Les minorités hongroises du bassin des Carpates font depuis quelques années l’objet d’une attention accrue de la part du pouvoir hongrois. Pour le chercheur Nándor Bárdi, ces populations sont soumises à deux injonctions fatales : s’assimiler à leur société majoritaire ou se diluer dans la nation hongroise virtuelle que leur fait miroiter Budapest. Entrevue.
Article publié le 11 juin 2019 dans Új szó sous le titre « Orbánnak szüksége volt Ficóra ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Nándor Bárdi est chercheur au sein de l’Institut de recherche sur les minorités de l’Académie hongroise des sciences (MTA). Il revient dans cette longue entrevue sur la situation des minorités hongroises en Slovaquie et dans les autres pays du bassin des Carpates et sur la politique menée par le premier ministre hongrois Viktor Orbán à l’égard de ces populations. Le début de l’entretien porte également sur la situation au sein de la MTA, que le pouvoir hongrois cherche actuellement à démanteler.
Au sein de l’Académie des sciences, êtes-vous sûrs que vous serez limogés ou mutés ailleurs ?
De la même manière que nous avons réussi à différer la mise en place de tribunaux administratifs, nous pourrons faire retirer le projet de loi sur le statut de l’Académie. La question est de savoir jusqu’où les membres de la direction seront prêts à aller, mais également sur quelle solidarité internationale nous pourrons compter et quelles solutions juridiques vont être trouvées en matière d’expropriation des biens de l’Académie. Une plus grande question encore est de savoir si l’emprise effective de l’État, qui veut contrôler et diriger tous les champs sociaux, pourra être freinée par la justice et le milieu scientifique. Ce sont les talons d’Achille du système. Si les scientifiques ne parviennent pas à montrer au reste des Hongrois qu’ils savent protéger leur autonomie, alors qui d’autre y parviendra ?
Jusqu’à présent, aucune institution n’est parvenue à conserver son autonomie face au gouvernement Orbán…
Certes, mais nous pouvons tirer les leçons du passé. Lorsque le système de chancellerie a été introduit à l’université, l’Académie n’avait pas réagi, donc ils ont pu aller plus loin. C’est leur manière de procéder. Mais quand ils ont cherché à diviser l’Académie, les chercheurs en sciences dures et en sciences sociales sont restés soudés, en dépit même de leurs préférences politiques.
Pourquoi le pouvoir hongrois fait-il tout ça ?
L’une des explications plausibles, c’est que le volume d’argent européen consacré à la recherche et au développement va considérablement augmenter durant le prochain exercice budgétaire. Et le cercle d’entrepreneurs qui a mis la main sur le pays veut toucher sa part. Lőrinc Mészáros – un homme d’affaires proche de Viktor Orbán, ndlr – pourrait très bien créer un « Institut Liszenko » à côté de Szeged, afin de pouvoir postuler à des subventions en lieu et place, par exemple, du centre de recherche local en biologie.
Une autre hypothèse porte sur la question de l’autonomie de l’Académie. Le fonctionnement-même du régime implique d’étendre constamment l’emprise de l’État sur chaque surface disponible. Lorsque vous m’interrogez sur le pourquoi du comment, eh bien c’est le régime en tant que tel qu’il faut questionner. D’ailleurs cela fait l’objet de nombreuses recherches au sein-même de nos murs. Plusieurs grilles de lecture se chevauchent, allant du concept « d’État-maffia » à celui de « nouvelle droite », en passant par la notion de « démocratie dirigée ». D’autres approches partent des intérêts personnels d’Orbán et vont jusqu’à la façon dont cette nouvelle droite cherche à mettre en mouvement une force politique populiste. Pour ma part, je pense qu’il s’agit d’une démocratie dirigée qui se renforce tous les jours par l’alignement de telle ou telle institution sur les intérêts de la « nation ». Si l’on songe aux consultations nationales ou aux référendums, on peut dire que la communication politique a pris le dessus sur le gouvernement du pays.
Dès lors, la seule vraie question se pose, c’est : qu’est-ce que la politique. Est-ce l’avènement consensuel d’un « bien commun » qu’il s’agirait de servir, ou bien ne s’agit-il en définitive que de la question du maintien au pouvoir ? Dans les années 1990, le Fidesz a choisi de maximaliser son capital électoral, c’est pourquoi il a autant investi les outils de communication, avec tout ce que cela implique de fuite en avant permanente. L’autre acception possible du mot politique est le service du bien commun. C’est pour elle que l’on a inventé la démocratie libérale, un système complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs et qui est devenu, depuis, un terme infamant. C’est de ça dont parle l’Europe. Le groupe de Visegrád ne cherche pas à défendre le continent, mais à créer dans l’UE un groupe de voleurs autour d’Orbán, au sein duquel on n’aurait pas à rendre de comptes sur les valeurs de la démocratie libérale.
