Pour espérer battre le Fidesz de Viktor Orbán aux élections législatives hongroises du 3 avril, la gauche s’est alliée avec le Jobbik. À l’origine vigoureusement d’extrême droite, ce parti a opéré un recentrage progressif à partir de 2015 jusqu’à se dire aujourd’hui pro-européen et de centre-droit. Qu’en est-il réellement ? Que pèse-t-il dans l’opposition ? Décryptage.
D’où vient le Jobbik ?
En 1999, des étudiants, très largement issus de facultés d’histoire de la capitale, créent la Communauté des jeunes de droite, en hongrois Jobboldali Ifjúsági Közösség. La contraction de ces trois mots donne naissance au mot Jobbik, un terme qui correspond au comparatif « mieux » en hongrois. C’est en 2003 que, sous la présidence de Dávid Kovács, le Jobbik est officiellement transformé en parti politique, le Mouvement pour une meilleure Hongrie. Le parti reste marginal lors de ses premières années, tentant de se faire connaître notamment en installant des crucifix dans des lieux publics lors des fêtes de Noël. En avril 2004, la formation obtient son premier député au parlement à la faveur du ralliement d’un élu Fidesz, Attila Körömi.
En quête d’une représentation plus large au parlement, le jeune parti d’extrême droite décide de se rapprocher de son « grand frère », le Parti hongrois de la justice et de la vie (MIÉP), à l’époque le principal parti d’extrême droite hongrois. Fondé en 1993 par István Csurka, un ancien membre du Forum démocratique du premier ministre conservateur József Antall, ce dramaturge notoirement antisémite, qui comptait Jean-Marie Le Pen parmi ses amis, avait réussi à faire entrer le MIÉP au parlement en 1998, avec pas moins de 14 députés élus.
Le jeune Jobbik a alors bien l’intention de faire une entrée similaire sur la scène nationale. Las, leur rapprochement fait long feu après leur échec commun aux législatives de 2006, où aucun de leur candidat ne parvient à se faire élire. Les deux formations mettent alors fin à leur alliance, et le président du Jobbik quitte le parti pour être remplacé par son vice-président, Gábor Vona. C’est sous sa présidence que le Jobbik va réussir à s’installer durablement dans le paysage politique hongrois.
Le Jobbik a-t-il été une milice paramilitaire ?
Le Jobbik n’a toujours été qu’un parti politique, mais a été lié pendant de nombreuses années à des organisations souvent qualifiées de « milices paramilitaires », notamment la Garde hongroise (Magyar Gárda), entre 2007 et 2011. Directement inspiré du parti hongrois pronazi de l’entre-deux-guerres – les Croix fléchées – cette organisation a été à l’origine fondée par… Gábor Vona, lorsqu’il était déjà président du Jobbik.
Profitant des tensions provoquées par le « discours d’Öszöd » du premier ministre socialiste de l’époque, Ferenc Gyurcsány, le parti gagne en visibilité par ses manifestations et ses actions souvent violentes dans les rues. Le parti finit par faire peur, comme l’illustre le cas de la statue du Turul du 12e arrondissement de Budapest : le maire socialiste de Budapest de l’époque a plus tard admis ne pas avoir osé ordonner la démolition d’un monument devenu un symbole et un lieu de pèlerinage pour l’extrême droite hongroise.
« La seule chose qu’on aurait pu faire c’était d’ordonner la démolition de la statue, donc d’envoyer une pelleteuse et de la faire disparaître. Mais ça aurait créé un conflit ouvert avec le Jobbik dont on ne voulait pas. On ne voulait pas déclencher des combats de rue » expliquait le maire libéral Gábor Demszky.
Le Jobbik faisait surtout peur dans les campagnes, où il cherchait à s’en prendre directement aux populations roms. N’ayant de cesse d’évoquer la « guerre civile » à venir entre les Magyars et les Roms, des « milices » toutes liées au Jobbik ont longtemps sévi dans les campagnes, où elles affirmaient lutter contre la « criminalité tsigane ».
Le village de Gyöngyöspata avait notamment cristallisé ces tensions et a été pendant de longs mois le théâtre d’affrontements entre les populations roms locales, et des milices qui y avaient installé leur camp d’entraînement. En octobre 2011, la Garde hongroise fait même fuir une partie de la communauté rom locale, poussant le maire du village à démissionner, bientôt remplacé par un candidat du Jobbik.
