Lech Wałęsa : « Ce qui se passe en Pologne est encore pire qu’en Hongrie »

Dans une interview avec le journal hongrois Heti Válasz, Lech Wałęsa, ancien président polonais et prix Nobel de la paix, évoque avec pessimisme la situation politique de son pays, revient sur les accusations qui sont portées contre lui par le PiS, et critique Viktor Orbán.

Une interview publiée en anglais jeudi 30 novembre sur le site internet de l’hebdomadaire Heti Válasz.
L’ancien leader syndical, prix Nobel de la paix et président polonais, est aujourd’hui attaqué dans son pays sur son passé de supposé informateur du régime communiste. ©SuperExpress
Monsieur le Président, comment allez-vous ?

Comme ci comme ça. J’ai 75 ans et j’ai déjà fait mes affaires. Je préférerais m’échapper ailleurs. J’en ai marre de ce monde.

Pourquoi ?

C’est mieux de l’autre côté. Personne n’a échappé de là-bas.

Depuis combien de temps pensez-vous cela ?

Depuis que j’ai passé 50 ans. Une petite douleur ici, une autre là… Après on commence à réfléchir. Actuellement mes larmes coulent en permanence et mon corps tremble.

Voulez parlez seulement de douleur physique ?

Uniquement. La politique produit l’effet inverse sur moi : plus c’est dur, plus ça me stimule.

Est-ce difficile maintenant ?

Pas pour moi.

Pourtant, on dirait.

Bien sûr. J’ai autant d’ennemis que d’amis. Parce que je suis un homme d’actions. C’est la pure vérité. Je dis ce que je pense, on aime ça ou pas, en ce moment ça déplaît à beaucoup de gens.

Y-a-t-il un autre pays où l’on poursuit en justice son lauréat du prix Nobel de la paix ? [ndlr : Lech Wałęsa est accusé d’avoir été un informateur dans les années 80, lire notre article]

Non. Mais le pays idéal n’existe pas, donc je me trouverais en difficulté n’importe où. J’étais sur le point de prendre ma retraite, mais je ne peux plus me le permettre dans une telle situation.

Quelle est cette situation ?

Dans le passé, chaque pays était différent alors que maintenant nous sommes engagés dans des institutions plus larges. Pour l’organiser, nous devons nous fixer des principes. Vient ensuite la question du régime économique. Nous avons eu le communisme, mais son contraire, le capitalisme, signifie-t-il vraiment que 10% de la population doit posséder 90% des richesses ? Je ne dis pas qu’il faut le leur enlever, mais cet argent n’est pas fonctionnel. Sinon, tous nos problèmes seraient résolus. […] La droite et la gauche veulent-elles encore dire quelque chose aujourd’hui ? Et la démocratie, qui se montre incapable de contrôler le populisme et la démagogie ? Il y a des gens qui ne remportent les élections en ne disant que des conneries. Il faudra bien finir par aborder cela, et c’est le devoir de notre génération de trouver des réponses à cela. Mais nous pensons encore à l’ancienne. Prenez par exemple les partis polonais : PiS et PO. Ils ne sont pas adaptés au cadre actuel. Aujourd’hui les gens sont commodes, ils ne vont nulle part. Il faut donc créer des institutions qui n’exigent pas de militantisme, mais tous les membres sont conscients de leur appartenance.

Au vu de ce que vous dites à propos du populisme, il semble que vous ne vouliez pas de ça il y a 30 ans.

Bien sûr, je ne voulais pas ça ! Mon idée était de lutter contre le communisme et de le remplacer par la démocratie qui – pensais-je – allait tout résoudre. Si j’avais su que la société était si mal préparée, j’aurais prolongé tout le processus. Mais je crois en la démocratie parce que, tôt ou tard, elle prévaudra. La question est de savoir combien de souffrances encore avant d’y parvenir. Est-ce que se faire mal les uns les autres continuera ou est-ce que la sagesse l’emportera enfin ?

En janvier 1989, vous avez déclaré dans l’hebdomadaire polonais « Polityka » : « Nous voulons un système qui incorpore tout ce qui est positif dans le capitalisme, mais qui conserve aussi les bonnes choses du socialisme ». Qu’est-ce qui était bon dans le socialisme ?

