Le géant des hydrocarbures MOL, la plus grande entreprise hongroise, a fait fortune en vendant du pétrole et du gaz principalement importés de Russie. La guerre en Ukraine vient aujourd’hui menacer le modèle économique de l’énergéticien, central dans le régime de Viktor Orbán.
Rien ne semble arrêter la croissance de MOL (l’abréviation de Magyar Olaj, « pétrole hongrois »). Le 1er décembre, l’énergéticien hongrois complétait son rachat de 417 station essence auprès du géant polonais PNK Orlen, augmentant le nombre de ses stations à 2 400 à travers toute la région. Une semaine plus tard, l’entreprise inaugurait à Budapest le « MOL Campus », le premier gratte-ciel jamais construit en Hongrie. D’une hauteur de 143 mètres, ce nouveau siège social symbolise bien les ambitions de la première entreprise hongroise – la troisième d’Europe centrale – qui ne connaît décidément pas la crise.

D’où vient donc cette entreprise ? Comment se fait-il que dans un petit pays enclavé comme la Hongrie, qui n’a ni gaz ni pétrole en grande quantité, la première entreprise du pays ait fait fortune dans le secteur de l’énergie ? Sur son site officiel, il est sobrement indiqué que l’entreprise a été fondée le 1er octobre 1991. En réalité, l’histoire de MOL commence quelques décennies plus tôt.
L’héritage communiste
Prague, 18 décembre 1958. Après moult réunions, les représentants de cinq pays communistes, de l’Allemagne de l’Est, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, et bien entendu, de l’URSS, parviennent enfin à un accord. Ce jour-là, ils actent la construction de ce qui allait devenir le plus long oléoduc du monde – 4000 kilomètres de tuyauteries transportant le pétrole russe des tréfonds de l’Oural jusqu’en Europe centrale. Tous les signataires mettent la main à la pâte, construisant en parallèle les raffineries nécessaires au traitement de ce pétrole brut. En 1964, l’oléoduc Droujba (« Amitié ») entre enfin en service, approvisionnant toute l’Europe centrale en pétrole russe bon marché.
Après le changement de régime de 1990, toutes les infrastructures pétrolières et gazières, incluant l’unique et précieuse raffinerie de Százhalombatta au sud de Budapest, sont en quelques années placées au sein de la même entreprise privée MOL. Et il n’a guère fallu se creuser la tête pour trouver un modèle économique viable. Les investissements ? Toutes les infrastructures critiques existent déjà, dispensant l’entreprise de coûts fixes faramineux. Les débouchés ? Un marché local grandissant, à mesure que l’automobile se généralise en Hongrie et en Europe centrale dans les années 1990. La matière première ? Un pétrole directement disponible grâce à Droujba, en quantité impressionnante, et à un prix très attractif.

L’entreprise devient vite une véritable machine à cash et s’étend inexorablement. D’abord à la Roumanie, puis à la Slovaquie, où en 2006 elle finit par racheter la totalité de Slovnaft, l’ex-énergéticien national, mettant au passage la main sur la précieuse raffinerie de Bratislava. L’année suivante, MOL devient l’un des principaux actionnaires de la raffinerie du port de Rijeka, un atout hautement stratégique puisque c’est de là que part un oléoduc acheminant du brut depuis la côte adriatique jusqu’en Europe centrale. MOL a donc très vite fait tache d’huile dans toute la région, avant de commencer à investir jusqu’en Asie et au Moyen-Orient.
Au cœur du système orbanien
Depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en 2010, difficile pour l’élite économique du pays de rester au sommet sans être en bons termes avec le Fidesz. La première entreprise du pays n’échappe pas à la règle et s’intègre très vite dans les rouages du régime d’Orbán. Celui-ci met rapidement en place une politique énergétique généreuse pour les ménages hongrois, pour laquelle le soutien de MOL s’avère essentiel.
La vague de fausses privatisations de 2021, qui a vu la création de dizaines de « fondations d’intérêt public », a encore renforcé les liens devenus organiques entre le pétrogazier et l’État hongrois. La fondation contrôlant l’Université Corvinus de Budapest, ainsi que la fondation aux manettes du tentaculaire Mathias Corvinus Collegium (MCC), ont toutes les deux reçu 10% des parts de MOL. Une troisième fondation, conjointement contrôlée par MOL et l’État hongrois, possède également un dixième de l’entreprise.
Lire : Le parti d’Orbán crée des pseudos-fondations pour monopoliser le pouvoir et les biens publics
En 2022, MOL a été particulièrement sollicité pour assurer le plafonnement des prix à la pompe – une mesure à laquelle le gouvernement a finalement dû renoncer, après les demandes répétées de l’entreprise. La levée soudaine de cette mesure mi-décembre a d’ailleurs été annoncée lors d’une conférence de presse exceptionnelle par le porte-parole du gouvernement accompagné du PDG de MOL, Zsolt Hernadi.
La fin de l’âge d’or ?
En trente ans, MOL a dans une certaine mesure réussie à diversifier ses activités. Au traitement et à la distribution de gaz et de pétrole s’ajoute une forte présence dans l’industrie pétrochimique. Depuis une dizaine d’années, MOL a également réussi à diminuer sa dépendance au pétrole russe. En 2010, la Hongrie dépendait à 97% du pétrole russe, un taux réduit en 2020 à 64%.
Malgré cela, son principal fonds de commerce demeure « l’or noir ». Et pas n’importe lequel : les deux-tiers de sa production proviennent du pétrole russe s’écoulant par l’oléoduc Droujba. Loin d’être un détail, l’origine du pétrole constitue une contrainte essentielle. Il existe en effet plusieurs variétés de bruts, chacune ayant des propriétés chimiques différentes. Or, une raffinerie est généralement construite pour ne traiter en majorité qu’un seul type de pétrole, et celles d’Europe centrale n’échappent pas à la règle.

