Le sort réservé au juge Igor Tuleya symbolise la destruction de la Justice à l’œuvre en Pologne. Il a été suspendu et encourt trois années de prison sur la base des accusations d’une chambre disciplinaire jugée illégale par la Cour de Justice de l’Union européenne. Interview.
Suspendu de ses fonctions le 18 novembre, Igor Tuleya a perdu un quart de son salaire et son immunité a été levée. De quoi ouvrir la voie à une condamnation de trois ans à l’issue d’un procès pénal.
La chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise a estimé que le juge n’avait pas respecté le secret de l’enquête en autorisant la presse à assister à un procès en 2017. Un procès qui portait sur…les irrégularités du vote du budget 2016 à la Diète.
Mise en place en 2017, cette chambre disciplinaire n’est pas reconnue comme un tribunal par la Cour de Justice de l’UE (CJUE). Le 3 décembre, la Commission européenne a une nouvelle fois rappelé la Pologne à son obligation de suspendre cette institution « dont l’indépendance et l’impartialité » ne sont pas garanties.
« Je ne sais pas si les tribunaux polonais peuvent être sauvés, mais prenez soin de vos tribunaux en France, car cela pourrait bien se propager jusqu’à vous… », nous prévient-il.
Propos rapportés par Hélène Bienvenu, à Varsovie.

Le Courrier d’Europe centrale : À quoi ressemble votre vie quotidienne de juge « suspendu » ?
Igor Tuleya : On m’a interdit de juger, donc je n’ai pas accès aux dossiers, j’ai été banni du réseau informatique, mais je peux toujours me rendre à mon bureau. C’est d’ailleurs ce que je fais, je vais régulièrement au tribunal pour montrer que je suis présent et prêt à travailler. J’y rencontre mon directeur, le secrétariat, je prends les nouvelles, je salue les collègues…et je rentre à la maison. Je ne porte plus ma robe de juge depuis le 19 novembre. Elle est dans mon bureau et elle y restera jusqu’au verdict final. Avec mes collègues de Iusticia (une association de juges polonais – Ndlr.[1]https://www.iustitia.pl/en/)) ) et Wolne sądy (une initiative de quatre avocats défendant l’indépendance des tribunaux((https://www.facebook.com/WolneSady/?ref=page_internal, qui œuvrent pour l’État de droit, nous essayons de défendre les principes qui sont dans la constitution. Nous avons assisté par exemple le 1er décembre au Luxembourg, à une audience publique de la Cour européenne de Justice (CJUE) sur la loi muselière (entrée en vigueur au mois de février – Ndlr.). Sinon, je vis ma vie comme avant. Lire « Europe, n’abandonne pas la Pologne ! », exhortent des organisations après la ratification de la loi « muselière »
Ressentez-vous une certaine solidarité à votre égard ?
Oui, les juges ordinaires se montrent solidaires. En revanche, du côté de la direction, du directeur du tribunal ou des directeurs de départements, très peu, car ils appliquent sans réfléchir la décision de la chambre disciplinaire. Je perçois des gestes de sympathie au quotidien : des médecins qui me suivent, dans les boutiques, et l’école où est scolarisé mon enfant a annulé certains frais. Mais je vis aussi des situations plus désagréables. Je me déplace à pied ou en transport et il peut arriver que je me fasse insulter. Par le passé, j’ai reçu des lettres de menace et même une fois, une menace à l’anthrax : il a fallu évacuer le tribunal !
Vous n’avez donc aucune idée de quand vous serez autorisé à siéger à nouveau ?
Non, cela peut durer des années, jusqu’à la fin de la poursuite pénale. Je n’ai plus d’immunité, le procureur peut donc désormais me condamner. Car il y faut bien distinguer les deux procédures : la poursuite disciplinaire menée par la chambre disciplinaire de la Cour suprême ; la poursuite pénale menée par le procureur. Je ne sais pas quel tribunal d’instance va s’en charger, sûrement un tribunal en dehors de Varsovie, car on se connaît tous entre juges dans la capitale. Mis à part moi, deux autres juges ont été sanctionnés par la chambre disciplinaire : Paweł Juszczyszyn est suspendu depuis février, mais il ne sera pas poursuivi au pénal. La procédure de Beata Morawiec est encore en cours, ses avocats on fait appel de la première décision de la chambre (qui en octobre a penché pour sa suspension – Ndlr.).