Pour faire court : le capitalisme se concentre sur les intérêts alors que le socialisme place l’humain au centre. Il prend soin. C’est ce à quoi nous devrions nous attacher aujourd’hui. Ce que nous avons aujourd’hui, ce n’est pas le capitalisme, mais l’économie de marché. Ça devrait être – au moins un peu – social.

« Là, je m’apprête à aller parler avec la Première ministre [Beata Szydlo, ndlr] et de lui dire qu’elle ne raconte que des conneries, qu’elle ment sans vergogne et qu’elle veut détruire l’Europe. »

Vous avez mentionné le PiS [Droit et Justice, au pouvoir en Pologne, ndlr]. Qu’est-ce qui ne va pas entre vous ?

Je n’aime pas non plus le système qu’ils sont sur le point de miner. Nous faisons le même diagnostic, mais alors que moi je voudrais trouver des solutions démocratiques, ils exterminent tous les facteurs perturbateurs. Quand j’étais président, j’envoyais mes décrets au Parlement avec l’idée qu’ils puissent disposer de dix jours pour présenter quelque chose de mieux. Le PiS, lui, jette toutes les lois qui ne lui plaisent pas. D’où notre désaccord. C’est pour cette raison que je leur tape dessus. Là, je m’apprête à aller parler avec la Première ministre [Beata Szydlo, ndlr] et de lui dire qu’elle ne raconte que des conneries, qu’elle ment sans vergogne et qu’elle veut détruire l’Europe.

Est-ce qu’elle prend vos appels ?

Je les poste en fait.

Qu’est-ce que cela vous fait d’être attaqué par d’ex-collègues qui sont maintenant au PiS ?

C’est ridicule. À l’époque communiste, au moins les services secrets étaient préparés pour se battre contre moi. Mais comme ils avaient aussi compris qu’ils ne pouvaient pas me vaincre, ils ont essayé de pousser les gens de mon entourage à se détester et à se méfier.

Et si le tribunal tranche en leur faveur ?

Les preuves sont si évidentes que c’est hors de question. Nous avons tellement de témoins qu’ils n’ont aucune chance. Cela me coûte cher, mais la vérité vaincra.

Quelle est la première pensée qui vous vient si je dis Bolek ? [ndlr : son nom de code de supposé informateur]

A mon père. C’était son nom. J’ai tout dévoilé de cette affaire, mais maintenant le PiS est au pouvoir et il contrôle la presse qui fait écho à leur propre version. Mais je pense que peu de gens les croient.

En janvier, le président de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), Jarosław Szarek, a déclaré vous concernant : « A cause de sa relation trouble avec son propre passé, il a aujourd’hui perdu son prestige. »

Il devrait plutôt s’occuper de son propre prestige et me foutre la paix !

Si sa déclaration est fausse, alors comment se peut-il que vous ayez été hué lorsque le président Trump vous a accueilli lors de son discours à Varsovie en juillet dernier ?

Est-ce que les gens ne huent pas dans votre pays ? N’y a-t-il pas de manifestations ? C’est ce qu’on appelle la démocratie…

…mais le président américain ne vient pas à Budapest.

Il y aura toujours des groupes de gens à payer [pour huer, ndlr]. C’était le cas, ils ont été préparés. Mais passons, il y a bien des questions plus importantes.

« Les Hongrois et les Polonais sont capables de détruire l’Union européenne ».

Suivez-vous ce qui se passe en Hongrie ?

Oui, et je n’aime pas ce que je vois. Comme je l’ai dit, nous ne rentrons pas dans les anciens cadres. Nous devons nous asseoir autour d’une même table et nous parler pour lever les obstacles. Prenons l’exemple de l’Union européenne : elle est bureaucratique, mais nous en avons besoin. Si les Hongrois et les Polonais la détruisent – parce qu’ils sont capables de le faire – la France, l’Allemagne et l’Italie forment dans les 5 minutes une alliance que nous ne pourrons pas influencer. Les Hongrois ont pris la même position que les Polonais : ils ne veulent pas construire, mais détruire.

