Les relations entre la République tchèque et la Chine ne sont plus ce qu’elles étaient dans un passé encore relativement récent. Très irritante pour Pékin, la visite controversée mais hautement symbolique à Taïwan cette semaine d’une délégation officielle tchèque confirme ce net refroidissement.
« Je suis un Taïwanais. » En apprenant, mardi matin, ce que Miloš Vystrčil venait de lancer, un peu plus tôt, en tchèque puis en chinois, devant le Parlement de Taïwan, on imagine que beaucoup de Tchèques, partagés entre la surprise et l’amusement, n’ont pu s’empêcher d’esquisser un petit sourire en coin. La semaine dernière encore, seuls probablement les habitués des débats politiques et les insomniaques qui suivent la diffusion en différé après minuit des séances du Sénat par la Télévision tchèque, auraient pourtant été en mesure d’associer une fonction à son nom. Ou l’inverse.
Et voilà désormais, alors que sa visite de six jours entamée dimanche dernier à Taipei est épiée de Pékin à Washington, trois semaines après celle historique du secrétaire d’Etat américain à la Santé, que le président de leur Sénat s’inspire du « Ich bin ein Berliner » du discours prononcé par J. F. Kennedy à Berlin-Ouest en 1963 en pleine guerre froide. Qui aurait pu seulement imaginer qu’un officiel tchèque, même peut-être gagné par l’euphorie en raison de la grande attention que la moindre de ses paroles suscite, fasse preuve, un jour, d’une telle hardiesse ?
Après l’ancien président du Sénat belge Jacques Brotchi en mai 2019, peu avant la fin de son mandat, Miloš Vystrčil, deuxième plus haut fonctionnaire dans la hiérarchie politique tchèque, n’est après tout que le deuxième représentant d’un pays membre de l’Union européenne à effectuer une visite officielle à Taïwan.
Représentant de l’aile conservatrice de l’opposition au gouvernement d’Andrej Babiš, le président de la Chambre haute du Parlement, institution qui est considérée comme la garante de la démocratie en République tchèque, ne voyage pas seul. Il est accompagné de sept autres sénateurs, d’un maire de Prague Zdeněk Hřib (membre du Parti pirate) connu du grand public pour son hostilité envers la Chine, et d’une quarantaine de chefs d’entreprises bien décidés à profiter de cette opportunité pour conclure le maximum d’affaires avec des sociétés taïwanaises toutes à la pointe dans leurs domaines de spécialisation.
Par sa visite, Miloš Vystrčil s’est aventuré sur deux fronts : il a conduit cette importante délégation sur un îlot démocratique que la grande Chine voisine considère comme une de ses provinces et avec lequel l’Union européenne n’entretient aucune relation diplomatique ; Qui plus est en faisant fi des critiques du président de la République, le très prochinois Miloš Zeman, et des recommandations du Premier ministre Andrej Babiš, dont le gouvernement – comme les gouvernements précédents – respecte le principe d’une « Chine unique ». Mais son initiative, « au nom de la liberté et de la démocratie », semble plutôt bien perçue par une population tchèque qui n’entretient pas une affection débordante pour le régime communiste de Xi Jinping, sa vision impérialiste du monde, ni pour les millions de touristes chinois qui, avant la crise du coronavirus, envahissaient les rues de Prague ou de Český Krumlov.
« C’est l’action la plus marquante de la République tchèque ces dernières années. Nous sommes enfin redevenus intéressants pour une bonne raison. »
Un soutien inattendu de la part de pays européens
Accueilli à sa descente d’avion à Taipei par le chef de la diplomatie taïwanaise et plusieurs dizaines de journalistes, invité à s’exprimer devant les députés, reçu par le Premier ministre, puis ce jeudi par la présidente Tsai Ing-wen, grande partisane de l’indépendance de Taïwan de la Chine populaire, Miloš Vystrčil, bouche et nez toujours soigneusement recouverts d’un masque frappé des drapeaux des deux pays, aura eu droit, tout au long de la semaine, à tous les honneurs d’hôtes infiniment reconnaissants. Comme celui de Václav Havel en 2014, qui était un proche ami du dalaï-lama, son discours et son « Je suis un Taïwanais » ont été applaudis debout par l’assemblée parlementaire et salués par la majorité des médias tchèques.
« Vystrčil a remis l’éthos de Havel au goût du jour et ramènera du fric en plus. Que demander de plus ? », constatait par exemple un commentateur du quotidien économique « Hospodářské noviny » dans l’édition de ce mercredi. « Si l’on s’en tient aux réactions dans les médias internationaux, c’est même l’action la plus marquante de la République tchèque ces dernières années. Nous sommes enfin redevenus intéressants pour une bonne raison », notait-il également. Quant aux menaces de représailles sévères à son encontre « pour ingérence dans les affaires intérieures de la Chine» proférées par le chef de la diplomatie chinoise Wang Yi, selon qui Miloš Vystrčil « paiera au prix fort son comportement à courte vue », elles ont été condamnées là aussi quasi unanimement par la classe politique tchèque. Et même par quelques pays européens pourtant toujours très prudents dans leur critique du régime de Pékin, parmi lesquels la France et la Slovaquie.
Ce mercredi, après que plusieurs eurodéputés tchèques ont appelé Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, à lui aussi réagir, le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a à son tour pris ses distances avec la Chine et prévenu son homologue Wang Yi contre les mises en garde envers ses alliés européens. Une déclaration faite en même temps que l’annonce de l’engagement de mesures par Berlin pour réduire sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine et renforcer ses échanges avec d’autres pays « ayant la même perception de la démocratie ».
