Le parti humoristique du « chien à deux queues » (MKKP) rythme ces derniers temps la vie politique hongroise. De quel phénomène ancien ce parti est-il le nom ? Quel est le lien entre le MKKP et le mouvement des partis pirates ailleurs en Europe ?
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Tribune de Ádám Paár, publiée 10 mai 2017 dans Magyar Nemzet sous le titre « Kétfarkúak és kalózok ». Traduite du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Le Parti hongrois du chien à deux queues (MKKP) a été particulièrement actif ces dernières semaines. Notre parti satirique maison bénéficie plutôt bien de l’absurdisation de la vie politique hongroise. Tous les jours apportent leur lot de nouvelles avec lesquelles peut prospérer une formation telle que celle-ci. A la faveur de « l’affaire CEU », son positionnement est également facilité par la mobilisation d’une couche sociale qui lui est favorable (celle des étudiants) et dont les modes de faire s’appuient sur l’humour, des méthodes de type « guérilla » mais aussi des techniques de campagne assez inattendues.
« Il est vraisemblable que si le parti du Chien se moquait de la gauche, cela ferait sourire les gens de droite. »
Les acteurs de la vie politique hongroise traitent les partisans du chien à deux queues comme l’on traite quelque chose que l’on ne connait pas : vu que le parti humoristique tape sur un côté, cela le rend d’autant plus sympathique pour le côté opposé. Il est vraisemblable que si le parti du Chien se moquait de la gauche, cela ferait sourire les gens de droite, lesquels argueraient alors qu’une telle chose est bien sûr compatible avec la politique. En réalité, cette formation fait exactement ce que tous les partis humoristiques font à travers le monde : elle pratique la satire et détruit le culte que les « artisans » de la décision politique, spin doctors et autres conseillers en relations publiques ont tissé autour des dirigeants. Ça n’est pas tant les hommes politiques que leurs entourages qui sont les ennemis de ce genre de parti : dans la mesure où ce sont ces derniers qui façonnent les styles politiques et le contenu des messages politiques, c’est à eux que s’adresse en premier la critique formulée par les partis humoristiques.
Le Parti du chien à deux queues représente un phénomène mondial sur la cartographie politique hongroise. Les partis humoristiques sont une réalité de la vie politique européenne depuis plus de cent ans. On attribue le premier parti satirique à l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek, lequel avait fondé en 1911 le « Parti du lent progrès dans les limites de la loi »[1]En tchèque : Stranu mírného pokroku v mezích zákona. Mais ça n’était qu’un pseudo-parti, qui n’avait ni adhérent, ni programme et ne s’était pas présenté aux élections. En 1958, un groupe de São Paulo avait voulu présenter le rhinocéros du zoo aux élections municipales, arguant du fait qu’il serait sans doute moins corrompu que les hommes politiques bipèdes. L’action avait été couronnée de succès, l’animal au bon dos ayant récolté 100 000 voix, soit plus que n’importe quel autre candidat.
Le succès de São Paulo a inspiré le médecin et écrivain canadien Jacque Ferron, lequel a créé en 1963 le Parti du Rhinocéros. La ligne idéologique officielle du parti était le marxisme-lennonisme. La référence n’était pas celle de Karl Marx, mais bien celle de Groucho Marx, soit l’humoriste le plus célèbre de cette période (vous devinerez aisément ce à quoi renvoie le « lennonisme »). Le parti s’était présenté avec des idées détonantes, telle l’abolition de l’environnement afin de faire des économies sur les politiques de protection de la nature ou encore la déclaration de guerre contre la Belgique, car le héros de BD belge Tintin avait tué un rhinocéros dans un de ses albums.
« Les partis humoristiques se sont justement engouffrés dans ce dilemme à leur façon, en réglant avec les armes de l’humour les crispations sociales. »
Les dirigeants du Parti du Rhinocéros avaient bien senti qu’avec l’avènement de la démocratie de masse et la crise de la professionnalisation de la vie politique, le fossé deviendrait béant entre les politiciens traditionnels et les électeurs. Pour gagner les élections, les hommes politiques sont contraints de multiplier les promesses aux différents groupes sociaux, professionnels, culturels, alors qu’ils ont de moins en moins de marge de manœuvre pour les réaliser ; il est en fait impossible de tenir compte en même temps des intérêts de tous les groupes. Alors que l’on voit la société de consommateurs prospérer, les électeurs formulent de plus en plus de revendications envers leurs dirigeants. Les partis humoristiques se sont justement engouffrés dans ce dilemme à leur façon, en réglant avec les armes de l’humour les crispations sociales.
