L’influence de la Chine est-elle en augmentation en Europe centrale et orientale ? Ces pays sont-ils des chevaux de Troie de Pékin, comme on les présente abusivement ? Le dirigeant chinois Xi Jinping s’est personnellement impliqué, pour la première fois, lors du sommet du « 17+1 », la plateforme qui réunit la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale, le 9 février. Nous avons interrogé Ivana Karásková, experte en relations internationales et en politique étrangère chinoise.

Le Courrier d’Europe centrale : Le 9 février, les dirigeants de la plateforme dite du « 17+1 », créée par la Chine avec les pays d’Europe centrale, se sont réunis pour un sommet en ligne. Toutefois, six dirigeants ne se sont pas présentés (les trois États baltes, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovénie). Comment interpréter cet événement ? De façon plus générale, quelle importance doit-on accorder à ces rencontres ainsi qu’à cette plateforme ?
Ivana Karásková : Tout d’abord, ce sommet a été organisé un peu dans l’urgence. A l’origine, il devait avoir lieu l’an passé en avril, mais beaucoup ont dû annuler à cause de la covid-19, et l’on avait fini par ne plus avoir de nouvelles. C’est arrivé un peu soudainement, après que la Chine a conclu son accord sur les investissements avec l’Union européenne. L’idée de réutiliser la plateforme 17+1 n’intervient évidemment pas à n’importe quel moment : il s’agit de montrer à l’administration Biden que la Chine compte aussi des amis en Europe, et de rappeler aux pays centre-européens que la Chine ne les a pas oubliés.
Cela dit, je dirais que la date tombait assez mal et que l’approche des Chinois a été très rude et fort peu diplomatique. Ils ont vraiment mis la pression sur tous les pays pour qu’ils envoient le plus haut niveau de représentation possible, car c’était la première fois que le président Xi Jinping était lui-même présent. Ils tenaient à montrer que Xi Jinping est tenu en haute estime par les dirigeants étrangers. Certains pays européens n’ont pas aimé ces manières. Ajoutons que certains pays ont changé de gouvernement, ce qui est le cas par exemple de la Lituanie qui voulait envoyer ni le Premier ministre ni le Président. Après avoir pensé à faire chaise vide, les Lituaniens et les Estoniens ont tout de même envoyé au dernier moment leur ministre des Affaires étrangères. Une façon de signifier le peu d’importance qu’ils accordent à la plateforme 17+1.
Comment fonctionne concrètement la diplomatie chinoise sur le terrain ?
Le problème est que, lorsque la Chine s’est rapprochée de l’Europe centrale avec un intérêt renouvelé après 2012 et 2013, elle est arrivée en promettant un développement économique à l’Europe centrale et orientale. Mais les Chinois n’avaient pas vraiment compris la réalité géopolitique de la région. Douze des membres du 17+1 sont des États membres de l’Union européenne. En plus de leur accès aux fonds structurels de l’UE, leurs bonnes notations leur permettent de s’endetter facilement auprès des marchés financiers. Ils n’ont pas vraiment besoin de la Chine.
Ces pays ne sont d’ailleurs pas naïfs en ce qui concerne la Russie de Poutine ou la Chine de Xi Jinping. Ce qu’ils voulaient vraiment, c’était diversifier leurs partenaires commerciaux afin de ne plus être uniquement liés au marché allemand et ouest-européen, mais aussi aux marchés du Sud-Est asiatique et chinois. Ils étaient également en recherche d’investissements directs étrangers (IDE), que la Chine n’a finalement pas fournis. Il y a eu beaucoup de discussion, beaucoup de protocoles et d’accords, mais finalement, concrètement il ne s’est presque rien passé. La situation est différente dans l’ouest des Balkans, pour ces pays qui n’ont pas accès aux fonds structurels malgré leur statut de candidat officiel à l’UE. Géopolitiquement, les Balkans ont toujours été une zone d’influence pour des pays comme la Russie, la Chine, la Turquie ou même l’Iran. C’est une zone où il est très difficile de neutraliser ces influences étrangères.
« Mis à part la ligne Belgrade-Budapest, non, il n’y a aucun autre projet notoire ».
Pouvez-vous revenir sur l’influence chinoise en Europe centrale, tant économique que géopolitique ? A-t-elle progressé ces dernières années ? On parle souvent de cette ligne de train LGV entre Belgrade et Budapest, mais à part ça, il y a-t-il d’autres projets significatifs dans la région ?
Mis à part la ligne Belgrade-Budapest, non, il n’y a aucun autre projet notoire. Si on parle des pays du groupe de Visegrád, il y a eu quelques investissements qui sont venus même avant l’établissement du 17+1, mais à part la LGV, rien de significatif pour l’Europe centrale. En revanche, c’est tout à fait différent dans les Balkans.
S’agissant de l’influence, il y a des différences entre les pays, en fonction des gouvernements et des régimes politiques en place. Par exemple, en République tchèque, je ne dirais pas qu’on a un Président pro-chinois, mais je dirais qu’il croit trop dans les capacités du marché chinois. Il est bien sûr entouré d’hommes d’affaires qui poussent pour sécuriser ces marchés et s’assurer que leurs affaires en cours avec les Chinois ne sont pas compromises. Mais c’est évidemment plus complexe que ça, car nous n’avons pas un système présidentiel, et notre Premier ministre a des vues bien différentes sur la Chine. Il est beaucoup moins sinophile et se concentre beaucoup plus sur l’Europe de l’Ouest, l’UE et les États-Unis. Il y a donc une politique soutenue par le Président, une autre par le Premier ministre et une autre encore par les partis de l’opposition.
