l’étude des parlementaires tchèques. S’il est adopté, il devrait permettre d’assouplir un peu ces règles.
Étrangement, travailler n’est pas toujours la solution la plus évidente pour se libérer de procédures de saisie. Les huissiers retiennent une grande partie du salaire des personnes endettées et ne leur laissent qu’un revenu correspondant au minimum vital. Et plus un individu gagne de l’argent, plus la retenue est importante. En conséquence, il apparaît parfois plus avantageux de travailler au noir.
Martina dit y avoir songé : « Je préférerais travailler au noir et rembourser selon mes moyens. » Mais ce n’est pas la solution car, dit-elle, il faut aussi être à jour de l’assurance sociale et de l’assurance santé, « parce que l’assurance santé, si on ne la paye pas, il y a aussi des pénalités que rajoutent les huissiers. » Là aussi, les choses pourraient changer. Le gouvernement d’Andrej Babiš se dit conscient du problème et envisage de relever le seuil en-deçà duquel les huissiers ne peuvent pas toucher au salaire.
Défiance envers les institutions
Récemment, le quotidien britannique « The Guardian » se demandait si cette question de l’endettement des particuliers ne constituait pas une menace pour la démocratie tchèque.[1] Czech democracy ‘under threat’ from rising debt crisis L’enquête réalisée par l’agence Median a en effet suggéré que la défiance envers la démocratie, les institutions de l’État et le système judiciaire était plus forte chez les personnes poursuivies par des huissiers que dans le reste de la population. « On s’est rendu compte que dans des régions où il y a beaucoup de gens faisant face à des procédures de saisie-acquisition, dans certains villages ils sont jusqu’à 50 % de la population, c’est là qu’on a voté le plus pour Miloš Zeman », conclut Saša Uhlová.
Photo d’illustration : association DROM.