Dans les années 1970 et 1980, les partis satiriques se sont développés dans de plus en plus de pays. Dans les années 1990, les « partis de buveurs de bière » se sont propagés comme une traînée de poudre sur les territoires de la RDA, en Russie, en Ukraine et en Biélorussie. L’évolution des années 2000, en particulier la crise de 2008 ont accéléré l’apparition d’un nouvel âge d’or des partis humoristiques. En Islande, le régime des partis est devenu tellement risible, qu’en 2010, l’humoriste d’un parti satirique, Jón Gnarr, a pu occuper pour la première fois le fauteuil de maire de Reykjavík. Il est vrai que son exemple montre bien à quel point le temps passé au pouvoir est néfaste au caractère comique : très critiqué, il ne s’est pas représenté à un second mandat et a préféré rejoindre les rangs d’un parti libéral de gauche.
Même s’ils sont souvent évoqués dans le groupe des partis satiriques, les partis pirates s’inscrivent cependant dans un registre très différent. Ces derniers n’ont en commun avec les premiers que la pratique ascendante de la politique, la mobilisation de moyens de communication innovants ainsi qu’un visage jeune. Alors que les partis humoristiques puisent leurs racines dans la tradition millénaire de la culture du rire populaire, les partis pirates sont des phénomènes post-modernes, nés de la révolution numérique. Les thèmes portés par les partis pirates allemands et scandinaves sont bien plus étroits : ce sont les droits de l’Homme, le droit à l’autodétermination digitale ou encore la transparence qui sont fièrement arborés sur leur drapeau. L’on sent bien ici que les conditions nécessaires à la création d’un parti pirate dépendent en grande partie d’un niveau avancé d’État-providence.
« Ces partis sont-ils de gauche ou de droite ? La réponse n’est pas évidente. »
Les professions des dirigeants de ces deux types de parti sont également divergentes : tandis que les responsables des partis satiriques sont en général des écrivains, humoristes, acteurs, journalistes satiristes, les chefs des partis pirates allemand et suédois sont issus du secteur informatique, mais également des sciences des ingénieurs ou de la nature. Ce sont des entrepreneurs informatiques, des développeurs de logiciels, des bio-informaticiens. En revanche, leurs bases sociologiques et électorales se ressemblent : ces deux genres de partis s’adressent principalement aux jeunes des grandes villes ainsi qu’aux diplômés. Dans la mesure où le programme des partis pirates est bien plus sérieux et en lien avec les grands enjeux du XXIe siècle (typiquement les droits liés au numérique), ils sont plus difficiles à marginaliser par les grands partis de gauche et de droite.
Ces partis sont-ils de gauche ou de droite ? La réponse n’est pas évidente. On dirait qu’ils affichent un visage plutôt de gauche, mais ce constat n’a pas force de loi. D’une part, les partis satiriques se moquent aussi des candidats de gauche ; d’autre part, l’attitude « anti-technocratique » des partis pirates pourrait tout à fait se fondre dans un parti conservateur. Dans la mesure où la plupart des pays d’Europe ont à leur tête un gouvernement de droite et qu’aucun exécutif n’aime vraiment l’humour de rue et la contestation, la majorité des partis humoristiques et des partis pirates ont tendance de nos jours à lorgner vers la gauche.
Si l’on peut s’accorder sur le fait que ces partis ne changent pas la politique, on peut en revanche reconnaître qu’ils mettent de la couleur dans le paysage politique. Il ne faudrait pas placer trop d’attente en eux : les partis d’opposition ne peuvent pas détourner l’attention de la préparation de leur programme sur le Parti du Chien à deux queues.
Notes
↑1 | En tchèque : Stranu mírného pokroku v mezích zákona |
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