La série qui cartonne sur HBO, n’est pas passée inaperçue en Ukraine et ravive un passé encore douloureux chez les victimes de l’accident nucléaire de Tchernobyl. En revanche, pour les tours opérateurs, c’est un juteux business de guider les curieux dans la zone d’exclusion autour de la centrale. Témoignages.
« Le lancement de la série HBO a attiré l’attention du monde entier sur l’accident de 1986 ». Yaroslav Yemelianenko, le directeur d’agence touristique qui organise chaque jour des visites de la zone, a de quoi être satisfait. Il est l’un des grands gagnants du carton commercial de la série « Chernobyl » : 8 millions de spectateurs sur les différentes plateformes en ligne ont regardé la mini-série production de la chaîne américaine HBO, depuis sa sortie au printemps dernier. « Beaucoup de gens ont d’abord entendu parler de ces événements. Après la série, la demande de visites et l’intérêt pour Tchernobyl ont augmenté», nous confirme-t-il.
Cette mini-série de cinq épisodes a dévoilé au public occidental, dans ses moindres détails, l’histoire de la catastrophe nucléaire survenue à Pripiat dans le nord de l’Ukraine, dans la nuit du 25 au 26 avril 1986. Si de nombreux films et documentaires traitant de la catastrophe ont été produits après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le déroulé des évènements et toutes ses implications sont demeurées longtemps méconnues du grand public.
En Ukraine, comme ailleurs dans le monde, la presse a réservé, de façon générale, un excellent accueil à la production, soulignant la qualité de cette série tournée en anglais avec des acteurs américains, sa proximité avec la réalité et salué la manière dont elle revenait sur un épisode essentiel dans l’histoire de la société ukrainienne. Même si l’épisode demeure douloureux pour la population, le secteur touristique a très vite bénéficié des retombées de ce succès.
Des conséquences sur le tourisme
Tchernobyl Tour est l’une des principales agences qui propose des visites dans la zone d’exclusion, sur un ou plusieurs jours et en différentes langues. Le directeur de cette agence, Yaroslav Yemelianenko, confirme l’impact largement positif de la série HBO sur ce nouveau tourisme, autorisé par les autorités ukrainiennes. « En plus de la zone de Tchernobyl, la série a également influencé le tourisme dans la ville de Kiev qui attire des touristes du monde entier et de là font un voyage à Tchernobyl », se félicite-t-il. « Nous avons aussi une visite adaptée des lieux à Kiev, où le tournage de la série a eu lieu. À l’heure actuelle, la croissance totale du flux touristique devrait être de 10-15%… ».

La société Tchernobyl-Tour a rapidement développé plusieurs nouveaux itinéraires à travers la zone de Tchernobyl. « Par exemple, le sous-sol – l’abri contre les bombes de la centrale nucléaire de Tchernobyl, qui a été le premier quartier général pour arrêter l’accident, ainsi que les vrais appartements, où les héros de la série – Dyatlov, Bryukhalov, et les autres – vivaient… », poursuit-il, dans une énumération digne d’un tract publicitaire.
En plus de doper la croissance du tourisme local, la série refaçonne les visites, indique Yaroslav Yemelianenko : « Au vu de la demande croissante de visites, nous avons spécialement préparé nos guides pour les questions des touristes portant sur la série. Plusieurs séminaires ont été organisés avec les participants aux événements de la centrale de Tchernobyl en 1986 – l’exploitant de l’unité 4, où l’explosion s’est produite ».
On peut même dire que la série s’invite dans l’événementiel organisé par les agences lorsque, Konstantin Parashin, chef de quart le jour de l’accident à la centrale, puis directeur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, prend part en personne à de tels séminaires. « La série devient également prétexte à mettre en avant des histoires passées sous silence dans le scénario de HBO : [On met en avant le fait que] les héros de la série, nommés d’après les vrais participants de l’accident, n’agissent pas dans la série de la même façon que dans la vie… Et ces inexactitudes de la série sont corrigées par nos guides, qui racontent aux touristes les histoires réelles ».

Lors de la visite organisée par son entreprise, tout est organisé et minuté. Les histoires personnelles des victimes alternent avec celle des ‘héros’, les fameux liquidateurs de la centrale. Des compteurs Geiger, destinés à mesurer la radioactivité, sont distribués en option aux visiteurs, pour mieux dramatiser et s’imprégner de l’ambiance. À la fin de la journée, les organisateurs insistent : les visiteurs ont reçu moins de radioactivité que s’ils avaient passé une heure dans l’avion. Une façon de montrer que la visite de la zone n’est pas si dangereuse que les autorités l’indiquent, si elle est encadrée.