« Les Hongrois d’outre-frontières participent à la fabrication d’une nation virtuelle »
La communauté et le système politiques hongrois se fondent sur une base nationale, ce qui est inédit dans la région. Alors que la gauche portait un discours modernisateur, antinationaliste et de cohésion sociale, le Fidesz cherche sa légitimité dès les années 1992-1993 autour de la question ethno-nationale (nemzeti). C’est ce qui lui a servi de base dans sa construction avec, bien sûr, ses succès électoraux.
L’unité nationale hongroise, la création d’une nation hongroise virtuelle et le traité de Trianon ont montré qu’il est possible de fabriquer une unité politique nationale avec tout ça. Si chaque matin, la radio publique nous informe en faisant la distinction entre ce qui se passe en Hongrie, ce qui se passe chez les minorités hongroises, et ce qui se passe à l’étranger – en mettant de côté les campagnes anti-migrants -, cela montre bien que ces Hongrois d’outre-frontières sont intégrés dans l’unité de la nation et qu’ils participent à la fabrication d’une nation virtuelle. Ceux qui, en Hongrie, s’opposent à ça, se retrouvent mécaniquement exclus de la narration nationale, voire même de la nation.
Quelle est la responsabilité de la gauche là-dedans ?
Bien sûr la gauche a tout fait pour que les choses évoluent ainsi : les discours de haine ont commencé en 2002 contre les Roumains. Le référendum de 2004 sur l’accès à la citoyenneté hongroise des minorités magyares des pays voisins n’a porté que sur des enjeux de politique intérieure, en l’occurrence sur la rivalité entre Ferenc Gyurcsány – alors premier ministre socialiste, ndlr – et Viktor Orbán. Avec comme résultat l’exclusion symbolique de ces Hongrois de la nation hongroise. En 2010, l’arrivée au pouvoir du Fidesz a remis cette question à l’ordre du jour, afin de couper l’herbe sous les pieds du Jobbik.
« Orbán se vit comme le chef d’une nation virtuelle »
Tout cela a eu des répercussions en Slovaquie également : l’affaire de la double citoyenneté slovaco-hongroise est devenue un des principaux enjeux électoraux du pays, avec comme corollaire la dégringolade du Parti de la Coalition hongroise (SMK/MKP), sorti du parlement. La formation paye alors déjà la politique du Fidesz, selon laquelle il n’existe pas d’intérêts singuliers transylvains ou « haut-hongrois » (« slovaques », ndlr), mais seulement des intérêts hongrois, définis depuis Budapest.
Orbán se vit comme le chef d’une nation virtuelle. A ses yeux, son système clientéliste ou paternaliste ne doit pas uniquement s’appuyer sur les relais départementaux du Fidesz et sur les oligarques, mais également englober les chefs de file des minorités hongroises d’outre-frontières. L’année 2010 est un tournant de ce point de vue, car c’est à ce moment que la politique hongroise de voisinage a été captée par le Fidesz. Seul le parti Most-Híd – en Slovaquie – a pu conserver son autonomie.
En Slovénie, les habitants du Prekmurje voient l’argent hongrois tomber du ciel
Pour quelles raisons ?
La première, c’est que les amis d’Orbán ne sont à l’aise qu’avec les partis ethniques. Je ne veux pas entrer dans l’analyse de la politique slovaque, mais on a le sentiment que, du point de vue de la Hongrie, Most-Híd n’est que la petite entreprise derrière la marque « Béla Bugár » – son dirigeant, ndlr. Ce dernier serait parvenu à reprendre le positionnement du vieux parti de la Coalition hongroise, et surtout sa niche électorale ethnique. En réalité, Most-Híd a plutôt misé sur une marque de parti moderne, favorable à l’intégration des Hongrois de Slovaquie, et capable de représenter les intérêts économiques du pays. Oszkár Világi a joué et jouera encore un rôle de médiation très important.
Entre Orbán et la politique slovaque ?
