Le canal Baltique-Mer noire : « le plus grand désastre depuis les années 1950 en Pologne »

Le corridor fluvial E40 devrait relier à terme le port polonais de Gdańsk à la ville ukrainienne de Kherson, au bord de la mer Noire. Au cœur de la Pologne, dans la région de Varsovie, de nombreux scientifiques et militants écologistes s’inquiètent des conséquences environnementales d’un tel ouvrage.

Article de Robert Jurszo, publié le 14 avril 2019 sur le site de notre média partenaire en Pologne, OKO.Press, sous le titre « Droga wodna E40 to będzie największa katastrofa od lat 50. Zagrożony Bug i inne rzeki ». L’adaptation de l’article et sa traduction du polonais au français ont été réalisées par Ludovic Lepeltier-Kutasi.

« Nous voulons que les rivières polonaises deviennent de grandes routes sur lesquelles navigueront, remplies de marchandises, les péniches qui sortiront de nos chantiers navals » – a déclaré Beata Szydło en 2015 lors d’un discours prononcé alors qu’elle était encore premier ministre. Les projets du gouvernement pour la réactivation des voies navigables comprennent la construction de la voie E40, qui devrait relier la mer Baltique à la mer Noire en traversant la Pologne.

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L’idée de sa création est vantée par Marek Gróbarczyk, ministre polonais de l’économie maritime et de la navigation intérieure. « C’est le principal élément auquel nous aspirons et il semble qu’il puisse complètement réorienter les transports et faire de la Pologne une grande plaque tournante logistique et surtout portuaire », a-t-il déclaré le 2 juillet 2018 lors de la signature d’un contrat relatif à l’étude de faisabilité de l’E40.

Le rapport commandé par la coalition « Ratujmy Rzeki » (« Sauvez les rivières ») dissipe pourtant cet enthousiasme : la construction de la voie navigable E40 menacerait l’agriculture, l’environnement naturel, ne serait pas rentable et, dans certaines variantes, techniquement irréalisable.

« C’est un plan d’anéantissement et de destruction de la nature qui rappelle l’époque du totalitarisme stalinien », a déclaré à OKO.press Jarosław Krogulec, membre de la société nationale pour la protection des oiseaux (OTOP), associée à la coalition « Ratujmy Rzeki ». « La mentalité qui sous-tend ce projet date de l’ère communiste : les gros investissements d’abord, puis nous verrons les conséquences après », a-t-il ajouté.

« Il sera constamment nécessaire de maintenir le niveau de l’eau dans le canal »

Le corridor fluvial E40 devrait mesurer environ 2000 km et relier le port ukrainien de Kherson sur la mer Noire à celui de Gdańsk sur la Baltique. Comme le note l’OTOP sur son site internet, « les travaux de construction concerneront les rivières européennes suivantes : la Vistule, le Boug, la Pina, le Pripiat et le Dniepr, et possiblement les rivières polonaises du Wieprz et de la Tyśmienica, selon la variante adoptée ».

A travers la Pologne, la voie navigable E40 doit en partie emprunter un chenal latéral – un canal construit en parallèle du Boug qui marque la frontière avec la Biélorussie à la hauteur de Brest – jusqu’à la Vistule. Le ministère de l’économie maritime et de la navigation intérieure a commandé une étude de faisabilité qui a retenu trois variantes pour le tracé du canal :

– variante 1 : le long du Boug jusqu’à sa jonction avec la rivière Narew (près du lac Zegrzyński au nord de Varsovie) ;
– variante 2 : le long du Boug, puis en parallèle de la Wilga jusqu’à la Vistule ;
– variante 3 : le long du Boug, puis en parallèle du Wieprz jusqu’à la Vistule.

Les trois options sont représentées sur la carte ci-dessous :

Cartographie : Ludovic Lepeltier-Kutasi / Le Courrier d’Europe centrale

« Quelles que soient les variantes de voies navigables qui seront retenues lors de la mise en œuvre de l’E40, chacune pose un problème important : il sera constamment nécessaire de maintenir le niveau de l’eau dans le canal », explique l’hydrologue Mateusz Grygoruk, un des auteurs du rapport de « Ratujmy Rzeki ».

L’étude montre que la quantité d’eau nécessaire au fonctionnement de la voie navigable – principalement pour le remplissage des écluses, sans quoi le transport fluvial est impossible – nécessiterait un captage de 10,96 à 13,69 mètres cubes d’eau par seconde dans les rivières adjacentes au canal. Or seuls le Boug et la Wisła peuvent fournir un tel volume d’eau. 

Le risque de sécheresse augmentera de 172%

Si la première variante est retenue, l’eau du canal devra être pompée dans le Boug. « Cette rivière présente déjà des problèmes hydrologiques à elle seule », alerte Mateusz Grygoruk. Les crues y sont de plus en plus irrégulières et les périodes d’étiage (basses eaux) de plus en plus fréquentes, ce qui a pour effet d’assécher l’ensemble de la vallée.

