Le mémorial de la Seconde guerre mondiale dressé dans le 12e arrondissement de Budapest fait polémique. Et pour cause : il reprend un symbole cher aux mouvances fascistes de l’entre-deux guerres, tout en se dressant à deux pas de divers lieux de massacres de juifs, perpétrés par les Croix fléchées. Un documentaire du site 444.hu fait toute la lumière sur cette très sombre affaire.
C’est une vieille histoire qui n’en finit plus de rouvrir les plaies laissées par la Shoah en Hongrie. Le 22 octobre 2005, une petite foule s’était rassemblée pour assister à l’inauguration d’un nouveau monument dans le 12ème arrondissement de Budapest. Pour honorer la mémoire des « victimes de la Seconde guerre mondiale », une statue représentant une sorte d’aigle tenant dans ses serres une épée fut dressée, surplombant une liste de 1 132 noms d’habitants de l’arrondissement, morts pendant le conflit.
L’oiseau en question est connu dans la mythologie hongroise sous le nom de « turul ». À mi-chemin entre le faucon et l’aigle, il s’agit d’un symbole important dans le récit national magyar, associé notamment à la première dynastie hongroise, les Árpád. Du château de Buda au massif turul dominant la ville de Tatabánya, il n’est pas rare des croiser ce rapace statufié.

La mairie du 12e arrondissement, gouvernée par la droite, a pourtant érigé ce turul sans avoir obtenu de permis de construire. Inauguré en 2005 par György Mitnyan, cette affaire se retrouve très vite dans les mains de son successeur, Zoltán Pokorni, un membre emblématique du Fidesz, le parti qu’il a d’ailleurs présidé de 2001 à 2002. Il est donc immédiatement en conflit ouvert avec la mairie de la capitale, qui refuse toujours d’accorder un permis de construire, et réclame le démantèlement du monument. Pourquoi ce turul en particulier pose-t-il autant de problèmes, alors même qu’on trouve près de 200 statues similaires en Hongrie ?
Un symbole cher à l’extrême droite
Tout symbole mythique qu’il soit, le turul a fini par être réutilisé par des mouvances fascistes durant l’entre-deux guerres. Il a même donné son nom à l’Alliance Turul (Turul Szövetség), la plus grande organisation étudiante de l’époque qui a rassemblé jusqu’à 40 000 membres. Ouvertement antisémite, elle organisait régulièrement des parades et ne manquait pas de brutaliser les étudiants juifs hongrois. Ces derniers subissaient déjà une discrimination d’État, puisque la Hongrie fut le premier pays d’Europe à voter une loi antisémite : en 1920, un numerus clausus était créé, limitant le nombre de places disponibles à l’université pour les populations juives de Hongrie (même si dans les faits, cette loi était contournée). Pour l’Alliance Turul, ce numerus clausus devait devenir un numerus nullus.
« Le turul n’est pas approprié pour commémorer ces victimes. C’est même insultant quand on sait que les auteurs de ces massacres ont tué leurs victimes au nom du turul » affirme l’historien Krisztián Ungváry dans le film. « Les libéraux extrémistes essayent de discréditer notre symbole national » rétorque Előd Novák, vice-président de l’association Mi Hazánk (Notre Patrie). Pour celui qui était le maire de Budapest à l’époque, le libéral Gábor Demszky, le turul ne saurait être utilisé comme un symbole et encore moins comme un lieu de mémoire. C’est pourquoi son administration a demandé à plusieurs reprises à la mairie du 12e le retrait du monument.
Mobilisations et menaces de mort
Alors pourquoi, plus de quinze ans plus tard, le turul surplombe-t-il toujours la place ? Demszky, maintenant retiré de la vie politique, l’avoue : « La seule chose qu’on aurait pu faire c’était d’ordonner la démolition de la statue, donc d’envoyer une pelleteuse et de la faire disparaître. Mais ça aurait créer un conflit ouvert avec le Jobbik dont on ne voulait pas. On ne voulait pas déclencher des combats de rue. » En effet, après plusieurs démonstrations de forces des mouvements d’extrême droites – le Jobbik en tête –, et autres menaces de mort proférées à l’encontre des décideurs, aucune autorité publique n’a eu le courage de démanteler le monument.