Oui. On parle ici de grande politique. Orbán a eu besoin de l’appui de Robert Fico – l’ancien premier ministre slovaque, ndlr – dans ses combats politiques avec l’Union européenne et le groupe de Visegrád, c’est pour ça que la question des minorités nationales a été reléguée au second plan et que la Slovaquie a bénéficié d’un soutien financier considérable. Cela signifie également que la société civile hongroise de Slovaquie attend désormais confortablement les dividendes de Budapest.

Il faut bien se rendre compte que la nation virtuelle existe à travers les médias et l’octroi de la citoyenneté hongroise. Au sein des minorités, on consomme de plus en plus les médias qui émettent depuis la Hongrie, tandis que l’on perd la maîtrise de la langue majoritaire. Si on met de côté les Hongrois de Slovaquie, la stratégie de mobilité des jeunes diplômés des pays voisins les amène en Hongrie ou en Europe de l’ouest : la nation virtuelle prospère sur la double citoyenneté, les médias, le soutien économique, l’émergence d’un « modèle hongrois ». Dans un contexte transnational, cela implique inévitablement que les sociétés locales se tournent de plus en plus vers Budapest.
C’est ce qui explique l’attention qu’accorde Orbán à ces minorités ? Elles sont une partie intégrante de son système.
Tout à fait. Il faut bien voir la manière dont ces partis agissent. En Europe occidentale, on peut parler de partis ethno-régionaux, lesquels cherchent à transformer la structure de l’État à l’échelle régionale.
Et cherchent à être autonomes.
Pas uniquement. Ce qui se passe en Catalogne, ce n’est pas une lutte pour les droits des minorités ou un combat en faveur de l’autonomie, car tout cela les Catalans l’ont déjà. L’objectif est de transformer l’ensemble de la structure fédérale de l’État espagnol. En Europe de l’est, ces partis ethniques cherchent plutôt à s’assurer des clientèles – et je le dis sans jugement de valeur. Leur intérêt étant de capter un maximum d’argent pour le fonctionnement de leur propre communauté ethnique. Jusqu’en 2010, ils en recevaient à la fois de leur État tutélaire et de leur « mère-patrie ». Les partis ethniques sont là pour veiller à une bonne répartition de ces ressources au sein de la communauté et pour mettre en mouvement la minorité.
Mais il y a aussi des partis multiethniques. Le parti ethnique représente toujours les intérêts d’une seule communauté, alors que le parti multiethnique évolue à une échelle supérieure, sur une ligne de crête entre majorité et minorité. C’est le cas d’une formation comme Most-Híd, qui est capable de se battre pour les droits de toutes les minorités du pays. Un parti ethnorégionaliste ou ethnique ne serait capable de se mobiliser que pour l’obtention de son statut de nation associée.
Quelle est la différence ?
Dans une situation minoritaire, il y a toujours une asynchronicité avec le pouvoir, un positionnement qui fait que c’est à la majorité d’octroyer des droits. Quant on agit comme nation associée, cela signifie que l’on est traité à égalité avec le groupe majoritaire, et que l’on dispose d’un droit de véto sur toutes les affaires nous concernant. La Finlande est considérée de ce point de vue comme un exemple à suivre, car la minorité suédoise n’y est pas considérée comme une minorité, mais comme une nation associée, à égalité avec les Finlandais et en faisant partie de la construction de la nation finlandaise.
La lutte pour les droits des minorités implique toujours la reconnaissance d’une situation de subordination, qui fait que l’on tire nos droits de l’autre. Les partis multiethniques veulent dépasser cela, tout en représentant les droits des minorités : ils se battent pour le droit d’utiliser sa propre langue et pour des droits similaires, et non pour faire évoluer le périmètre de l’État.
Selon vous, ce qui différencie les partis multiethniques comme Most-Híd des partis ethniques, ça n’est donc pas la ligne de partage entre intérêts civiques et intérêts ethniques ?
La façon dont les minorités s’intègrent à un système politique est une vraie question. Il est possible de s’intégrer socialement et politiquement. Mais en ce qui concerne la minorité hongroise de Slovaquie, elle n’est intégrée que politiquement, car nous évitons honteusement la question de l’intégration sociale. Il existe plusieurs indicateurs qui soulignent cette réalité : la maîtrise de la langue majoritaire bien sûr, mais aussi le nombre de mariages mixtes. Dans 80% des mariages mixtes, les enfants se tournent plutôt vers la société majoritaire. Les Hongrois de Slovaquie sont la minorité la mieux intégrée de toutes les minorités hongroises, ce qui a comme conséquences directes les mariages mixtes et une assimilation massive.
Comment la politique peut-elle contrer cela ?
