Depuis le mois de juin, le collectif « Plakatujem Prahu » couvre les quatre coins de Prague de messages féministes. En coulisses, une poignée d’étudiants, en demande de changements.
Depuis juin, Prague a vu ses façades se couvrir de collages aux lettres noires et blanches. Vršovice, Vinohrady, Dejvice, Malá Strana, Nové Město… Aucun quartier de Prague n’a été oublié. Des slogans tels que « 7000 femmes en République tchèque sont violées chaque année », « Tu ne frapperas pas une femme, même avec une fleur » ou encore « Une femme a besoin d’un homme comme un poisson d’un vélo » y habillent désormais les rues. Des slogans, volontiers sarcastiques et imagés, qui dénoncent la condition de la femme en République tchèque. Dans une ville aussi paisible que Prague, la puissance qui s’échappe de ces mots s’en voit décuplée.
Derrière ces écritures qui apparaissent inopinément au petit matin, le collectif « Plakatujem Prahu », dirigé par deux étudiantes, Tereza et Arpine, tout sourires et regards décidés. « L’idée est née alors que j’accueillais une amie française chez moi, à Prague. Membre du collectif des colleuses de Paris, fondé par la militante Marguerite Stern en septembre 2019, elle m’a proposé d’étendre l’action à Prague » se remémore Tereza. La jeune fille accepte immédiatement et embarque son amie Arpine dans l’aventure.
Prendre les devants
Elles n’ont jusqu’alors jamais participé à aucune action militante concrète, mis à part donner de la voix lors de manifestations féministes. Ça n’était pourtant pas faute d’envie. Simplement, les actions féministes sont quasi inexistantes en République tchèque. “On assistait à une forte mobilisation du mouvement féministe dans le monde entier. Mais la société tchèque semblait rester de marbre devant cette actualité. On a décidé de prendre les devants« , se souvient Arpine. « Cette passivité est d’autant plus étonnante que de profondes inégalités entre les sexes demeurent dans notre pays » poursuit la jeune femme, qui regrette d’ailleurs un manque de données chiffrées sur le sujet.
Pourtant, les rares données qui existent sont éloquentes. La République tchèque occupe la deuxième place sur le podium des pays européens aux plus fortes inégalités salariales entre les sexes, selon Eurostat en 2020. Le salaire d’un homme y est en moyenne 20 % plus élevé que celui d’une femme. Les femmes sont par ailleurs encore largement absentes des sphères de décision politique. Exemple parlant, on ne compte aujourd’hui que 22,5% de femmes au sein de la chambre des députés tchèque.
Autre symptôme inquiétant, l’exposition des femmes tchèques aux violences sexuelles. Un rapport de l’ONG Amnesty International en 2015 alertait sur le fait que près de 7000 femmes s’y feraient violer chaque année. Au-delà de ces statistiques, le sexisme ordinaire, plus difficilement quantifiable, est également omniprésent dans le pays. « Toutes ces situations de la vie quotidienne où on se sent discriminées en raison de notre sexe existent aussi en République tchèque » fait remarquer Tereza.


Vestiges du passé communiste
Selon Johanna Nejedlová, fondatrice de « Konsent« , une organisation féministe à but non-lucratif, une des raisons pour lesquelles la société tchèque est si peu mobilisée dans les luttes féministes résulte notamment de son passé communiste. « Étant donné que les avancées pour l’égalisation des conditions entre les sexes ont été menées par l’ancien régime, les femmes ne se sont pas appropriées les revendications féministes. Rien à voir avec d’autres pays européens, comme la Grande-Bretagne, où les femmes ont mené la lutte de front dans les années 1970 » explique l’activiste. Cela peut expliquer une certaine indifférence, voire même une sorte de mépris. « En 1989, il y a eu un rejet radical de tout ce qui avait trait au passé communiste. Les embryons de féminisme sont donc également passés à la trappe » analyse-t-elle.
Pour l’activiste, cette tendance subsiste encore aujourd’hui. « En règle générale, l’opinion publique cultive un certain mépris pour toutes les idéologies issues de la gauche ou perçues comme telles. Le féminisme en fait partie, il est automatiquement diabolisé et discrédité » décrypte-t-elle.