« Le turul est le symbole de notre nation depuis environ 30 000 ans » explique un manifestant. « Pas depuis 6000 ans comme les juifs, mais depuis 30 000 ans ! » lui confirme une autre militante. « Peut-être même depuis 70 000 ans ! » renchérit-il.
Deux manifestants expliquent les origines historiques du turul. Source : 444.hu.
Le documentaire fait le lien avec le passé récent, en mettant en lumière des images d’archives de ces manifestations néo-nazies. En 2008, alors que le démantèlement semble être en bonne voie, des milliers de personnes se rassemblent autour de la statue. Entre deux discours de Gábor Vona, l’ancien président du Jobbik, qui harangue la foule en prônant la désobéissance, les manifestants pouvaient se reposer à l’écoute de chants irrédentistes (« il y aura encore des étés hongrois […] au-dessus de Kolozsvár » en roumain Cluj-Napoca, une ville de Transylvanie revendiquée par les irrédentistes magyars). Lors des quelques échauffourées avec la police, la foule a notamment scandé en cœur « sales juifs ! ».
En 2010, la droite reprend le pouvoir
En 2009, une Cour d’appel confirme l’illégalité du monument et la nécessité de le détruire. Le maire du 12e arrondissement, toujours Zoltán Pokorni, déclare ne pas comprendre cette décision et fait traîner l’affaire. Une stratégie gagnante puisqu’un an plus tard, le Fidesz, parti conservateur de Viktor Orbán retrouve le pouvoir, s’adjugeant même une majorité absolue au parlement. Cinq jours après le retour du Fidesz au parlement, la « Lex Turul » est votée, inscrivant la sauvegarde du monument dans la loi.
Entre-temps, le site était déjà devenu un « lieu de pèlerinage », en particulier pour la Magyar Gárda – la Garde hongroise. Le documentaire permet de revoir les différentes parades de cette milice, qui venaient proférer ses discours à côté de la statue à la fin des années 2000. « Pour le moment, cette ville s’appelle Budapest, pas Judapest » déclare calmement un membre. Plus exalté, un autre clame qu’il « faut nous révolter. Chassons des Carpates ces parasites au nez crochu, ceux qui ruinent les Hongrois et notre pays, cette bande de traîtres et de criminels. » Cette milice paramilitaire d’extrême droite, fondée par – encore lui – Gábor Vona, a depuis été dissoute. Elle persiste toutefois sous diverses formes, notamment à travers le mouvement Mi Hazánk (Notre Patrie) mentionné plus haut. Elle était directement inspirée du parti d’extrême droite de l’entre-deux guerres, les Croix fléchées.

La Shoah en Hongrie, du tragique au tragique
Que la Garde hongroise puisse manifester sans être inquiétée à proximité de la statue d’un turul est de loin le symbole le plus terrifiant de cette affaire. Pour le comprendre, il faut retourner en arrière, jusqu’au 15 octobre 1944. Ce jour-là, l’amiral Horthy, régent du royaume de Hongrie, est finalement démis de ses fonctions par l’armée allemande, qui le remplace par Ferenc Szálasi, le chef du parti pro-nazi des Croix fléchées. Entre mai et juillet 1944, Adolf Eichmann, solidement appuyé par la police hongroise, avait personnellement supervisé la déportation des Juifs hongrois des campagnes. Une vague de déportation éclair menée en un temps record, alors même que la défaite devenait de plus en plus évidente pour Berlin.
En revanche, les Juifs hongrois de la capitale avaient dans leur majorité été épargnés. Sachant que les Soviétiques approchaient, les Croix fléchées s’engagèrent dans une politique de la terre brulée. Après octobre 1944, de leur propre initiative et ignorant la plupart des ordres des Allemands, ils massacrent des milliers de Juifs sur les rives du Danube.[1]https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/sort-des-juifs/massacre-des-juifs-de-hongrie.html Dans le 12e arrondissement, où se trouve le siège du parti, et bon nombre de Croix fléchées, se produisent parmi les pires massacres que détaillent, archives à l’appui, le documentaire de 444.hu.