Il faudrait que l’intégration sociale ne soit pas forcément synonyme d’abandon de sa propre culture. C’est de ça dont parle le statut de nation associée : lorsqu’au sein d’une même société, chaque groupe est traité à égalité.
L’entonnement d’un hymne national n’est pas qu’un acte de bravoure car il pose aussi la question suivante : est-ce que je suis considéré comme égal quand je chante mon propre hymne national. La question de l’utilisation des symboles nationaux n’est pas seulement de la politicaillerie pour la forme, mais elle signifie que je suis une entité à part, et qu’il revient à la plus grande entité de me donner le droit de chanter mon propre hymne, de porter mon propre drapeau, d’utiliser mes propres symboles et de célébrer mes propres commémorations.

Pour revenir un instant à la question de l’intégration politique : celle-ci a pris trois formes principales durant le siècle qui vient de s’écouler. Dans l’une d’entre elles, les individus sont impliqués dans le système politique pour représenter et agir au nom d’intérêts hongrois réels ou supposés. On trouve à l’exact opposé la forme communautaire par laquelle la minorité poursuit ses propres buts en tant que communauté, et cherche à structurer ses propres institutions de société minoritaire. Cela renvoie à la grande assemblée hongroise de Komárno, en 1994, qui a essayé de mettre sur pied un Conseil national hongrois, ou un Parlement de la minorité hongroise, qui aurait été capable de négocier des accords avec le système politique slovaque.
La troisième forme d’intégration est la plus commune. Elle repose sur un accord interethnique intégré, lorsque la direction du parti ethnique passe son temps à nouer des alliances avec les partis majoritaires, avec le système politique majoritaire. Ce parti ethnique joue également un rôle de contrôle sur sa propre communauté et ses ressources, en essayant d’obtenir des avantages politiques.
Les partis ethniques et multiethniques sont aussi capables de passer des alliances, non ? Regardez Most-Híd en Slovaquie, ou encore l’UDMR-RMDSz en Roumanie.
Ces trois formes d’intégration politiques cohabitent au sein des minorités hongroises, peu importe le caractère ethnique ou multiethnique de leurs partis. Les caractéristiques ont même tendance à s’entremêler : certains parviennent à des résultats en solitaire, tandis que d’autres sont amenés à brandir la menace autonomiste. Sans oublier des personnalités comme Miklós Duray, qui agissaient sur la scène politique slovaque comme des hommes politiques hongrois. Des formes d’alliance plus locales existent également, c’est notamment le cas de Béla Bugár, qui a troqué la présidence du parlement slovaque contre un soutien financier à l’université Selye de Komárno. Les accords locaux font évidemment partie du système.
Il est toujours intéressant pour un parti de la majorité de faire affaire avec les Hongrois, car ces derniers ne demandent jamais des postes à responsabilité en dehors des zones de peuplement hongrois. Par ailleurs, les dirigeants issus d’un parti ethnique ne quittent jamais leur formation, au risque de perdre leurs électeurs. Par ailleurs, ces bases électorales sont stables : ces électeurs ont pris l’habitude de voter en fonction de leur appartenance ethnique.
Pourtant, le parti Slovaquie progressiste (PS) – de la nouvelle présidente Zuzana Čaputová – a attiré à lui de nombreux électeurs hongrois. Le fait qu’il ne s’adresse pas à ses votants sur une base ethnique semble plaire à beaucoup de Hongrois.
C’est vrai, car d’une part ils ne se reconnaissent pas dans la nation virtuelle telle que mise en scène par Viktor Orbán, et d’autre part la vie politique slovaque a beaucoup perdu en crédibilité.
Je voudrais encore ajouter quelque chose. La politisation minoritaire dans les années 1990, qui a nécessité la conclusion d’accords interethniques centralisés et coordonnés, a eu pour conséquence que les élites politiques minoritaires hongroises issues de l’élite culturelle traditionnelle ont été remplacées par des élites professionnelles issues de l’économie et de l’administration publique. Les dirigeants politiquesde la minorité se sont peu à peu détournés du bien commun du groupe pour se concentrer sur les cadeaux qu’ils pourraient faire à leurs électeurs. Un exemple classique en est la mise en réseau de la section économique du vieux MKP. Lorsque le parti de la Coalition hongroise est entré pour la première fois au gouvernement, il disposait déjà d’une liste importante de personnes à placer.
