Traian Sandu : « La spécificité des fascismes centre-européens réside dans un moindre développement économique »

Dans l’entre-deux-guerres, des mouvements authentiquement fascistes se développent en Europe centrale et orientale. A l’heure des populismes, il est légitime de revenir sur leurs spécificités et sur l’héritage qu’ils ont pu laisser. Entretien avec Traian Sandu, professeur agrégé à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris III, spécialiste de la Roumanie et des fascismes centre-européens. Propos recueillis par Matthieu Boisdron.

Le Courrier d’Europe centrale. Dans l’entre-deux-guerres, et plus spécifiquement dans les années trente, tous les « États successeurs » en Europe centrale, orientale et balkanique, qu’ils aient été bénéficiaires des traités de paix ou pas, basculent vers des régimes autoritaires imposés d’en haut. Seule la Tchécoslovaquie fait exception. Pourquoi ?

Traian Sandu. En raison, tout d’abord, d’un certain nombre de dysfonctionnements du système géopolitique européen liés au partage de l’Empire austro-hongrois et des autres empires, lié aussi à ce phénomène que l’historien américain George Mosse à appelé la « brutalisation des sociétés » pendant la Première Guerre mondiale, lié enfin à d’autres facteurs, notamment économiques et sociaux. Il s’agit là d’une première réponse assez générale.

Cartographie : Ludovic Lepeltier-Kutasi / Le Courrier d’Europe centrale

La Tchécoslovaquie effectivement n’est pas concernée au premier chef comme État. Pour autant, en certains segments de son territoire, si on change d’échelle, on constate que ce pays connaît lui aussi un phénomène de radicalisation de certains mouvements nationaux. Par exemple chez les Allemands des Sudètes, mais aussi au sein du régionalisme qui devient bientôt un nationalisme slovaque. C’est plutôt la Bohême-Moravie qui y échappe en raison de l’existence d’une vieille tradition bourgeoise, laïque, ouvrière. La seule radicalité qui existe est celle du parti communiste. Un parti communiste autochtone et massivement présent, qui ne sera pas ici importé après 1945 comme ce fut le cas dans les autres pays de la région.

Il existe par ailleurs un autre État composite – en l’occurrence la Yougoslavie – où la radicalisation de la scène politique est faible auprès de la majorité dominante, c’est-à-dire en Serbie. Il existe en Serbie un mouvement fascisant qui est le ZBOR (Združena borbena organizacija rada). Mais la Serbie étant en position dominante en Yougoslavie, surtout après le coup d’État du roi Alexandre en 1929, elle n’est pas vraiment concernée, ni par la frustration d’une nationalité dominée – comme chez les Croates, qui développent le mouvement fasciste des Oustachis –, ni par la frustration d’une nation subitement agrandie mais incapable d’intégrer de façon harmonieuse toutes ses annexions – comme la Roumanie.

Alexandre Ier, roi de Yougoslavie depuis 1921, impose sa dictature personnelle en 1929 avant d’être assassiné à Marseille le 9 octobre 1934 en compagnie du ministre français des Affaires étrangères, Louis Barhou. Source : Wikipedia.

Donc, en fait, tous ces espaces sont concernés par ce phénomène de radicalisation même s’il convient d’en nuancer le degré.

Ce que l’on constate c’est qu’il existe en effet des régimes autoritaires qui sont mis en place même quand il n’y a pas de mouvement radical fortement déstabilisateur, comme ce fut le cas en Bulgarie au moment du coup de force du roi Boris en 1934. Ces régimes ne sont pas fascistes mais autoritaires : ce sont des dictatures ou des semi-dictatures, parfois royales (Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie), parfois républicaines (Pologne). Les mouvements purement fascistes ne sont pas au pouvoir et les régimes autoritaires s’inscrivent même parfois dans un combat contre les fascistes.

Un fascisme typiquement centre-européen se développe par ailleurs à la même époque. Pour quelles raisons, sous quelles formes et selon quelle intensité ?

Les seuls mouvements fascistes autochtones, massifs et virulents, ce sont la Garde de Fer en Roumanie, ce sont les Croix fléchées en Hongrie et c’est, mais de façon beaucoup plus tardive, à partir de 1941-42, l’Oustacha en Croatie.

Ernö Gömbös, aide-de-camp de Ferenc Szálasi, discute, en compagnie d’un autre officier des Croix-fléchées, avec un soldat allemand à Budapest devant le siège du ministère de la Défense, le 16 octobre 1944. Source : Wikipedia.