Le village devint alors un véritable laboratoire aux mains du parti. « C’est le message de Gyöngyöspata : on est capable de gagner, et même de battre le Fidesz ! » proclamait M. Vona lors d’un congrès interne de 2012. Ces tensions interethniques ont perduré pendant de longs mois jusqu’en 2012, sur fond d’augmentation de la pauvreté et de difficulté d’alimentation pour les populations roms.

Un parti raciste et antisémite ?
Le racisme anti-rom et la prétendue lutte contre la « criminalité tsigane » ont été les principaux moteurs du parti. En plus des actions violentes menées dans les campagnes, le parti avait créé un site web offrant la possibilité de « dénoncer les crimes tsiganes ». La direction en vint même à demander la création de véritables camps d’internement pour les « criminels tsiganes ».
En matière d’antisémitisme, la direction du parti a toujours cherché à s’exprimer de façon prudente. Les juifs n’étaient généralement jamais directement mentionnés, il était plutôt question de l’élite cosmopolite, des banquiers globalistes et autres formules rhétoriques.
Derrière ces tours de passe-passe, l’antisémitisme du parti n’a jamais fait aucun doute. C’est pourquoi, lorsque le numéro 2 du parti, Csanád Szegedi, révèle ses origines juives en 2012, le parti est secoué. Celui qui avait débarqué au parlement européen dans l’uniforme de la Garde hongroise a fini par quitter la Hongrie en 2014 pour Israël, où il est devenu un juif pratiquant orthodoxe.
Parmi les déclarations choquantes, en 2012, le député chargé des relations internationales du parti, M. Márton Gyöngyösi, estimait que « par l’humiliation quotidienne du peuple palestinien, Israël réveille le souvenir des périodes les plus sombres de l’histoire ». Quelques jours plus tard, il appelait le gouvernement hongrois à rompre avec l’État hébreu, et demandait même l’établissement d’une liste des députés et des membres juifs du Parlement, « qui représentent un risque pour la sécurité nationale de la Hongrie ».
À quand remonte le premier succès électoral du Jobbik ?
En 2010, lorsque le Fidesz reprend le pouvoir à la faveur d’une victoire écrasante, le Jobbik parvient à se hisser troisième derrière le parti socialiste, récoltant 12% des voix. Le parti d’extrême droite fait alors son entrée au parlement hongrois, où il envoie siéger 47 députés.
Toutefois, ça n’est pas véritablement la première victoire électorale du Jobbik. Un an plus tôt, lors des européennes, le parti d’extrême droite avait créé la surprise en arrivant troisième, s’adjugeant 15% des votes. Le parlement européen avait alors accueilli trois députés Jobbik.
Tout au long de la décennie, le parti a essentiellement prospéré dans les anciens bastions ouvriers socialistes du nord-est, où la débandade du parti socialiste combinée à une désindustrialisation rampante a redirigé une partie de cet électorat vers le Jobbik.
Le Jobbik était-il vraiment « islamophile » ?
Le président historique du parti, Gábor Vona, n’a jamais caché sa fascination pour l’islam et le monde musulman. « L’islam est le dernier espoir de l’humanité dans les ténèbres du globalisme et du libéralisme », affirmait-il lors d’une visite à des universités turques en 2014, ajoutant notamment que « nos racines nationales sont avec les peuples d’Orient ».
Pourtant, les idées de M. Vona rejoignent une tendance historique propre à la Hongrie, connue sous le nom de « touranisme ». Ce courant de pensée attribue des origines « asiatiques » ou « orientales » aux Magyars, qui seraient notamment liés aux peuples turcs.
Cette tendance se manifestait concrètement par un soutien indéfectible à la cause palestinienne. En 2012, M. Vona avait notamment soumis au Parlement une résolution dénonçant le « génocide de Gaza ». Sans surprise, ce soutien se combine à une hostilité féroce à l’égard d’Israël, dans la lignée de l’antisémitisme du parti.
Cette rhétorique a progressivement été éliminée, par l’abandon du discours antisémite, mais surtout du fait de la crise des migrants de 2015, après laquelle le Fidesz s’est lancé dans un discours vigoureusement anti-migrants et anti-islam. Dès 2016, le Jobbik a lui aussi suivi en dénonçant la menace que posaient les migrants musulmans pour la civilisation chrétienne et européenne hongroise.
Pourquoi le Jobbik a-t-il amorcé son recentrage idéologique ?
