À l’été 2021, les autorités fiscales hongroises ont mis au jour un vaste réseau criminel de fausse facturation et autres montages financiers frauduleux. Cette affaire, qui touche le pouvoir comme l’opposition, a été quasiment occultée pendant la campagne électorale.
Le 15 juin 2021 au matin, des dizaines d’agents du fisc (NAV), escortés par des forces spéciales antiterroristes (TEK) armées jusqu’aux dents, débarquent de force dans près de 80 résidences à travers tout le pays. Traquant une véritable « mafia des fausses factures », comme le surnomme déjà la presse hongroise, les autorités avaient alors interpellé près de 250 personnes.
C’est le parquet de Győr qui a lancé l’enquête en 2018, plaçant sur écoute de nombreuses personnes impliquées dans une vaste affaire de fausse facturation, de montages financiers illicites et de corruption. La principale entreprise dans le viseur, dénommée Sys IT, a offert ses services à plusieurs entreprises hongroises, et non des moindres : Sys IT gérait notamment le système informatique de la BKV, la société responsable des transports en commun budapestois, mais collaborait aussi avec plusieurs poids lourds hongrois comme 4iG, le nouveau géant du numérique national ou encore T-Systems, une filiale de l’allemand Deutsche Telekom.
Une affaire tentaculaire
Dans l’émission hebdomadaire de 444.hu, Magyar Jeti (« yéti hongrois »), le présentateur Dániel Ács rappelle que « s’il n’y avait pas eu la guerre, on aurait parlé de toute autre chose pendant la campagne électorale de 2022… » Les journalistes du média indépendant 444.hu savent de quoi ils parlent, puisqu’ils ont largement enquêté sur cette affaire tentaculaire, à peine évoquée durant la campagne, et qui semble impliquer des agents de l’État au plus haut niveau.
« Même les agents du fisc de Győr n’avaient aucune idée de ce qui les attendait, écrit Telex, lorsqu’ils ont remarqué une entreprise pour le moins suspecte il y a deux ans et demi, » une entreprise sans le moindre employé, aux revenus gigantesques, mais aux bénéfices quasi nuls. De cette première société, les enquêteurs ont déroulé un fil qui les a amené vers un montage financier colossal. Des dizaines de sociétés fantômes ont été créées, dans le seul but d’émettre des fausses factures et de pouvoir redistribuer l’argent en espèce par la suite. Sur le papier, ces compagnies fantômes sont le plus souvent détenues par des personnes sans-domicile.
Le fisc hongrois n’a pas manqué de publier quelques images de leur coup de filet spectaculaire de l’été 2021.
Très vite, les soupçons se tournent vers celui qui est uniquement nommé par ses collaborateurs comme le « grand maître », un informaticien du nom de Zsolt Fuzik, actuellement derrière les barreaux. Récemment, il était le directeur informatique de CBA, une enseigne de grande distribution, mais a auparavant occupé un poste similaire à la BKV.
En 2019, il obtient pour le compte de sa société Sys IT un contrat de 38 milliards de forints sur 10 ans (presque 100 millions d’euros) pour superviser la gestion des systèmes informatiques de la BKV. La mairie était alors aux mains du Fidesz, mais quelques mois plus tard, l’opposition s’emparait de la capitale. Pourtant, le nouveau maire écologiste Gergely Karácsony ne s’est jamais exprimé publiquement sur l’affaire, pas même lorsque Zsolt Fuzik était mis en état d’arrestation en juin 2021.
Non seulement la municipalité n’a pas lancé d’enquête quant à savoir comment de tels individus ont pu décrocher un gros contrat public auprès de la plus importante entreprise de la capitale, mais surtout, l’équipe de Karácsony a laissé les proches du ministre de l’Intérieur, l’influent Sándor Pintér, mettre la main sur Sys IT et par là, sur la gestion du système informatique de la BKV. « Pourquoi l’équipe de Karácsony a laissé faire ? À cela, ils n’ont pas donné de réponse cohérente », souligne 444.hu.
Le scandale des frais de parking de Zugló
Qui plus est, ça n’est pas la seule affaire qui implique Zsolt Fuzik et la mairie de Budapest. C’est encore Zsolt Fuzik et l’une de ses entreprises, Sys Parking, que l’on retrouve dans le scandale des frais de stationnement de Zugló, le 14e arrondissement de Budapest. Cette affaire, que les médias progouvernementaux ne se privent pas d’évoquer régulièrement, met en cause plusieurs élus socialistes locaux qui auraient mis en place un système permettant de détourner les bénéfices des frais de parking de l’arrondissement. Le détournement d’argent était tel qu’à la fin, le budget de la mairie consacré au stationnement était… déficitaire.
En janvier dernier, mis en cause dans ces deux affaires – les frais de stationnement et le système informatique de la BKV – Zsolt Fuzik aurait, depuis sa cellule, fait des confessions : il affirme avoir versé des pots-de-vin, mais uniquement à des politiciens membres du parti socialiste (MSZP). Tandis que les accusés nient en bloc, ce scandale est une mine d’or pour la presse progouvernementale, qui a pu évoquer à plusieurs reprises la corruption rampante au sein du parti socialiste.
Pourtant, comme le soulignent les journalistes de 444.hu, la presse pro-Fidesz n’a évoqué ce scandale « qu’à contrecœur », car selon eux, « quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire ». Et pour cause : au moment où Zsolt Fuzik a obtenu ses contrats, Budapest était aux mains du Fidesz, alors pourquoi aurait-il fallu acheter des élus socialistes uniquement ? Par ailleurs, l’une des entreprises de Fuzik, Sys Parking, opérait également dans deux autres arrondissements, totalement aux mains du Fidesz, tandis qu’une autre, Sys IT, offrait ses services à Antenna Hungária, une entreprise télévisuelle publique jusqu’à son rachat par 4iG en 2022.
Dans leur enquête, 444.hu souligne que cette « mafia » ne se contentait pas d’un système de fausses factures, mais se laissait aussi aller à de généreuses surfacturations, et aurait même réussi à détourner des fonds publics. Un ensemble d’activités très lucratives qui expliquent le train de vie très luxueux mené par Fuzik et ses associés jusqu’à leur interpellation.
« Quelqu’un de très puissant »
« C’est choquant qu’en Hongrie, pratiquement 10 à 15 ans se soient écoulés depuis plusieurs grands scandales de corruption, et rien n’ait changé » écrit Telex. Les journalistes de 444.hu ajoutent que ces montages financiers impliquent très certainement des personnalités des plus hautes sphères de l’état ce qui pourrait expliquer que des suspects visés par le fisc aient manifestement été prévenus de leur mise sur écoute par la NAV.
L’exemple le plus parlant concerne celui de la société cotée en bourse 4iG, nouveau géant de l’informatique hongrois. Fin mars, la chaîne d’info indépendante RTL Klub révélait que l’enquête menée par la NAV sur les liens entre 4iG et Zsolt Fuzik semble avoir été brutalement mise à l’arrêt. Pourtant, 4iG a bel et bien collaboré avec les entreprises de Fuzik et semble par conséquent concerné par ce système de fausse facturation. Dans l’une des conversations téléphoniques que RTL Klub a pu consultée, les dirigeants de 4iG se vantent de la fin de la procédure et, pour expliquer l’origine de la fin de l’enquête, déclarent que c’est probablement dû à l’intervention de « quelqu’un de très puissant ».