Avant ce massacre, les Juifs hongrois subissaient déjà les lois antisémites, et étaient souvent expropriés de tous leurs biens, envoyés au ghetto, situé dans le 7e arrondissement, de l’autre côté du Danube, pendant que leur appartement était donné à d’autres habitants. Hanna, témoigne au début des années 2000 de l’enfer qu’elle a subi en cette année 1944, lorsqu’elle était enceinte de huit mois. Emmenée de force avec son mari, les Croix fléchées décident de ne pas la violenter du fait de sa condition. Elle doit cependant regarder ce que les autres subissent. Tandis que les hommes et son mari sont exécutés, les femmes sont torturées. Plus exactement, les Croix fléchées mutilent leurs parties génitales pour qu’elles ne puissent plus enfanter. La jeune Hanna, qui n’avaient jamais raconté cette histoire à ses enfants, avait fini par s’évanouir.

Le documentaire donne également la parole à l’écrivain Gábor Zoltán. Dans son roman Orgie, il reprend les événements sordides qui se sont déroulés à l’hôpital de la rue Maros. Un grand nombre de Juifs hongrois avaient trouvé refuge dans cet hôpital durant la guerre. Vers la fin de l’année, les habitants du quartier adhérents au parti des Croix fléchées forcent les personnes se trouvant dans cet hôpital – dont les malades et les blessés – à sortir dans la rue. Un officier de la Wehrmacht qui passait par là met immédiatement fin à ce spectacle : ils ordonnent aux Croix fléchées de rentrer chez eux et de laisser les occupants de l’hôpital.
Les Soviétiques assiègent, les Nazis s’en vont, les Croix fléchées massacrent
Le 12 janvier 1945, les Soviétiques sont aux portes de Budapest, alors assiégée de toutes parts. Alors que les Allemands évacuent, les Croix fléchées se consacrent bien peu à la défense de la ville. Au lieu de cela, ils se rendent à l’hôpital, rassemblent les occupants, leurs confisquent tous leurs biens, et exécutent chaque personne identifiée comme « juive », médecins comme patients. Trois mois plus tard, Budapest est « libérée », et les autorités reviennent sur les lieux pour exhumer les corps et les identifier. Non seulement les noms des victimes sont connus, mais l’identité des bourreaux, tueurs et violeurs, l’est également. « On sait exactement ce qu’il s’est passé là-bas » explique l’un des intervenants.
« Le directeur de l’établissement se rend auprès de l’armée hongroise pour lui demander sa protection. Les officiers hongrois la lui refusent. »
Deux jours plus tard, le 14 janvier, ces mêmes hommes décident de s’en prendre à l’hôpital Dániel Bíró, situé non loin. Ses 150 occupants sont massacrés. L’odeur des corps pousse les habitants à brûler le bâtiment dans les jours suivants. Dans la rue voisine, la rue Alma, les occupants en majorité juif d’une maison de retraite ont naturellement été informés de ces atrocités. Le directeur de l’établissement se rend auprès de l’armée hongroise pour lui demander sa protection. Les officiers hongrois la lui refusent. Plus tard, la plupart des occupants (environ 90) sont emmenés par les Croix fléchées au parc de Városmajor et y sont exterminés.
Ces massacres sont aussi dû au fait que la rive Est de la capitale – Pest – est prise par les Soviétiques, forçant les Croix fléchées à se replier sur Buda. Ces derniers établissent leur quartier général au 5 rue Németvölgyi. « Ce qu’il s’est passé dans cette maison n’est pas seulement d’une horreur extrême, c’est aussi insondable. Moi je ne comprends pas. C’est pour ça que je n’en ai pas vraiment parlé dans mon roman » explique l’écrivain Gábor Zoltán. Des actes de torture et de viol à l’encontre de jeunes femmes d’une violence inouïe, sous la conduite du leader local, András Kun. Lors des procès menés à l’encontre des Croix fléchées, ces événements sont décrits comme les plus violents de tous les massacres perpétrés par ses membres.