Y-a-t-il un risque que vous soyez condamné à la peine maximale de trois ans de prison ?
C’est théoriquement possible. Mais je pense que n’importe quel tribunal indépendant m’acquitterait. Sauf bien sûr si le changement est tel chez les juges qu’ils aient peur au point de ne pouvoir prononcer un verdict juste…
Mais la Pologne n’en est pas encore là, si ?
Selon moi, il ne manque pas grand-chose. Mon cas et ceux de Beata Morawiec et Paweł Juszczyszyn sont intimidants, ils font l’effet d’une douche froide. Les autres juges voient ce qu’il se passe et commencent à avoir peur. Il y a quelques semaines, dans mon tribunal, un jugement a été rendu : un tribunal néerlandais a demandé l’extradition de criminels qui se trouvaient en Pologne. Et le tribunal polonais n’a pas voulu les extrader au motif que les droits de l’homme ne sont pas respectés aux Pays-Bas. Ce n’est évidemment pas le cas. En revanche, les Pays-Bas rappellent régulièrement que les juges polonais ont affaire à des restrictions… Je crains que ce juge polonais n’ait été victime de cet « effet douche froide ».
« J’ai peur que l’UE ne fasse rien. L’Europe n’a pas voulu « mourir pour Dantzig » en 1939. Elle ne voudra pas mourir pour l’État de droit en 2020 ».
La refonte de la justice qui a été effectué depuis 2015 par le PiS pourra-t-elle être défaite par un prochain gouvernement ?
Oui, il est possible de faire machine-arrière. Mais rien ne changera si ce gouvernement n’y ait pas contraint par l’Union européenne. Sinon, il nous faudra attendre les prochaines élections démocratiques et espérer que les démocrates les remportent. Mais j’ai peur que l’UE ne fasse rien. L’Europe n’a pas voulu « mourir pour Dantzig » en 1939. Elle ne voudra pas mourir pour l’État de droit en 2020.
Quels recours vous restent-ils ?
En Pologne, la décision de suspension ne peut pas être revue en appel. Ma seule chance, c’est la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) de Strasbourg, ou une réaction de la CJUE. Mes avocats, les avocats de « Wolne sądy » ont déjà écrit aux deux institutions, mais pour le moment, aucune réaction.
« Personne n’imaginait qu’il s’agirait de détruire le Tribunal constitutionnel, le Conseil de la magistrature, la Cour suprême, les tribunaux… Personne ne s’attendait à ce que ça aille aussi loin ».
Lorsque la coalition du PiS est arrivée au pouvoir en 2015, vous attendiez-vous à ce qui allait suivre dans le secteur judiciaire ?
En 2015, nous les juges, nous nous attendions à ce que le PiS veuille changer certaines choses dans la justice, mais personne n’imaginait qu’il s’agirait de détruire le Tribunal constitutionnel, le Conseil de la magistrature, la Cour suprême, les tribunaux… Personne ne s’attendait à ce que ça aille aussi loin. En 2015, je me suis acheté un livre sur la constitution hongroise et avec des collègues, on a constaté quels changements Viktor Orbán avait introduits dans la justice, et on a ri en se disant « comment c’est possible dans l’UE » ? Et il ne s’est même pas écoulé un an que Jarosław Kaczyński a entrepris quelque chose de pire encore. Et je suis persuadé, comme l’a dit Kaczyński, que les tribunaux ce sont « la dernière barricade », une fois qu’ils seront « liquidés », ce sera le tour des ONG, puis des médias… Pour faire un bilan rapide, le Tribunal constitutionnel et le Conseil national de magistrature ne sont plus du tout indépendants. La tentative de contrôler la Cour suprême et les tribunaux n’a été que partielle, mais les dirigeants des tribunaux sont tout de même choisis par la coalition au pouvoir. Enfin, il y a encore des activistes citoyens (qui défendent des institutions libres – Ndlr.).
Les « réformes de la justice » étaient aussi motivées par une justice jugée dysfonctionnelle, est-ce qu’il y a eu des avancées positives en la matière ?