La stratégie du parti est étroitement liée à aux choix faits par le Fidesz, son concurrent à droite. À mesure que le parti de Viktor Orbán poursuivait son virage toujours plus serré vers l’extrême droite, la question se posait au sein du Jobbik de la meilleure stratégie à adopter.
« La propagande anti-réfugiés et anti-Soros menée par le Fidesz, conjuguée à la mise en sourdine du discours anti-européen du Jobbik et à ses appels à restaurer les institutions démocratiques, ont changé la donne. Il devenait évident que le Fidesz et le Jobbik échangeaient leurs identités et leurs positions : le premier était devenu un parti de droite radicale et le second un parti nationaliste et conservateur », expliquait déjà l’anthropologue Kristóf Szombati dans nos colonnes.
Des glissements idéologiques largement accélérés par la crise des migrants de 2015, qui a confirmé la droitisation extrême du Fidesz. Coupé dans son élan, la direction du Jobbik, sous l’impulsion de son président historique, Gábor Vona, décide alors fin 2015 de mettre en œuvre un recentrage idéologique et politique, non sans créer de vives tensions avec l’aile extrémiste de la formation.
La mue du parti tient également à l’évolution personnelle de son chef historique, Gábor Vona qui a semblé comprendre dès la moitié des années 2000 l’impasse politique que représente l’extrémisme, tant pour son parti que pour le pays. « Nous ne renonçons pas à nos valeurs, mais nous voulons faire de la politique de façon sobre, professionnelle et civique, afin de toucher le plus largement possible d’autres segments de la société » expliquait alors M. Vona au magazine conservateur Mandiner, affirmant sa volonté de faire du Jobbik un « parti du peuple ».
Exit donc l’antisémitisme et l’anti-tsiganisme virulent du parti, qui élimine tout discours raciste de sa communication, pour se concentrer sur la dénonciation de l’élite au pouvoir, de la corruption du Fidesz, accusée de prospérer aux dépens du travailleur hongrois. « Ceux qui pensent que le Jobbik a l’intention de discriminer les gens sur la base de leur ethnie, de leur religion ou de quoi que ce soit d’autre, se sont trompés de parti », confirmait M. Vona, qui lançait ainsi un Jobbik nouvelle formule en vue des élections législatives de 2018.

Quelle place occupe le parti au sein du front uni de l’opposition ?
En 2014, le Jobbik se maintient à un haut niveau, récoltant 20% des voix et restant le deuxième parti d’opposition derrière le parti socialiste. Quatre ans plus tard, à la faveur de sa stratégie de « dédiabolisation » et de recentrage idéologique, le Jobbik s’impose comme le premier parti d’opposition, remportant 19% des voix. Un résultat néanmoins considéré comme un échec par son président Gábor Vona, qui se retire de la vie politique.
Au niveau municipal, le parti n’a guère réussi à percer, si ce n’est dans des communes rurales où la gauche est totalement absente, et quelques villes moyennes. Depuis 2019, le Jobbik gouverne dans des villes comme Ózd, Eger et Dunaújváros, mais est presque complètement absent de la capitale.
En 2018, le départ du parti de ces éléments les plus extrêmes achève de convaincre tant la nouvelle direction que les autres formations de l’opposition que seule une union de l’opposition peut espérer vaincre le Fidesz dans les urnes. En 2019, dans le sillage d’une coopération contre la loi esclavagiste, six partis formalisent leur union et annoncent leur intention de présenter une liste commune aux législatives 2022, dont la tête de liste serait choisie à l’occasion d’élections primaires.
Donné mort après son échec aux élections européennes de 2019 (6% des voix), le Jobbik renaît comme un phénix, sous la houlette de Péter Jakab, le nouveau président du Jobbik depuis 2020. Ce quadragénaire, ancien professeur d’histoire, qui ne cache pas ses origines juives, devait incarner le renouveau d’un Jobbik désormais fréquentable.
Donné favori lors des élections primaires, Péter Jakab a obtenu un très mauvais score (14%), le privant du second tour. Un mauvais résultat qui ne doit pas masquer le succès du Jobbik dans les circonscriptions.
En effet, l’enjeu des primaires de l’opposition était également de désigner les candidats uniques dans chacune des 106 circonscriptions du pays qui seront ensuite opposés aux candidats du Fidesz lors des législatives du printemps prochain. Avec 28 candidats issus des primaires, le Jobbik est le deuxième parti le mieux représenté dans les territoires, derrière la Coalition démocratique (DK). Autant de chances pour le Jobbik d’être l’un des plus gros partis de l’opposition siégeant au parlement et d’être une force qui compte dans le prochain parlement à l’issue des législatives de 2022.
