Eve et Villanelle se sont retrouvées dans la quatrième saison de la série Killing Eve, dont le dernier épisode a été diffusé le 23 avril. Quel est le point commun entre le village polonais du mari d’Eve, les rencontres à Moscou de Villanelle et de Konstantin, l’assassinat à Sofia et le village russe de la tueuse à gages ? Ils sont, en réalité, tous situés en Roumanie.
Villanelle (Jodie Comer) est brillante, polyglotte, aime le luxe et les voyages, surtout pour des raisons professionnelles. Elle s’envole pour le sud de la France, en Italie ou à Sofia pour remplir sa mission : tuer. Et elle excelle dans le domaine, usant de diverses techniques originales et de mises en scènes bien ficelées. Eve (Sandra Oh), policière qui rêve de devenir espionne, est fascinée par Villanelle, Oksana de son vrai nom. Au fur et à mesure des épisodes, l’obsession devient réciproque.
La série Killing Eve, créée par Phoebe Waller-Bridge (Fleabag) et produite par BBC America, a été diffusée ces dernières semaines pour une quatrième et dernière saison. Pendant 32 épisodes à l’humour noir et macabre, les spectateurs ont suivi les deux protagonistes dans les capitales et villages européens. On se souvient de la fin de la première saison, où Eve poignarde Villanelle à Paris, puis de la deuxième, dans laquelle Villanelle tire sur Eve et la laisse pour morte dans les ruines de Rome. Dans le dernier épisode de la troisième saison, les deux femmes se séparent sur le Tower Bridge de Londres.
« Plus que des stéréotypes, il y a une exotisation de l’Europe Orientale, qui serait tellement inconnue et différente qu’on peut jouer sur l’imaginaire et la méconnaissance des spectateurs. »
Silvia Marton
Sofia, Paris, Moscou…à Bucarest
Plusieurs scènes se déroulent aussi en Europe centrale et orientale : Villanelle tue une cible à Sofia en Bulgarie, puis elle retrouve son mentor Konstantin à Moscou et sa famille dans un petit village russe, tandis que le mari d’Eve revient dans son village natal en Pologne. Sauf que, dans la réalité, tous ces lieux sont situés dans le même pays : la Roumanie. Pourtant, aucune scène ne s’y passe et le pays est seulement mentionné lorsque Villanelle reçoit une carte postale de Bucarest qui lui indique sa nouvelle cible, un politicien roumain. La capitale roumaine, connue pour sa variété architecturale, joue même le rôle de plusieurs villes en même temps, comme Moscou, Sofia et …Paris. De quoi rassurer les Bucarestois qui pensaient que leur ville ne méritait plus le nom de « Petit Paris ».


Depuis deux décennies, la Roumanie est en effet devenue une destination privilégiée et à bas coût pour les tournages de films et de séries. Fondés il y a 70 ans, le studio Buftea est un des plus grands et anciens studios d’Europe de l’Est avec 50 hectares d’espace à une demi-heure de Bucarest. Le premier film d’envergure produit dans le pays est Retour à Cold Mountain (2003), réalisé par Anthony Minghella, avec Nicole Kidman et Jude Law. Les scènes du film oscarisé ont été tournées dans les paysages de Carpates aux alentours de Brasov et Rasnov. Borat et Borat 2 ont également été filmés en Roumanie, ce qui, par ailleurs, n’était pas du goût des villageois de Glod, principalement des Roms, qui se sont sentis ridiculisés.

Plus récemment, les producteurs de série se sont également tournés vers la Roumanie, comme pour Killing Eve, ou la série Django, produite par Sky et Canal+ et avec Matthias Schoenaerts, qui sortira cette année. Pour attirer les productions internationales, le pays a en effet introduit en 2018 un programme d’aides en faveur de l’industrie cinématographique. Une partie des coûts de production (jusqu’à 35%) est couverte si le film aide à promouvoir une zone géographique ou une ville roumaine auprès des touristes.
Killing Eve en a certainement profité, mettant en valeur des lieux touristiques, comme le village saxon de Viscri – la fameux « village polonais », et le Lac Snagov, décor de la villa russe de Konstantin.


Autre lieu marquant dans Killing Eve : le village russe de Villanelle/Oksana n’est autre qu’un hameau sicule, minorité magyare de Transylvanie. Il est reconnaissable grâce au portail en bois sculpté, le székelykapuk en hongrois, qui accueille le visiteur. Ce portail est orné d’une lune et d’un soleil, symboles récurrents dans le Pays sicule. « Ces portails en bois sont une longue tradition dans la région, explique Silva Marton, docteur en sciences politiques d’origine magyare et maître de conférences à la Faculté de sciences politiques de l’Université de Bucarest. On y sculpte des symboles dans un registre végétal, comme l’Arbre de la Vie, qui fait partie du folklore sicule, tout comme la Lune, le Soleil et les étoiles. » Des motifs spécifiques à l’art décoratif hongrois, que l’on retrouve dans les mythologies d’autres peuples finno-ougriens. « Le portail a donc deux fonctions, une concrète, celle du signe de bienvenue, mais aussi une fonction spirituelle, celle du rite de passage, de la vie à la mort par exemple » indique la chercheuse.

« Une exotisation de l’Europe orientale »
Pour elle, tourner dans un lieu à forte identité culturelle et le faire passer pour une autre culture n’est pas forcément ressenti comme une faveur. « Je ne plaide pas pour l’exceptionnalisme mais je dirais que c’est tromper le spectateur de faire passer une mythologie, une histoire singulière pour une autre, comme si tout était pareil et tout se valait. Sauf que tout ne se vaut pas, souligne-t-elle. Sur le continent européen, ces portails sont uniques. Il y a un attachement émotionnel pour les habitants ».
Dans Killing Eve, les scènes en Europe centrale et orientale sont quasiment toutes filmées en Roumanie, alors que pour les autres lieux d’Europe de l’Ouest, elles sont principalement tournées sur place. Cette approche renforcerait ainsi une vision stéréotypée et exotique des PECO, vu comme un ensemble unique où tout se ressemble, sans diversité culturelle et ethnique. « On ne transmet aucune information, aucune couleur locale dans ces représentations. C’est comme si on disait, peu importe où on est, le monde rural de la Transylvanie et de la Russie, c’est pareil ; plus que des stéréotypes, il y a une exotisation de l’Europe Orientale, qui serait tellement inconnue et différente qu’on peut jouer sur l’imaginaire et la méconnaissance des spectateurs » conclue Silvia Marton.
Eve et Villanelle nous font certes voyager partout en Europe, mais ne nous y trompons pas : cela reste de la fiction.