Ces détails sont connus notamment grâce à une survivante de ces massacres, une infirmière que les balles ont miraculeusement évitée. Elle parvient à s’extirper des corps, à escalader la grille, et à s’enfuir. Si elle faisait le même trajet aujourd’hui, elle sortirait de cet enfer dans la rue Németvölgyi, prendrait à gauche, marcherait une cinquantaine de mètres et arriverait… en face du turul.
« Les preuves s’accumulent autour du rôle central joué par un individu qui concentre l’attention des enquêteurs : József Pokorni, grand-père de Zoltán Pokorni, maire du 12e arrondissement. »
Une fois pacifié, les nouvelles autorités du pays ont certes interdit le parti des Croix fléchées, jugé et condamné ses leaders. Mais tous ses membres n’ont pas été traduits en justice – bon nombre d’anciens Croix fléchées ont même rejoint le parti communiste, avec qui ils entretiennent de nombreuses proximités idéologiques. Mais ce n’est pas tout : pour l’historien Ungváry, une fois que le parti communiste de Rákosi a installé son régime dictatorial et totalitaire, les Croix fléchées n’étaient non seulement plus inquiétés, ils étaient en fait le seul et unique groupe d’individus à ne pas être persécuté.
Après la Révolution de 1956, officiellement une contre-révolution fasciste, des enquêtes s’ouvrent à l’encontre des ex-croix-fléchées. À la fin des années 1960, les preuves s’accumulent autour du rôle central joué, dans ces masssacres, par un individu qui concentre l’attention des enquêteurs : József Pokorni, grand-père de Zoltán Pokorni, maire du 12e arrondissement. Des mots de son petit-fils, « il a joué un rôle fondamental dans ces trois massacres. » Pour l’écrivain Gábor Zoltán, « c’était une exception [parmi les auteurs des massacres]. C’était une personne exceptionnellement cruelle. »
Les bourreaux côtoient leurs victimes sur la plaque commémorative
Aujourd’hui, le passant qui prendrait le temps de lire les noms des victimes commémorés par le monument verrait le nom du bourreau József Pokorni gravé. Depuis 2019, les historiens ont également pu identifier 21 membres des Croix fléchées, dont les noms sont inscrits sur le mémorial. Il a été démontré qu’au moins quatre d’entre eux ont participé aux massacres. Leurs noms apparaissent donc aux côtés des « victimes de la Deuxième guerre mondiale ». Mais les victimes de qui ? Ces gens ne sont pas des victimes de guerre. Ils et elles ont été tués par leurs voisins de rue et leurs compatriotes. Pire : des victimes des massacres – soit plusieurs centaines, dont les noms sont tous connus, rappelons-le – seulement sept noms apparaissent sur la plaque…

« C’est évidemment une coïncidence que je sois devenu le maire de cet arrondissement il y a plus de dix ans. Cela dit, ça me donne la possibilité de régler quelques problèmes. Pas seulement en tant que… (il hésite) petit fils d’un assassin des Croix fléchées, mais aussi en tant que dirigeant de cet arrondissement, donc la responsabilité est de mettre au clair ces affaires hautement symboliques » s’exprimait Zoltán Pokorni début 2020. Le 25 juin de la même année, le conseil municipal de l’arrondissement se prononçait une énième fois sur le maintien ou non du mémorial. Ce même Pokorni, avant le vote, a alors déclaré : « je ne peux pas juger objectivement cette affaire. Honnêtement, je n’y vois pas clair. Par conséquent, (…) je ne vais pas voter. » Avec douze voix pour, cinq contres, et un vote blanc, le conseil a décidé de conserver le monument. Les noms devraient toutefois être retirés, et la fonction officielle du monument changée. La statue sera accompagnée d’une note expliquant l’histoire du turul, qui, selon les mots de Pokorni, va rester là non plus comme un mémorial, mais simplement comme un « objet ».
Le documentaire « Le mémorial des assassins » de 444.hu a été réalisé par Dániel Ács. Il est disponible gratuitement, sous-titré en anglais, sur YouTube.