Le pique-nique paneuropéen, « une sérieuse fissure de plus dans le Mur de Berlin »

La Hongrie et l’Allemagne commémorent, lundi à Sopron, le « pique-nique paneuropéen » du 19 août 1989. Cet évènement a accéléré l’ouverture du « rideau de fer », qui entrainera rapidement la chute du Mur de Berlin. Entretien avec l’historien Maximilian Graf, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la guerre froide, qui enseigne à l’Université de Florence.

Le 19 août 1989, des activistes de l’opposition au régime communiste, légalisée un an plus tôt, ont organisé un « pique-nique paneuropéen » à cheval sur la frontière entre l’Autriche et la Hongrie. Ils entendent montrer au monde leur désir de liberté et accélérer la déliquescence du bloc de l’Est. L’évènement est placé sous l’égide d’Imre Pozsgay, alors plus haut représentant de la Hongrie communiste, et d’Otto von Habsburg, eurodéputé allemand et fils du dernier empereur d’Autriche-Hongrie.

Proche de Sopron, la frontière est ouverte le temps de quelques heures, et la délégation hongroise ouvre symboliquement le grillage entre les deux pays devant des médias du monde entier. Mais plusieurs centaines d’Allemands de l’Est profitent de l’occasion pour s’engouffrer dans la brèche et « passer à l’Ouest ». A l’été 1989, des dizaines de milliers de citoyens de la République démocratique allemande (RDA), partis comme touristes au lac Balaton, restent comme réfugiés sur le sol hongrois, refusant de rentrer chez eux. La pression est telle que dans la nuit du 10 au 11 septembre, la Hongrie ouvrira officiellement sa frontière avec l’Autriche, ce qui précipitera la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre.

Le « pique-nique paneuropéen » reste aujourd’hui un évènement marquant de l’année charnière 89, qui a précipité le cours des choses. Il sera commémoré à Sopron ce lundi par Viktor Orbán et Angela Merkel. Nous avons demandé à l’historien autrichien Maximilian Graf de replacer cet épisode dans le contexte historique plus large de la fin de la guerre froide.

Quel est le contexte historique dans lequel se déroule le « pique-nique paneuropéen » du 19 août 1989 ?

Maximilian Graf : Bien que la commémoration du pique-nique ait été, et est encore, façonnée par des mémoires contradictoires quant à la question de savoir à qui en revient le mérite, je soutiens que l’événement dans son ensemble doit être relativisé afin de comprendre comment il a pu devenir un épisode aussi important de 1989. En étudiant la frontière entre l’Autriche et la Hongrie, on comprend que l’année 1989 n’est que l’aboutissement d’un processus qui a évolué pendant plus de deux décennies. Depuis le milieu des années 1960, les deux pays ont réussi à établir un exemple avant l’heure de la détente Est-Ouest. Un facteur décisif dans ce processus a été tout d’abord le remodelage de la frontière commune, puis la perméabilité croissante de cette section cruciale de la division Est-Ouest. En 1979, la circulation sans visa a été instaurée. L’introduction en 1988 d’un passeport mondial [pour les Hongrois – Ndlr.] a entraîné un essor sans précédent des voyages et des achats Est-Ouest. Ces développements ont été chaleureusement accueillis à l’Ouest et l’Allemagne de l’Ouest a même essayé d’imiter ces réalisations à la frontière germano-allemande de la guerre froide.

[…] Tous les protagonistes ont en quelque sorte contribué à rendre le rideau de fer plus perméable, même si aucun d’eux ne cherchait réellement à le surmonter pour l’heure. Dans le contexte de la détente des superpuissances et de la volonté de Gorbatchev de ne pas interférer dans la vie politique des pays socialistes – ce qui a permis aux dirigeants hongrois d’imposer de profondes réformes – les choses se sont accélérées avant 1988 et en 1989, lorsque le gouvernement hongrois a décidé de démanteler le rideau de fer. Ensuite, les développements à la frontière austro-hongroise ont considérablement contribué à ce que l’on doit considérer comme « l’ouverture accidentelle du mur de Berlin ».