« Il y a en effet un problème avec les raffineries. Ce sont des raffineries de style russe, ce qui signifie qu’elles ont été construites dans les années 1960 pour traiter le pétrole russe sur la base d’une conception russe, et cela vaut pour toutes [nos] raffineries » expliquait le PDG de MOL au micro de Infostart. Zsolt Huff, vice-président chez MOL, donne plus de détails dans une interview au média Portfolio.hu : « la raffinerie de Bratislava traite actuellement 100% de pétrole russe, tandis qu’à Százhalombatta, le ratio est de 80 à 20 % de pétrole russe et de pétrole brut provenant de la mer, » sachant que la raffinerie hongroise peut traiter jusqu’à 35% de pétrole non-russe.
Autrement dit, si MOL voulait traiter un pétrole autre que celui importé de Russie, il faudrait construire de nouvelles raffineries. Or, le coût de construction de telles infrastructures se comptent en milliards d’euros, un coût insoutenable pour la plupart des pays d’Europe centrale. « Il faudrait approximativement 7 à 10 milliards de dollars et 5 à 8 ans pour construire une [nouvelle] petite raffinerie. La dernière raffinerie d’Europe a été construite en 1997 » rappelle Zsolt Huff. Pour le PDG de MOL, « on ne pourrait pas faire le faire demain. Mais il n’y a pas que nous. La Slovaquie ne peut pas le faire, la Serbie ne peut pas le faire, et la Bulgarie non plus. »
Cette contrainte explique l’exception accordée à la Hongrie, la Slovaquie, la Tchéquie et la Bulgarie, qui échappent à l’embargo décidé par Bruxelles sur l’importation de pétrole russe. La principale contrainte n’est pas seulement que ces pays n’ont pas d’accès à la mer, mais qu’ils n’ont pas les infrastructures qui leur permettraient de s’approvisionner ailleurs en pétrole. L’Autriche par exemple, elle aussi privée d’interface maritime, n’a pas eu à demander ce régime d’exception, car elle dispose de raffineries capables de traiter d’autres variétés de pétroles.
Les yeux tournés vers la Croatie
Avec prolongement de la guerre en Ukraine, le scénario d’une suspension de la livraison de pétrole via Droujba devient de plus en plus plausible. Un cauchemar non seulement pour MOL, qui perdrait là l’essentiel de ses revenus, mais surtout pour les pays de la région, qui feraient alors face à des contraintes d’approvisionnement énormes.
Les yeux sont donc tournés vers la Croatie, d’où provient le dernier tiers de la production de MOL. La Hongrie, la Slovaquie, la Tchéquie et même l’Autriche souhaitent négocier avec Janaf, l’opérateur détenu à majorité par l’État croate, des frais de transit avantageux sur l’oléoduc qu’elle contrôle, connectant le terminal de la côte adriatique au cœur du continent.
Or, d’après Telex.hu, les négociations sont pour l’instant au point mort, Zagreb ayant fait monter les enchères au point que Budapest réfléchit à faire appel à l’arbitrage de la Commission européenne au motif d’abus de position dominante. Mais même une fois un accord passé, la route des Balkans ne sera pas suffisante pour assurer l’approvisionnement de la région. Si d’amitié avec Moscou, il n’en est plus question, l’oléoduc « Amitié » lui, risque de faire parler de lui encore longtemps.