Le Nobel de littérature attribué à Olga Tokarczuk, une écrivaine polonaise engagée

L’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk est lauréate du prix Nobel de littérature 2018. Une excellente nouvelle pour la littérature polonaise, mais qui divise forcément dans une Pologne qui s’apprête à voter lors d’élections cruciales.

Après plusieurs jours de rumeurs insistantes, la nouvelle est tombée jeudi en début d’après-midi : Olga Tokarczuk est lauréate du prix Nobel de littérature 2018, tandis que le prix Nobel de littérature 2019 a été remis à l’écrivain autrichien Peter Handke. Pour rappel : la remise du prix 2018 avait dû été reportée par suite d’un scandale ayant terni la réputation de l’Académie suédoise. Olga Tokarczuk ajoute son nom à la longue liste des écrivains polonais de rayonnement mondial, tels que Henryk Sienkiewicz (prix Nobel 1905), Władysław Reymont (1924), Isaac Bashevis Singer (1978), Czesław Miłosz (1980) et Wisława Szymborska (1996).

C’est une excellente nouvelle pour la littérature polonaise, que s’est empressée de saluer Piotr Gliński, le ministre de la Culture. Quelques jours plus tôt, il avait été fort mal inspiré en se félicitant de n’avoir jamais pu aller au bout d’un seul livre de Tokarczuk, une écrivaine majeure dont l’œuvre avait déjà traversé les frontières nationales.

Des Pérégrins (Bieguni, 2007) primés au Royaume-Uni (Prix Man Booker International 2018) aux Livres de Jakób (Księgi Jakubowe, 2014) récompensés en France (Prix Transfuge 2018, Prix Michalski 2018) et en Suède (Prix Kulturhuset 2016), en passant par Sur les ossessements des morts (Prowadź swój pług przez kości umarłych, 2009) dont l’adaptation à l’écran par Agnieszka Holland avait été remarquée à l’édition 2017 de la Berlinale, Olga Tokarczuk était en effet loin, hier encore, d’être une plume mineure du paysage littéraire polonais.

Une écrivaine accusée d’« antipolonisme »

Mais, en pleine campagne électorale menant aux élections législatives dimanche, M. Gliński n’ignore pas que la frange la plus radicale de son électorat goûte peu la personnalité de l’écrivaine. Écologiste, féministe, favorable à l’accueil des réfugiés et à la défense des droits des personnes LBGT+, Mme Tokarczuk s’est clairement positionnée du côté de ceux que le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir présente comme une menace pour la Pologne.

Mais c’est davantage par la façon dont elle s’est attaquée aux mythes nationaux polonais que Mme Tokarczuk s’est attirée les foudres des milieux conservateurs. Ainsi ses monumentaux Livres de Jakób, en dépeignant l’oppression qui accompagnait la domination polonaise sur les terres à l’Ouest du Dniepr au 18ème siècle, écornaient considérablement la représentation angélique qu’en proposait Sienkiewicz dans sa fameuse Trilogie.

Dans un entretien donné peu après la sortie de l’ouvrage, elle en appelait à un examen critique de l’histoire polonaise, qui ne chercherait pas à cacher « ces choses terribles que nous avons faites » – de la colonisation des terres ruthènes aux pogroms lors de la seconde guerre mondiale.

Outre un déchaînement de haine du côté de la « fachosphère », ces quelques mots lui ont valu l’inimitié durable du PiS, qui s’est appliqué à minimiser ses succès, tantôt en l’accusant d’« antipolonisme » et de proférer des « mensonges historiques », tantôt en regrettant, comme M. Gliński il y a encore quelques semaines, sa « méconnaissance de la société polonaise ».

« La Pologne a encore des choses à dire au monde ».

Le programme d’information « Wiadomości » de la télévision publique TVP a présenté la remise du prix Nobel de littérature à Mme Tokarczuk comme un « succès pour la Pologne », aux côtés d’autres tels que la levée du régime des visas pour les États-Unis et la nomination de Janusz Wojciechowski au poste de Commissaire européen à l’Agriculture.

Si la consécration de l’œuvre d’Olga Tokarczuk embarrasse le PiS, elle revigore l’opposition, qui diffuse abondamment les appels de la lauréate à « voter pour la démocratie » ce dimanche. Pouvait-on échapper à la politisation d’un succès littéraire à trois jours d’élections cruciales et dans une société où désormais tout ou presque est devenu clivant ? On peut en douter, et dès lors regretter ce traitement partial d’un événement qui devrait avant tout, selon les mots de la lauréate, montrer que « la Pologne a encore des choses à dire au monde ».

La plupart des ouvrages d’Olga Tokarczuk sont publiés par les éditions Noir sur Blanc.

Béranger Dominici

Journaliste indépendant à Varsovie.

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