En 1989, l’Union soviétique elle-même considérait que le démantèlement du rideau de fer à la frontière austro-hongroise était le résultat des relations de confiance de plus en plus solides entre Budapest et Vienne. Par contre, les politiciens est-allemands n’aimaient pas les réformes entreprises par la nouvelle élite politique hongroise suspecte et, pour eux, le démantèlement du rideau de fer attestait leur présomption selon laquelle la Hongrie n’était plus un pays socialiste. De plus, cela constituait une menace existentielle pour la République démocratique allemande (RDA) – probablement sous-estimé au printemps 89.

En dépit du fait que les autorités est-allemandes scrutaient avec malveillance l’évolution de la situation à la frontière austro-hongroise depuis le début des années 1970, elles n’ont pas réglementé ni même arrêté le tourisme est-allemand en Hongrie. Cela est probablement dû au fait que l’accord complémentaire au traité de 1969 entre la Hongrie et l’Allemagne de l’Est sur la réglementation des voyages était toujours en vigueur. Il servait à empêcher les citoyens de voyager dans un pays tiers. Apparemment, Berlin-Est pensait que Budapest continuerait à appliquer cet accord. Ce qui a aggravé la situation des dirigeants de la RDA, c’est que la Hongrie avait adhéré à la Convention de 1951 sur les réfugiés au printemps 1989 (notamment en raison de la situation en Roumanie, mais aussi comme condition préalable à l’obtention de crédits occidentaux). Elle devait également s’appliquer aux Allemands de l’Est qui revendiquaient le statut de réfugié, malgré les accords bilatéraux.

La photo emblématique de Alois Mock et Gyula Horn [ministres autrichien et hongrois des Affaires étrangères – Ndlr.] à la frontière a eu pour effet d’augmenter le nombre total de touristes est-allemands se rendant en Hongrie pour leurs vacances d’été. Nombre d’entre eux espéraient en profiter pour ensuite partir pour l’Ouest. Le pique-nique paneuropéen du 19 août 1989 était également une initiative née des nouvelles possibilités de franchissement de la frontière entre l’Autriche et la Hongrie depuis 1988. En tant qu’idée d’opposition, il n’est devenu si célèbre qu’en raison de ses mécènes et des 600 Allemands de l’Est [qui ont franchi la frontière ce jour-là], résultat de la dynamique de l’année 1989. Au sein de cette dynamique, il a servi de catalyseur et a nettement accéléré les événements. Au cours de l’été, les ambassades d’Allemagne de l’Ouest étaient pleines d’Allemands de l’Est qui refusaient de retourner en RDA. Puisque le nombre de citoyens de la RDA qui tentaient de s’échapper par la Hongrie augmentait sans cesse, le gouvernement hongrois a décidé d’ouvrir les frontières à tous les citoyens est-allemands le 11 septembre 1989. Au cours des semaines suivantes, environ 50 000 citoyens est-allemands ont rejoint l’Autriche puis l’Allemagne de l’Ouest.

Le 27 juin 1989, les ministres des Affaires étrangères hongrois et autrichien cisaillent symboliquement le rideau de fer…qui a en fait été démantelé dès le printemps par les autorités hongroises. Ce geste, vu par les Allemands de l’est à la télé ouest-allemande, les encouragera dans leur projet de fuite par la Hongrie.

Qui a organisé le pique-nique paneuropéen ? L’idée serait venue d’une visite d’Otto Von Habsburg à Debrecen …

En rassemblant les mémoires et les sources sur le pique-nique, je n’ai aujourd’hui pas de doute sur le fait que cette idée venait de l’opposition hongroise et qu’elle visait à démontrer, de manière bilatérale, les nouvelles possibilités de voyage entre la Hongrie et l’Autriche, au niveau sociétal dans la région frontalière. Pour autant que je sache, l’idée avait fait surface plusieurs mois avant la rencontre avec von Habsburg à Debrecen, mais elle était restée sans nom et il n’y avait pas de plan concret – alors que dans le même entre temps, les barrières commençaient à disparaître. Lorsque des activistes de l’opposition et un mécène éminent se sont engagés ensemble, le projet du pique-nique a commencé à prendre forme (et la partie autrichienne n’a été impliquée qu’au dernier moment).