Non, absolument rien. Le temps d’attente des procédures est aujourd’hui plus long qu’en 2015 et il y a de plus en plus d’affaires, même si les juges prononcent plus de verdicts. Pour améliorer le secteur de la justice, en Pologne, il faudrait renforcer l’indépendance des tribunaux, du troisième pouvoir. Il faudrait également procéder à de vraies réformes pour que les affaires ne traînent pas des années.
Qu’est-ce qui a véritablement provoqué l’appropriation de la justice par la coalition au pouvoir ?
Je pense qu’il s’agit d’une volonté de pouvoir total. Car si les tribunaux indépendants disparaissent, ce pouvoir sera sans limites. Je pense que tous les juges se sentent défenseurs de la démocratie désormais. Avec le PiS, l’ambiance est complètement différente aujourd’hui dans les tribunaux, la confiance ne règne plus entre les juges.
Que penser de la chambre disciplinaire de la Cour suprême introduite en 2017 ?
La chambre n’est pas un tribunal, notre constitution ne prévoit pas de telle juridiction en temps normal, uniquement en cas de guerre. Les juges qui siègent à la chambre ont été choisis par un organe illégitime : le nouveau Conseil national de la magistrature (le néo KRS), qui est illégal. Car l’ancien Conseil national de la magistrature a été prématurément remercié avant son terme officiel. Et les juges qui composent ce nouveau conseil ne sont pas des juges légitimes, ils ont été choisis par des politiciens, par le parlement alors que la constitution dit qu’ils doivent être choisis par une majorité de juges. Les gens qui siègent à l’intérieur de la chambre disciplinaire sont soit d’anciens procureurs, soit des amis du ministre de la Justice Zbigniew Ziobro. De plus, cette chambre a été suspendue par la CJUE et ne devrait donc pas discuter. Mais le gouvernement polonais ne reconnaît pas le droit et n’a pas entériné cette décision de la CJUE. Accessoirement, il ne reconnaît pas non plus le droit polonais, nous avons des verdicts de la Cour suprême polonaise et des tribunaux administratifs que le gouvernement ne reconnaît pas. Lire l’article-portrait Ziobro, le vengeur masqué de la droite dure polonaise
« Je ne sais pas si les tribunaux polonais peuvent être sauvés, mais prenez soin de vos tribunaux en France, car cela pourrait bien se propager jusqu’à vous… »
Comment le système disciplinaire concernant les juges a-t-il changé sous l’impulsion de Zbigniew Ziobro, ministre de la Justice ?
Il y a toujours eu des tribunaux disciplinaires pour les juges en Pologne. Mais Ziobro a complètement réformé le système. Il a créé la chambre disciplinaire de la Cour suprême. C’est lui qui choisit les juges dans les tribunaux disciplinaires auprès des cours d’appel et leurs « procurateurs » disciplinaires. Zbigniew Ziobro peut ainsi initier lui-même des procédures disciplinaires.
Que vous a reproché cette chambre disciplinaire ?
Ce qu’elle me reproche n’est pas justifié. La procédure pénale polonaise prévoit que les audiences puissent être publiques. Le procurateur qui a supervisé l’enquête ne s’est pas opposé à ce que les journalistes soient présents et je n’ai rien dit de nouveau à cette audience que l’opinion publique ne savait déjà. Ça ne touchait pas des travaux du parlement qui n’aurait pas été diffusé alors. Il est donc difficile de comprendre ce qu’on me reproche. Mais tout ceci a un caractère politique. Je crains que la décision en ce qui me concerne n’ait été initiée par le parti au pouvoir.
La destruction de l’État de droit est-elle un danger pour l’UE ?
Le non-respect de l’État de droit est sans doute l’un des plus grands dangers qu’encourt l’UE. La destruction des tribunaux polonais, c’est une destruction de tribunaux européens. C’est la destruction du droit en Europe, de notre communauté unie, ça devrait affecter autant les Polonais que les Français ou les Néerlandais. C’est comme une maladie contagieuse, qui se répand dans les pays post-communistes, en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, en Bulgarie… Je ne sais pas si les tribunaux polonais peuvent être sauvés, mais prenez soin de vos tribunaux en France, car cela pourrait bien se propager jusqu’à vous…
Notes
↑1 | https://www.iustitia.pl/en/)) ) et Wolne sądy (une initiative de quatre avocats défendant l’indépendance des tribunaux((https://www.facebook.com/WolneSady/?ref=page_internal |
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