« Les sociétés civiles minoritaires meurent désormais à petit feu »
Autour des années 2000, la nouvelle élite politique de Slovaquie ressemblait de plus en plus à un groupe d’intérêt économique. Ses membres pensent que tous les problèmes peuvent être réglés par la politique ou le droit, et négligent complètement la dimension spirituelle. Vous savez mieux que moi qu’il existe deux formes de spiritualité : celle des croyants et celle des accompagnants spirituels. Dans les sociétés locales, ce sont les travailleurs de tous les jours, les personnes au service de la communauté qui étaient capables de faire vivre les intérêts des Hongrois, mais ces personnes ont en grande partie été marginalisées ou ont disparu.
Les sociétés civiles minoritaires meurent désormais à petit feu. L’auto-organisation locale, l’accord autour du bien commun, ont été écrasés par la professionnalisation de la politique.
Oui, mais c’est arrivé ailleurs, et aucune nouvelle force majoritaire n’a capté le vote des électeurs hongrois.
C’est pour ça que j’ai bien précisé que la minorité hongroise de Slovaquie est la plus intégrée.
La politique minoritaire doit-elle et peut-elle donner une réponse à cette intégration sociale ?
Il faudrait par exemple que les institutions scolaires minoritaires fonctionnent mieux que celles de la majorité. Il ne faut pas se perdre en grands calculs pour voir que les milliards dépensés dans la construction de stades seraient plus utiles s’ils servaient à mieux payer les enseignants des vingt-six établissements scolaires dans lesquels les jeunes Hongrois de Slovaquie passent leur baccalauréat. Est-ce que la politique éducative hongroise de Slovaquie a-t-elle pour ambition que les jeunes lycéens hongrois puissent valider la maîtrise d’une langue étrangère qui ne soit pas le slovaque ?
Si les écoles hongroises avaient un meilleur niveau, alors les couples mixtes envisageraient peut-être de socialiser leurs enfants dans un environnement biculturel où les différentes attaches peuvent cohabiter normalement. Avec tous ces milliards, on pourrait aussi augmenter le salaire des enseignants qui travaillent dans les écoles tsiganes de l’est du pays.
Mais pour revenir à la Hongrie, qu’est-ce qui justifierait que l’État hongrois finance en Slovaquie ce qu’il ne finance plus sur son propre territoire national ?
L’institutionnalisation de la nation virtuelle met une pression mentale sur les sociétés hongroises minoritaires. Lorsque la question des immigrés ou des Tsiganes parvient au centre du débat, s’avanouit alors aussitôt la notion de solidarité, que chaque membre de la société minoritaire est en droit d’attendre de la société majoritaire.
« Le monde selon Viktor Orbán ne sera pas éternel »
L’imaginaire minoritaire produit dans les années 1930 en Slovaquie par les cercles Prohászka et les mouvements chrétiens sociaux, est toujours un motif de fierté pour les Hongrois du pays, mais les valeurs qui étaient véhiculées ont été perdues par les sociétés concernées, car celles-ci collent désormais entièrement aux discours véhiculés par le personnel politique en Hongrie, par le biais de la consommation des médias hongrois. Même si c’est moins fort en Slovaquie, on voit bien qu’ailleurs, les gens ont beau être physiquement en Roumanie ou en Serbie, ils regardent le monde avec les yeux de citoyens hongrois.
Dans ce paysage de nation virtuelle dominante que vous décrivez, on observe que l’effet des partis majoritaires est également important. Est-ce qu’il y a une forme de représentation qui fonctionne mieux que l’autre ?
La seule issue que je vois à tout ça, c’est de remettre au milieu du village la question du fonctionnement de la société locale et de l’efficacité de ses institution locales. Il faudrait des projets d’organisation sociale qui soit impulsés par les dirigeants et les personnes compétentes à l’échelon local. Car le monde selon Viktor Orbán ne sera pas éternel, donc tout dépend de la façon dont nous seront faire fonctionner nos propres institutions.
Il existe une concurrence entre les pays d’Europe centrale quant à leur propre construction nationale, et il me semble que la qualité de la société dans laquelle je peux me projeter est un enjeu-clé. Cela s’appelle « l’auto-efficacité », et on peut dire que celle des Hongrois s’est considérablement dégradée : beaucoup d’entre eux ne croient même pas pouvoir être acteurs de leur propre vie. Cela ne suffit pas de s’auto-proclamer comme le meilleur peuple du bassin des Carpates. La vraie question, c’est est-ce que les autres pensent ça de nous, de nos chants, de notre artisanat, de nos maisons de danse, de notre enseignement artistique, des lycéens que nous formons.