« Le pique-nique paneuropéen peut être considéré comme un test pour l’ouverture ultérieure de la frontière par les Hongrois ».

On a coutume de dire du pique-nique paneuropéen que « c’est là que le mur est tombé ». Quelle est la place de cet épisode dans la série d’événements qui conduiront à la disparition du « Bloc de l’Est » ?

Je suis d’accord avec l’importance accordée au pique-nique dans le processus de la chute du mur. Cependant, ce n’est certainement pas l’endroit où le mur est tombé ni la « première pierre du mur ». À mon avis, le pique-nique était une nouvelle sérieuse fissure dans le mur. Et beaucoup d’autres fissures avaient été causées par les développements internes à l’Allemagne de l’Est et des évènements internationaux, notamment la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) en 1989. Le pique-nique lui-même peut être considéré comme un test pour l’ouverture ultérieure de la frontière par les Hongrois, mais il n’a pu se produire que grâce aux développements cités précédemment.

Pouvez-vous rappeler qui étaient les principaux protagonistes et leurs rôles respectifs, de Németh à Gorbatchev en passant par Kohl ? Est-il possible aujourd’hui de décider : les grands dirigeants se sont-ils entendus en amont pour laisser les Allemands de l’Est s’introduire par effraction et traverser la frontière ? Qui savait quoi ?

D’après les sources disponibles jusqu’à présent (documents d’archives, mémoires, interviews), Miklós Németh considérait que le pique-nique permettait de tester la réaction soviétique, dont il n’était pas encore tout à fait sûr, même à l’été 1989. Avant le pique-nique, il n’y avait pas d’échanges directs entre Miklós Németh et Helmut Kohl, ils se sont rencontrés quelques jours plus tard à Schloss Gymnich [à Bonn, capitale de la RFA – Ndlr.], où Németh l’a informé de son intention d’ouvrir la frontière aux Allemands de l’Est (si aucune solution bilatérale avec la RDA n’était trouvée). Par la suite, Kohl s’est entretenu avec Gorbatchev, craignant que les Hongrois n’aillent trop vite en besogne. C’est une facette importante de 1989 : la plupart des observateurs occidentaux se montraient sceptiques quant à l’évolution de la situation en Europe orientale, craignant qu’elle n’échappe à tout contrôle et affaiblisse la position de Gorbatchev en URSS.

Au moment du pique-nique, les gens ordinaires ont-ils la sensation de vivre la fin du monde bipolaire ?

Ils vivaient à une époque de changements rapides, mais sans aucune visibilité quant à leurs résultats potentiels. Les changements à la frontière austro-hongroise étaient allés si loin que la frontière du monde bipolaire avait cessé d’exister. Pour les Allemands de l’Est, derrière le mur, la situation était toute autre, même au moment de leurs vacances en Hongrie.

Que reste-t-il aujourd’hui de la mémoire de cet événement en Autriche, en Allemagne et en Hongrie ?

Je vais expliquer cela brièvement et de façon plutôt polémique. Outre les commémorations régionales, trois mémoires tout à fait différentes existent dans ces pays respectifs. En Autriche, l’événement est commémoré aux anniversaires du pique-nique et raconté dans le cadre de l’histoire du rôle de l’Autriche en 1989. A savoir : l’assistance du pays aux réfugiés est-allemands (même si l’on pourrait dire beaucoup à ce propos). La perspective de long terme est complètement ignorée et, par conséquent, la contribution réelle de l’Autriche aux évènements de l’année 1989. En Allemagne, en général, l’événement est commémoré dans le cadre de l’histoire de la contribution de la Hongrie à l’unification allemande. Mais malgré le fait que ces événements occupent une place de premier plan dans les mémoires des différents acteurs et dans les travaux universitaires des années 1990, des études plus récentes réduisent cette mémoire à un paragraphe ou deux et l’importance des événements survenus à la frontière hongroise en 1989 semble avoir diminué (l’histoire se concentre sur dissidents en Allemagne de l’Est, les rôles de Kohl à Bonn et Gorbatchev à Moscou). Quant à la Hongrie, la commémoration poursuit des objectifs politiques intérieurs, dont je ne suis pas un expert, car je ne les ai pas suivis en détail récemment.