« Si une quantité supplémentaire d’eau est prélevée dans cette rivière pour les besoins du canal, il est possible que l’eau du Boug manque à d’autres usages, notamment aux agriculteurs et aux écosystèmes de la vallée », explique l’hydrologue. Les auteurs du rapport ont calculé que la durée des crues serait réduite de 17,5% si l’eau de la rivière était captée. Dans le même temps, la fréquence des sécheresses sévères dans la région augmenterait en moyenne de 172%.

Le Boug au printemps.

« Dans le cas des deux autres variantes, c’est l’eau de la Vistule qui serait captée pour les besoins du canal, sur une section d’environ 200 km. Car autant de kilomètres séparent la Vistule des plus hauts points prévus pour le canal, d’où l’eau pourra être utilisée pour l’éclusage. C’est complètement insensé », met en garde Mateusz Grygoruk.

Selon lui, on ne peut pas exclure que le canal joue un role drainant important et capte l’eau des rivières et des aquifères voisins. « Les connexions ne se font pas nécessairement en surface, car l’échange d’eau peut avoir lieu à travers les couches de sédiments dans le fond du canal », détaille Mateusz Grygoruk. « Un tel chenal peut donc drainer la région, y compris les zones agricoles, même si on constate également des inondations à certains endroits », explique l’hydrologue.

Aucune variante n’est satisfaisante

« D’un point de vue écologique, toutes les variantes de la construction de la voie navigable E40 sont désastreuses », estime de son côté Jarosław Krogulec, également membre de l’OTOP.

Le Boug, l’une des dernières rivières sauvages d’Europe (au moins en partie), offre des conditions idéales pour la vie, y compris dans les forêts riveraines, les prairies inondables et les zones humides. Sont notamment concernées 100 espèces de papillons et 158 ​​espèces d’oiseaux nicheurs. Certaines d’entre elles sont rares et même menacées d’extinction. Et la rivière elle-même abrite 44 espèces de poissons. « La vallée du Boug est également un important corridor écologique et un axe majeur du paysage culturel de cette partie du pays », écrivent les auteurs du rapport. À leur avis, il ne faut se faire aucune illusion : le changement dans les relations hydriques résultant de la construction du canal entraînera des dommages irréversibles pour l’environnement.

« La dévastation du Boug, l’un des derniers fleuves sauvages de Pologne – bien que de moins en moins -, parle probablement à l’imagination des Polonais », considère Jarosław Krogulec. « La troisième variante, qui suppose de creuser un canal dans la vallée de la rivière Wieprz, est également fatale. Toute la section de la rivière sur laquelle est prévue une voie navigable est un site Natura 2000. C’est une perle de la nature polonaise et la Mecque des ornithologues de toute la Pologne « , ajoute-t-il.

Les organisations écologiques de Pologne, d’Ukraine et de Biélorussie parlent en tout cas d’une seule voix : la construction de la voie navigable E40 est économiquement non rentable et entraînerait des conséquences environnementales irréversibles à grande échelle.

En Biélorussie, les organisateurs de la manifestation sont la Société de Biélorussie pour la protection des oiseaux et l’organisation « Bagna ». En Ukraine, il s’agit de la Société ukrainienne pour la protection des oiseaux et du Centre écologique national.

Fantasmes sur le fleuve Yangtsé

Le président Andrzej Duda a signé le 3 mars 2017 un Accord européen sur les grandes voies navigables d’importance internationale, et espère que les rivières polonaises deviendront comme le Yangtsé, qu’il a vu à Shanghai. « Mesdames et messieurs, des péniches circulent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur le fleuve. Jour et nuit, dans les deux sens de navigation, littéralement de barge en barge ! Cela montre bien, entre autres, le potentiel considérable de cette économie », avait-il alors déclaré.

Il faut rappeler que, le projet E40 mis à part, le gouvernement polonais prévoit également  d’autres projets d’aménagement de la basse Vistule, notamment la construction d’un autre barrage à la hauteur de Siarzew, en aval de Włocławek. Ces plans figurent dans les lignes directrices adoptées en 2015 au sujet des projets de développement des voies navigables en Pologne pour la période 2016-2020 d’ici 2030, et dont le coût total est estimé à près de 80 milliards de złotys (19 milliards d’euros). Pour le gouvernement polonais, le transport par voies navigables relèverait de l’argument écologique.

« En ce qui concerne l’ampleur des destructions, il s’agira du plus grand désastre depuis les années 1950. Soit l’époque des chantiers du socialisme, quand personne ne se souciait des considérations environnementales », avait déclaré il y a deux ans à OKO.press Przemysław Nawrocki, expert du WWF.

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Robert Jurszo

Journaliste et publiciste

Membre de l’équipe éditoriale du mensuel La vie sauvage (Dzikie Życie). S’il n’est pas en train de lire ou d’écrire, il se trouve probablement quelque part dans la forêt. Il enseigne l’art de la survie. Pour OKO.press, il écrit sur l’écologie et sur la commission Smolensk.

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