Mais justement, tout n’est pas encadré. Illia a été plus d’une dizaine de fois dans la zone d’exclusion par ses propres moyens, pour tourner des vidéos pour sa chaîne Youtube, afin d’y présenter ses nouvelles trouvailles : nouvelles maisons, meubles, ou encore reliques soviétiques. Il a un avis plutôt mesuré sur la série « Je la prends pour ce qu’elle est : un film et non un documentaire », tout en reconnaissant que la série « a eu énormément d’influence sur le nombre de touristes, légaux comme illégaux ». La police veille et, en juillet dernier, pour la première fois en quinze voyages dans la zone, il a reçu une amende pour être entré illégalement… mais cela ne va pas l’empêcher d’y retourner.
Une mémoire douloureuse qui persiste
Malgré l’aubaine pour le secteur touristique ukrainien, l’épisode Tchernobyl reste sensible au point que, pour certains, l’explosion de la centrale était une énième tentative de Moscou de se débarrasser de la population ukrainienne. Cette croyance s’inscrit dans le rapport mémoriel conflictuel entre l’Ukraine et la Russie, et les conséquences directes de l’Holodomor, la grande famine ukrainienne en 1932-1933 ayant entraîné la mort de trois à six millions d’Ukrainiens.
Pavel est originaire d’Ovruch, une ville située à 100 kilomètres de Tchernobyl, à la frontière biélorusse, dans la région de Zytomyrska. Fortement touchée par l’explosion de la centrale, ses habitants n’ont même pas été évacués, mais ils ont touché des pensions de l’Etat ukrainien à partir des années 1990 pour compenser les possibles maladies qu’ils pouvaient contracter. Pavel fait partie de ceux pour qui « Chernobyl » fait revivre un épisode traumatique : « Je pense que les étrangers pensent tout de suite à la catastrophe de Tchernobyl quand vous leurs dites d’où vous venez. C’est un stéréotype sur l’Ukraine ». Ce qui ne veut pas dire qu’il ne reconnaît pas la qualité pédagogique de la production : « Ceux qui ont regardé la série ont reçu bien plus d’informations véridiques sur la catastrophe, et ont compris comment l’État soviétique a voulu cacher les conséquences de l’accident. Cette série rappelle aussi aux Ukrainiens le problème que nous avons eu et ses multiples conséquences… ».
Le tourisme de catastrophe qui s’est développé ne pose pas de problème à Pavel, même s’il s’étonne que tant d’étrangers viennent jusqu’en Ukraine spécialement pour Tchernobyl. « J’ai entendu que de nombreux étrangers venaient en Ukraine et qu’ils essaient de visiter la centrale nucléaire, Pripiat et les autres endroits de la zone. Le flux touristique a réellement augmenté depuis la diffusion de la série HBO. Et peut-être que le gouvernement ukrainien et la communauté internationale vont s’unir pour trouver des solutions aux conséquences de cette catastrophe », espère-t-il.
Mais, pour lui, dont la famille vit encore à proximité de la zone d’exclusion, regarder la série ressasse un passé douloureux. Né quatre ans après la catastrophe, en parler reste compliqué : « Pour le moment, je ne peux pas regarder cette série, car cette catastrophe fait partie de mon histoire familiale. Nous sommes tous des victimes de l’accident. Peut-être que nous ne sommes juste pas prêts à ouvrir le dialogue là-dessus. Presque tous mes voisins sont décédés d’un cancer, vous ne savez jamais qui sera le suivant à mourir, et la principale raison, c’est Tchernobyl. Ma mère a été opérée l’année dernière d’une tumeur. Heureusement, elle va mieux aujourd’hui et j’espère que cela ne reviendra pas… »
« Je pense qu’en Ukraine nous avons un problème avec la mémoire… »
La série américaine n’a fait que jeter une lumière crue sur un sujet longtemps occulté. Louba, réside à Kiev et travaille dans une ONG. Elle analyse positivement l’influence de la série de Tchernobyl aussi via le prisme de la construction mémorielle ukrainienne, là où l’État semble avoir échoué : « Je pense qu’en Ukraine nous avons un problème avec la mémoire. Par exemple, concernant Tchernobyl, une grande partie de la population a commencé à comprendre ce qu’il s’était passé grâce à la série. À l’école nous avions des gens de Tchernobyl, des survivants qui venaient nous raconter leurs histoires, il y a eu des films et des documentaires avant la série. Mais nous n’étions pas touchés par ça, aussi du fait qu’en Ukraine la mémoire est vue comme quelque chose de liée à l’État. » En somme, le gouvernement ukrainien demeure le grand absent de la mémoire de cette catastrophe. Les Russes, eux, préparent déjà la réplique, en produisant leur propre série sur Tchernobyl.