Sur la nature de ces fascismes centre-européens, il y a débat entre les historiens. Personnellement, je suis plutôt adepte des théories modernes du fascisme, c’est-à-dire d’un fascisme assez générique qui prend des formes finalement assez semblables au fascisme italien et allemand dans ses aspirations à la mobilisation de la société, à un nationalisme intégral, à la création d’un homme nouveau que la palingénésie de l’historien Roger Griffin a théorisée. Je crois aussi beaucoup à ce qu’Emilio Gentile a pour sa part écrit sur le fascisme comme nouvelle religion politique. Il y a en effet dans le fascisme cette volonté de révolution, d’accélération de la temporalité et d’une modernité brutale et nationaliste. Je pense que ces aspects sont très communément partagés entre les fascismes européens.

La spécificité – ou plutôt la spécification – des fascismes centre-européens à l’intérieur de ces fascismes européens réside dans un moindre développement économique et au besoin de chacun de ces fascismes de composer et de s’adapter, et finalement de sourdre des sociétés qui lui sont propres. La volonté moderniste des jeunes fascistes aussi bien en Roumanie qu’en Hongrie doit composer avec des sociétés encore majoritairement rurales, encore en partie analphabètes et encore soumises aux pouvoirs traditionnels, notamment à l’Église et aux aristocraties, dont la réaction antifasciste aboutit aux « dictatures royales » en Bulgarie, en Roumanie ou en Hongrie.

Comment les dirigeants autoritaires des États de l’Est européen réagissent-ils vis-à-vis de ces mouvements qui contestent leur légitimité ?

Les modalités d’inscription du fascisme centre-européen dans les fascismes européens synchrones résident donc dans les limites que je viens d’exposer. Mais ne faisons pas erreur : leur soumission, leur allégeance envers la royauté, la religion, la famille traditionnelle, n’est que de façade. C’est tout à fait frappant en Roumanie où la Garde de Fer entre fortement en conflit avec la monarchie et le pouvoir établi. La compétition peut être sanglante en raison de la tension qui existe entre la modernité de la jeunesse fasciste autour du chef charismatique et une certaine modernité d’ailleurs qui se fait jour autour du roi Carol II : à l’assassinat des présidents du Conseil Ion Duca et Armand Călinescu a répondu quelques temps plus tard celui du chef des gardistes Corneliu Codreanu et de ses principaux lieutenants. On retrouve les mêmes oppositions, avec là encore quelques nuances, que ce soit en Hongrie ou en Yougoslavie.

Heurs et malheurs de la « Grande Roumanie » dans l’entre-deux-guerres

Après la Seconde Guerre mondiale, quel a été le sort des anciens membres de ces mouvements fascistes et comment les régimes communistes en place ont-ils traité cette mémoire ?

A ce sujet, je peux vous parler essentiellement de la Roumanie qui est le cas que je connais le mieux.

Les légionnaires gardistes, dans un premier temps, se sont plus ou moins entendus avec les communistes puisqu’ils avaient finalement le même ennemi. Les légionnaires avaient en effet été très fortement réprimés par le maréchal Ion Antonescu après la révolte de janvier 1941. Ils avaient alors été éliminés du pouvoir avec, d’ailleurs, le consentement d’Hitler qui avait besoin de stabilité en Roumanie avant de lancer l’opération Barbarossa contre l’Union soviétique ; Hitler avait fini par les considérer comme les SA qu’il avait dû éliminer lors de la nuit des longs couteaux. Les communistes avaient eux aussi subi le même sort. En 1945, à l’initiative d’Ana Pauker, des négociations sont engagées entre deux mouvements d’inspiration totalitaire sur le dos des partis bourgeois traditionnels du pays. Une sorte de pacte de non-agression a donc été conclu qui a été plus ou moins respecté.

Après la prise de contrôle du pays par les communistes en décembre 1947-janvier 1948, les légionnaires ont été encore tolérés pendant un temps mais ils ont commencé à faire l’objet d’épuration. D’abord à l’intérieur du parti – car certains d’entre eux avaient effectivement rejoint le parti communiste afin de faire oublier leur passé – une première épuration s’est déroulée en 1949. Beaucoup ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Une seconde vague d’emprisonnement a eu lieu dans la seconde moitié des années 1950.

Mais tous ont bénéficié de l’amnistie de 1963. Certains d’entre eux – notamment les intellectuels – ont ensuite été sollicités par le régime qui engage alors le pays dans le « national-communisme ». Parmi eux, Constantin Noica ou Nichifor Crainic. Avec les exilés, Mircea Eliade ou Emil Cioran, l’opération de charme n’a par contre pas si bien fonctionné, même si Mircea Eliade a été sensible à la tentative menée par le poète de cour Adrian Păunescu.