Quel est son programme politique aujourd’hui ?
Selon les mots du président actuel, Péter Jakab, le Jobbik est un parti « national, chrétien, conservateur, de centre-droit et de sensibilité sociale » qui est « arrivé au centre du paysage politique ». Il fait du parti le seul véritable « parti populaire » qui condamne « l’incitation à la haine et les idées politiques extrémistes qui sont contraires à l’enseignement et à la morale chrétienne ».
Le positionnement chrétien conservateur du Jobbik – qui rappelle très fortement la rhétorique actuelle de Péter Márki-Zay, le candidat commun de l’opposition – avait poussé le parti à soutenir la loi amalgamant homosexualité et pédophilie votée par le parlement en juin dernier, se désolidarisant des autres partis de l’opposition.
Mis à part ces questions de mœurs et de société, le Jobbik a des ambitions souvent semblables à celles de ses pairs : rétablir la démocratie et l’état de droit en Hongrie, assurer l’égalité des chances pour tous les citoyens, garantir le respect de la libre entreprise, lutter contre l’insécurité et contre la corruption…
En matière de politique étrangère, alors que M. Vona parlait en des termes assez flous tout en rejetant « le multiculturalisme de l’Europe de l’Ouest », M. Jakab met très clairement l’accent sur « la coopération euroatlantique » et surtout, sur l’Union européenne. « Nous considérons les pères fondateurs chrétiens de l’Union européenne, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi et Robert Schuman, comme nos modèles, qui, grâce à leur foi inébranlable, ont non seulement jeté les bases de l’Union, mais aussi jeté les bases de l’économie sociale du marché européen » peut-on lire sur la déclaration de principes de Jobbik de l’été 2020.
S’agit-il encore d’un parti d’extrême droite ?
Après l’échec aux élections de 2018, les partisans d’une ligne d’extrême droite quittent le parti, dont la nouvelle direction souhaite maintenir la ligne modérée voulue par Gábor Vona. Menés notamment par László Toroczkai, les sécessionnistes fondent le parti Notre Patrie (Mi Hazánk), qui revient aux origines extrémistes du Jobbik du début de la décennie. Cette nouvelle formation a bénéficié d’un soutien financier généreux de la part de l’État, d’où le Fidesz était trop heureux de pouvoir fragmenter ses concurrents à droite. Malgré la dissolution du MIÉP au profit de Notre Patrie, il s’agit encore d’un parti anecdotique sur la scène politique hongroise.
Pour autant, le Jobbik a-t-il vraiment changé en profondeur ? Les détracteurs du Jobbik rétorquent que malgré ce départ, le Jobbik reste largement aux mains de militants ayant participé aux débuts extrémistes du parti. Le président actuel, Péter Jakab, est par exemple membre du parti depuis 2009, et les vidéos encore disponibles sur Youtube révèlent un jeune homme aux opinions très hostiles à l’égard des populations roms. En d’autres termes, le Jobbik nouvelle formule n’aurait changé que de façade, et non en profondeur.
« Aujourd’hui, j’aurais beaucoup de mal à vous dire à quoi ressemble l’électeur type du Jobbik… », admet Róbert László, analyste politique au sein du think tank Political Capital. Malgré ces incertitudes, il est évident que la direction actuelle du Jobbik poursuit la stratégie mise en place par Gábor Vona : dénonciation féroce de la corruption du Fidesz, prétention à incarner le « parti populaire hongrois » et volonté d’incarner une alternative conservatrice et de centre-droit au Fidesz.
« Les membres du parti ou les électeurs Jobbik qui étaient et qui sont encore aujourd’hui d’extrême droite ont quitté le parti en 2018, soit pour Mi Hazánk… soit pour le Fidesz » explique M. László.
« Le Fidesz est à 90% d’extrême droite. La seule raison pour laquelle les politologues restent majoritairement réticents à l’idée de qualifier le parti d’Orbán d’extrême droite est que le Fidesz n’est pas et n’a jamais été ouvertement antisémite. Cet aspect mis à part, je ne vois rien de conservateur dans ce parti. Ils sont anti-Occident, anti-américains, et veulent rapprocher le pays de la Russie ou de la Chine, ce qui est en rupture totale avec la tradition conservatrice hongroise » observe le politologue.