« On a vraiment senti tout de suite qu’on provoquait du remous. »
Face à la passivité de l’opinion, s’accaparer l’espace public
L’activiste a pourtant bon espoir pour la suite. « Cela fait à peu près cinq ans que la situation s’améliore. La société devient moins passive et différentes initiatives émergent » remarque-t-elle. Le succès que remporte le collectif « Plakatujem Prahu » en est une attestation. Le compte Instagram, où le groupe poste des photos de ses collages, voit son nombre d’abonnés grimper de jour en jour. « On a vraiment senti tout de suite qu’on provoquait du remous. D’un coup, des inconnus nous envoyaient des messages d’encouragement et nous remerciaient de mettre en lumière des problèmes passés habituellement sous silence. On est passés d’une posture de passivité à celle de véritables activistes. Et ça, simplement grâce à du papier et de la colle » s’enthousiasme Arpine.
De fil en aiguilles, de nouveaux membres, pour le moment issus de leur cercle de connaissances, rejoignent le mouvement. Ils étaient déjà douze à la dernière session de collage. « Certains viennent juste pour une session. D’autres sont devenus des colleurs invétérés. Peu importe, le passage de chacun d’entre eux est toujours enrichissant » affirme Arpine. Car ces sessions de collage sont de véritables rituels au cours desquels chacun trouve un espace bienveillant où partager son expérience.
« Avant de sortir coller, on se réunit dans l’appartement de l’un d’entre nous. On boit du vin, on rigole et on décide des slogans que l’on collera cette nuit-là. À mesure que les propositions fusent, chacun en profite pour témoigner de son expérience personnelle. Forcément, des liens se tissent et des langues se délient » décrit Arpine.
Cette cohésion trouve son aboutissement durant les séances de collage en elles-mêmes, où l’adrénaline est présente. « Il y a toujours le risque de se faire surprendre. Et on colle parfois à des endroits casse-cou, comme ce mur que l’on a dû escalader à Letná et où on a tous cru mourir trois fois » plaisante Tereza.
« Certaines personnes ne trouvent pas de sens dans notre action. Plus que de la critique, c’est à de l’incompréhension qu’on se heurte ».

Éviter des obstacles pour mieux rebondir
Malgré leur enthousiasme sans failles, leur activité se heurte parfois à certains obstacles. « Certaines personnes ne trouvent pas de sens dans notre action. Plus que de la critique, c’est à de l’incompréhension qu’on se heurte« , expliquent les étudiantes. Les collages ont d’ailleurs une durée de vie assez limitée. « En général, ils disparaissent assez rapidement. Ils ont plus de chance de tenir lorsqu’ils sont écrits en anglais parce qu’ils sont moins intelligibles pour les gens », constate Tereza.
Durant les sessions de collage, une autre inquiétude flotte dans l’air : la police. D’où l’importance d’attendre que la nuit soit tombée pour coller et ne pas se faire repérer. Le collectif s’inquiète en particulier de l’éventuelle amende à laquelle il pourrait écoper si l’action était décrite comme un acte de vandalisme. « La police n’est pas habituée à ce que ce genre d’actions soient menées au sein de l’espace public. Il est donc impossible de prévoir leur réaction« , fait remarquer Tereza.
Le groupe s’y est frotté une seule fois pour le moment et n’a pas spécialement apprécié l’expérience. « Ils sont sortis très énervés de leur véhicule au moment même où on venait de se mettre à coller, ont relevé nos numéros d’identité et nous ont demandé de jeter immédiatement notre matériel de collage« , décrit Arpine.
Mais ces contraintes ne freinent en rien leur détermination, bien au contraire. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes souhaitent se joindre au collectif. À tel point que les filles se sentent même un peu dépassées par le succès de leur initiative. L’avenir est encore flou, mais elles envisagent de créer plusieurs petits collectifs qui agiraient de manière autonome.
Une chose est sûre, c’est que les collages féministes continueront de fleurir sur les murs de Prague. À défaut de tenir éternellement, ils ouvrent la voie à d’autres initiatives féministes, dans une société où une prise de conscience et un changement radical s’imposent.