N’est-ce pas plutôt la Pologne qui a pris le même chemin que la Hongrie ?

Correct. Et la Pologne est encore pire. Moi non plus je n’aime pas la bureaucratie, mais nous avons besoin d’un endroit où nous pouvons nous parler. Je suis un révolutionnaire et je pose la question, qu’est-ce qui est mieux : abolir l’UE et en créer une autre ou réparer celle que l’on a ? […]

Qu’est-ce que vous n’aimez pas en particulier concernant la Hongrie ?

Il n’y a aucune coopération, pas d’idées, juste des actions individuelles. Je connais très bien votre Premier ministre [Viktor Orbán, ndlr], nous nous sommes rencontrés plusieurs fois – même chez lui d’ailleurs. J’avais une bien meilleure opinion de lui avant. C’est un homme avisé avec de bons arguments, mais je pensais que nous étions là pour construire.

Comme ses collègues polonais [du PiS, ndlr], sa popularité bat des records.

Beaucoup de gens aiment le populisme et la démagogie, mais une personne responsable ne doit pas agir comme ça. Prenez la situation en Pologne : le gouvernement vient de baisser l’âge de la retraite et l’opposition se retrouve à devoir promettre encore plus. Mais combien de temps allons-nous surenchérir comme ça ? Ils ont aussi attaqué la Justice parce que tout le monde est en colère contre les tribunaux. Ils ont mis des idées populaires dans leur agenda, ils ont été élus et maintenant ils pensent qu’ils sont autorisés à faire tout et n’importe quoi. Il va nous falloir cent ans pour tout nettoyer. Mais les gens adorent ça.

Comment l’expliquez-vous ? Un pourcentage important de son électorat a grandi dans le communisme.

Et pourquoi Trump a-t-il été élu ? Ou Macron en France ? Comme pendant l’ère communiste, les gens veulent des changements et nous ne sommes pas préparés à ça. Il nous faut trouver une solution rapide et intelligente sinon la foule prendra le contrôle.

Y-a-t-il un politicien qui trouve grâce à vos yeux ?

La politique est devenue une caricature qui ne pense qu’en termes de circonscriptions électorales et de mandats. Il n’y a plus de politiciens visionnaires, que des vedettes de la télé. Nous devons trouver une solution à ce problème parce, quand chaque pays était son propre maître, cela pouvait aller, mais au milieu de la mondialisation, ça ne peut plus marcher. Tout le monde hurle pour plus de liberté, mais tôt ou tard nous nous rendrons compte que nous avons besoin de règles et de liberté restreinte. Nous ne sommes pas encore dans cette situation toutefois.

La marche du 11 novembre à Varsovie [lire notre article], qualifiée d’action d’extrême-droite par les médias occidentaux, est-elle un symptôme de cela ?

Nous sommes un pays de 40 millions de personnes où on peut rassembler 100 000 personnes presque à l’improviste. Le gouvernement actuel a embrassé les hooligans et la foule, avec l’aide de qui ils sont aujourd’hui au pouvoir. Et maintenant il n’est pas facile de s’en débarrasser. Ils prétendent n’avoir rien vu venir avant ce 11 novembre. Dans l’ancien temps, les gens avaient peur de Dieu, puis du communisme, mais aujourd’hui ils ne craignent rien. Nous sommes dans la pire phase de l’histoire parce que l’ancien est déjà tombé mais il n’y a pas encore de solution de substitution, donc les gens font ce qu’ils veulent.

Avez-vous peur de ce qui peut arriver ?

En ce moment je pense à combien de sang devrait être versé afin d’avoir la sagesse puis la victoire. Mais je n’ai peur de rien, nous devons survivre à cela. La sagesse vient avec le sacrifice. Peut-être que nous brûlons le pays, mais tôt ou tard nous reviendrons dans le droit chemin.

C’est un drôle d’optimisme…

Je suis un militant qui regarde où les routes mènent. Je ne suis ni inquiet ni paniqué, je regarde simplement ce qui se passe et pourquoi.

[…]

Lisez l’interview complète sur le site de Heti Válasz.