Lors de la transition démocratique, après 1989-1991, et plus récemment encore, dans la seconde moitié des années 2000, on a vu renaître des mouvements qui se revendiquent ouvertement du fascisme. Pourquoi ?

En Roumanie, les tentatives de renaissance du Codrenisme et de la Garde de Fer en tant que telle dans les années 1990 n’ont pas eu tant de succès que ça. Ce qui a davantage fonctionné, c’est le protochronisme ; c’est-à-dire une tentative de relance du national-communisme dans les années 1970. Ce mouvement sui generis n’était lié au légionnarisme et au fascisme que de façon indirecte. Il était plutôt ancré dans l’héritage autochtoniste promu par Ceaușescu et donc assez tourné contre l’étranger, et au premier plan contre la concurrence des Hongrois en Transylvanie. A l’appui, il a donc contribué à promouvoir la reconstruction d’une histoire nationale roumaine vantant les mérites d’une Nation souverainiste, de tout temps socialiste, indépendante, ancrée dans son territoire avec des aspirations à l’émancipation depuis la plus haute Antiquité.

Deux poètes ont plus spécialement marqué ce mouvement. Adrian Păunescu, tout d’abord. A partir de la fin des années 1960 et au début des années 1970, il a commencé à organiser des concerts de musique pop, limite rock. C’est un peu un mouvement hippie mais qui n’était pas émancipateur et était plutôt rétrograde ; une espèce de mouvement folk national. Ce mouvement a subsisté après 1990 et a constitué une belle continuité avec le régime communiste. Le second était Corneliu Vadim Tudor qui, avec quelques influences codrenistes et fascistes, était surtout un représentant du national-communisme et était proche de la famille Ceaușescu. Il a fondé le Parti de la Grande Roumanie, très nationaliste, très virulent et très anti-magyar et qui a pu accéder au second tour de l’élection présidentielle de 2000.

Il faut aussi évoquer un cas un peu à part qui est celui du président du club de football « Steaua Bucarest », George Becali, qui est d’origine aroumaine ou macédo-roumaine. C’est-à-dire de cette minorité latinophone des Balkans et qui a été rapatriée en Roumanie après 1918 en raison des annexions réalisées au détriment de la Bulgarie. Beaucoup d’entre eux rejoignent la Garde de Fer où ils forment toute une phalange de sicaires qui participent à plusieurs assassinats politiques selon une tradition un peu clanique et balkanique. Becali dans les années 1990 représente un peu cette nostalgie codreniste qui touche la Roumanie à l’époque. Il a notamment fondé un parti, le Parti de la Nouvelle Génération, qui n’a pas survécu à son passage en prison.

Aujourd’hui, il n’existe pas en Roumanie de parti massif d’extrême-droite ou néo-fasciste qui s’inspire directement du codreanisme puisque cet héritage a été capté par le parti social-démocrate, actuellement au pouvoir à Bucarest et dont l’essentiel de l’influence réside dans un électorat rural. C’est en effet au PSD – descendant lointain du parti communiste roumain – que se sont retrouvés les militants du Parti de la Grande Roumanie après sa disparition et la mort de Vadim Tudor.

On compare souvent de façon un peu trop systématique la situation politique actuelle à celle des années trente. Qu’en pensez-vous ? Peut-on en effet distinguer des continuités entre hier et aujourd’hui ?

Ma religion n’est pas totalement faite. L’époque est naturellement différente, les moyens d’expression et de mobilisation le sont également, la nature des revendications aussi. Mais la modernité des fascistes des années trente reste d’actualité. C’est une donnée politique assez générale.

Le fascisme est en effet un populisme, un démocratisme, et tend pour cette raison à mobiliser et à politiser la population, certes pour un seul parti, et nous en sommes toujours là. Après 1919 comme après 1989, d’abord dans les pays successeurs des empires puis dans les anciens pays communistes, avec le retour du suffrage universel, d’une certaine façon, on a retrouvé une acculturation et une aptitude à la diversité politique. Il a fallu dans les deux cas structurer une société politique et une scène partisane à partir d’idéologies. La ressemblance, fonctionnelle, réside là à mon sens, surtout à l’Est.

Quand bien même la nature et les effets de la crise économique de 1929 ne sont en rien comparables à celle de 2008, on ne peut pas non plus écarter l’accélération à laquelle aboutissent ces situations qui génèrent de la frustration et des dynamiques similaires. Et si on pose la question en ces termes, c’est bien que cette comparaison est légitime en tant qu’interrogation…

Traian Sandu

Professeur agrégé à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris III, spécialiste de la Roumanie et des fascismes centre-européens.

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