Les belles promesses non tenues de la Chine
Il semble loin, aujourd’hui, le temps où Xi Jinping trinquait avec Miloš Zeman, une chope de Pils à la main, et posait pour la postérité devant le Château de Prague. La photo ne remonte pourtant qu’à un peu plus de quatre ans. A l’époque, le président chinois effectuait une visite historique en République tchèque, où son homologue avait pris soin de mettre les petits plats dans les grands et de faire briller ses plus beaux verres en cristal de Bohême pour l’accueillir. Un traité de partenariat stratégique entre les deux pays avait été signé, entérinant la prétendue excellence des relations sino-tchèques. Ce document était aussi la promesse de milliards de yens d’investissements. Pékin envisageait la position géographique centrale de la République tchèque, nouveau pays membre de l’UE à la périphérie de l’Ouest, comme une porte d’entrée sur l’Europe. Tandis que Prague s’imaginait tout à la fois comme un partenaire privilégié de la Chine et un centre pour ses institutions financières en Europe centrale et de l’Est, et un nœud de transport sur la nouvelle route de la soie en projet.
Il semble loin, aujourd’hui, le temps où Xi Jinping trinquait avec Miloš Zeman, une chope de Pils à la main.
Depuis, de l’eau a coulé sous le pont Charles. Et si le Slavia Prague a bien assis sa domination sur le football tchèque et a même été un des rares clubs d’Europe centrale et de l’Est à disputer la phase de groupes de la lucrative Ligue des champions la saison dernière esentiellement grâce à l’argent de son propriétaire chinois, ces investissements pharaoniques tant attendus en provenance de l’empire du Milieu ne sont finalement jamais arrivés. Ou en tous les cas, leur volume n’a été ni celui promis, ni celui espéré. Du coup, c’est la queue entre les jambes que Miloš Zeman, régulièrement critiqué par ses opposants pour son positionnement prochinois, avait annoncé en janvier dernier qu’il ne se rendrait pas en avril à Pékin, où devait se tenir le sommet 17+1 entre la Chine et les pays d’Europe centrale et de l’Est. Le président tchèque avait ouvertement regretté que « la Chine n’ait pas tenu ses promesses ».
Officiellement, et le ministre des Affaires étrangères l’a encore rappelé cette semaine tout en veillant à ne pas jeter davantage d’huile sur le feu, le voyage de Miloš Vystrčil, que les fonctions autorisent à agir indépendamment de la volonté du gouvernement, ne modifie en rien la position clairement définie sur le long terme de la République tchèque. Mais tout en continuant à respecter comme elle l’a toujours fait la politique d’une seule Chine, elle entend aussi se réserver le droit, au nom de son indépendance et du respect des principes, de coopérer comme bon lui semble avec Taïwan dans différents domaines concrets.
A Prague, le pangolin taïwanais désormais préféré au panda chinois
A l’opposé de ce discours traditionnellement ambigu, à Prague, la municipalité a, elle, clairement exprimé sa préférence. En janvier dernier, trois mois après avoir mis fin à ses accords de jumelage avec Pékin, la ville a officialisé un nouveau partenariat précisément avec Taipei. A un moment où l’influence de la Chine était déjà très critiquée, ce virement de bord orchestré par le maire pirate Zdeněk Hřib a constitué un revers difficile à avaler pour la Chine. Pour justifier son choix, ce dernier avait invoqué, à la manière aujourd’hui de Miloš Vystrčil, « les valeurs partagées par les deux villes que sont la démocratie, le respect des droits humains fondamentaux et le droit d’affirmer son identité culturelle ».
Suite à son élection à la tête de la capitale en 2018, Zdeněk Hřib, qui a effectué un séjour d’études à Taipei dans sa jeunesse, avait expliqué faire une de ses priorités le rejet d’une clause insérée dans les accords de jumelage qu’il considérait comme « inhabituellement géopolitique ». Celle-ci interdisait alors aux diverses parties toute mention d’une « indépendance de Taïwan et du Tibet ». Confronté au refus de Pékin, le maire de Prague avait alors mis fin aux accords en octobre 2019, sans oublier de qualifier la Chine de « partenaire indigne de confiance » pour son non-respect des promesses d’investissements en République tchèque. En signe de protestation, la ville de Shanghai s’était empressée de mettre fin elle aussi à son jumelage avec Prague, ce à quoi Zdeněk Hřib avait rétorqué qu’il avait « perdu un partenaire pour en gagner un autre ».
A l’époque, ces tensions avec Pékin avaient déjà été perçues par une partie de l’opinion comme une bonne occasion de sortir du piège de la servilité. Et si cette croisade contre la Chine a aussi constitué un moyen très efficace pour Zdeněk Hřib et les Pirates tchèques d’attirer une attention internationale sur eux, beaucoup de Pragois ont aussi estimé que l’équipe municipale ne faisait rien de plus, au fond, que de défendre les intérêts de leur ville et la souveraineté de leur pays. Et tant pis pour le panda qui avait été promis (promesse là non plus jamais tenue) par la Chine lors d’une des nombreuses visites de Miloš Zeman à Pékin. Dans un proche avenir, comme convenu avec la maire de Taipei cette semaine, c’est un pangolin taïwanais qui pourra être admiré au zoo de Prague.