« Sans les mesures hongroises, il aurait été très peu probable que le mur se soit écroulé dès le 9 novembre ».

Aujourd’hui, Miklós Németh, alors chef du gouvernement hongrois, n’est pas d’accord avec le ton des commémorations et rappelle le rôle des communistes réformistes dans le démantèlement du rideau de fer. Pouvez-vous expliquer les raisons de ce conflit mémoriel en Hongrie ?

Je ne peux qu’être d’accord avec Németh. Sans les communistes réformistes, le rideau de fer n’aurait pas été démantelé et la « transformation » hongroise se serait produite plus tard et peut-être plutôt sous la forme d’une révolution. Pour aller encore plus loin : sans les mesures hongroises, il aurait été très peu probable que le mur se soit écroulé dès le 9 novembre… Cependant, le pique-nique montre bien qu’il fallait la combinaison 1) des communistes réformistes qui ont créé la situation le rendant possible et en n’empêchant pas son organisation et 2) de l’opposition pour organiser un tel événement. J’ajoute également que sans le régime de János Kádár et ses relations avec l’Occident qui ont rendu la frontière plus perméable avant 1988/89, de nombreuses conditions préalables aux développements de 1989 n’auraient pas été réunies.

Je suis heureux de constater qu’il y a une compétition mémorielle et que le gouvernement n’a pas encore monopolisé la mémoire de l’évènement. Le régime actuel du Fidesz ressent au moins la nécessité d’intégrer l’histoire contemporaine hongroise post-1945 dans son récit national. Alors que la période post-1945 peut être essentiellement racontée comme une histoire de dissidence et de résistance à l’occupation étrangère et à ses collaborateurs hongrois (le parti communiste au pouvoir), 1989 offre un récit positif pour l’opposition, récemment légalisée à l’époque, qui a héroïquement fait tomber le régime communistes… A cet égard, la Hongrie ne diffère pas vraiment des autres pays post-socialistes. Le rôle des communistes réformateurs, les facteurs internationaux (à commencer par l’Union soviétique qui les a laissés partir) et les développements sur le plus long terme (les politiques socio-économiques depuis les années 1960-1970) sont laissés de côté pour raconter 1989 depuis la perspective nationale et d’un parti politique.

« Orbán a connu son grand moment en 1989 lors des funérailles de Nagy mais la transformation de la Hongrie qui a finalement conduit au changement de régime a été mise en branle par les communistes-réformateurs eux-mêmes. »

Le Fidesz a confié les programmes de commémoration à la fondation de l’historienne controversée Mária Schmitt. Un spot télévisé place Viktor Orbán au centre du changement de régime 30 ans plus tôt. Comment analysez-vous l’utilisation politique de cet anniversaire ? (Lire Slipknot, Slash, Cypress Hill (et Viktor Orbán !) au festival Volt).

Je pense avoir répondu à cette question – au moins partiellement – ci-dessus. Pour être juste, Orbán a eu son grand moment en 1989 au moment de l’enterrement d’Imre Nagy [communiste réformateur exécuté pour son rôle dans la révolution antisoviétique de 1956 – Ndlr.]. Mais la transformation de la Hongrie qui a finalement conduit au changement de régime a été mise en branle par les communistes réformateurs eux-mêmes, et l’opposition ne se résumait pas à Orbán et ses semblables. Les souvenirs des événements de 1989 s’estompent, la génération née à la fin des années 80 n’a plus de souvenirs personnels. Il n’est donc pas surprenant qu’un gouvernement (comme le Fidesz d’Orbán) qui considère son règne comme permanent essaie de raconter l’histoire nationale selon ses besoins politiques. Un historien digne de ce nom refuserait de servir cet objectif. 1989 doit être nous rappeler la rapidité avec laquelle les choses peuvent changer lorsque le climat national et international est mûr. Les gens et les politiciens seraient mieux armés face à de tels moments s’ils connaissaient leur histoire dans toute sa complexité. Sans quoi il leur faudra subir le sort des dirigeants de l’Allemagne de l’Est à l’été/automne 1989.

Thomas Angerer : « Pour les Autrichiens, la mémoire de l’ouverture du rideau de fer est très forte et hautement symbolique »

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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