« La Hongrie est un cas différent, où les Chinois n’ont pas vraiment à exercer de pression particulière puisque la Hongrie cherche d’elle-même à renforcer ses liens avec l’Empire du Milieu ».
En Pologne, la classe politique se réveille un peu brutalement face à la réalité chinoise. La Hongrie est un cas différent, où les Chinois n’ont pas vraiment à exercer de pression particulière puisque la Hongrie cherche d’elle-même à renforcer ses liens avec l’Empire du Milieu. Les pays du « V4 » présentent donc des environnements différents, que la Chine approche avec des tactiques différenciées. Le plus intéressant est probablement le fait que la Chine est très intéressée par les niveaux de gouvernances locaux. Ces dernières années, elle a investi beaucoup d’efforts pour créer des liens avec les gouvernements locaux et les municipalités. Reste à savoir si cette stratégie diplomatique va s’avérer fructueuse. Elle cherche également à renforcer ses liens avec les institutions académiques et universitaires, avec la communauté juridique, à investir dans les médias locaux tout en offrant des programmes d’échanges culturels. Toutefois, la stratégie générale reste la même : influencer des pays qui sont aussi des États membres de l’UE et de l’OTAN, pour in fine influencer ces organisations internationales.
Récemment, le maire de Prague, Zdeněk Hřib du Parti pirate, est entré en conflit avec les autorités chinoises. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Ça n’était pas seulement le maire de Prague, mais aussi le Président du Sénat qui a visité Taïwan. Quand Hřib a gagné les élections, il a commencé à remettre en question les multiples accords signés entre Prague et Pékin. Par exemple, il y a une clause très intéressante selon laquelle la ville de Prague reconnaît que Taïwan fait partie de la Chine. Ça n’est évidemment pas le rôle d’une municipalité de faire de la politique étrangère. Il s’est également personnellement impliqué du fait de ses liens forts avec Taïwan. Il trouve ces clauses totalement inappropriées dans un accord entre municipalités. Il cherchait à renégocier lesdits accords, ce que les Chinois ne voulaient pas. Au final, après des critiques assez acerbes de part et d’autre, la Chine a décidé de dénoncer l’accord lorsqu’elle s’est rendu compte que la ville de Prague allait de toute façon finir par le faire. S’en sont suivies des discussions intéressantes sur les potentielles représailles chinoises – baisse du nombre de touristes ou bien une suppression pure et simple de la liaison aérienne directe Pékin-Prague. En définitive, il ne s’est rien passé. Et puis la covid-19 est arrivée, rendant ces idées de représailles plutôt ridicules sachant qu’il n’y avait déjà plus le moindre touriste.
Que pouvez-vous nous dire au sujet du projet de rénovation et d’extension de la centrale nucléaire de Dukovany en République tchèque, duquel l’opposition souhaiterait tenir à l’écart la Chine et la Russie ?
Je ne suis pas une experte de l’énergie nucléaire et de sa politique. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu une tentative d’exclure la Russie de l’appel d’offre, mais le président Miloš Zeman et les partis du gouvernement n’ont jamais accepté de le faire. La Chine est venue se joindre aux offres et constitue un nouveau partenaire incertain et un risque pour notre sécurité. Pour l’instant, il semble que le chinois CGN pourrait être exclu, et que le russe Rosatom reste en course.
Est-ce que la crise du coronavirus peut renforcer la position de la Chine dans la région ? La « diplomatie du masque », ou même maintenant, « la diplomatie du vaccin » ont-elles été un succès ou un échec ?
Quand on parle des pays du V4 – Hongrie mise à part – l’opinion des centres européens vis-à-vis de la Chine s’est détériorée. C’est certes lié à la pandémie, mais d’abord aux événements du Xinjiang, où les camps de concentration et les centres de rééducation posent beaucoup de questions. Qui plus est, la diplomatie chinoise a adopté un ton plus sec. Cette diplomatie dite du « guerrier loup » (wolf warrior diplomacy) est plus offensive et elle ne crée pas que des amis parmi les pays d’Europe centrale.
S’agissant des masques… c’est vrai qu’il y a eu des donations, mais la plupart étaient en fait commerciales. Donc on a dû payer pour cette soi-disant « aide ». Il y a eu aussi beaucoup de retours négatifs, par exemple sur des masques mal conçus. Donc je ne dirais pas que la diplomatie du masque a fonctionné ici. En fait, après avoir mené des recherches à ce sujet en République tchèque, il semble que le débat sur le vaccin, quand il ne porte pas sur les vaccins occidentaux, tourne principalement autour du vaccin russe Spoutnik 5. Il y a très peu de débats autour du vaccin chinois. La principale raison est qu’il n’est toujours pas approuvé par les autorités sanitaires européennes.
« Les nouvelles routes de la soie restent un concept très flou puisque la Chine n’a jamais fourni de carte ou une liste de pays qui seraient inclus, ou exclus, de ces routes ».
Est-ce que la diaspora chinoise joue un quelconque rôle dans l’influence de la Chine dans la région ?
Il semble que non. La principale raison est que cette diaspora est peu nombreuse. D’après nos recherches dans les pays du V4, la propagande auprès de la diaspora chinoise évoque beaucoup plus des questions pratiques (comment monter son entreprise, où aller manger, etc.) que de questions politiques. Donc je ne dirais pas que la diaspora joue un rôle particulier ici.
Quand est-il de ce nouveau concept très en vogue des « nouvelles routes de la soie » ? Est-ce un concept qui s’applique à l’Europe centrale ?
C’est un concept chinois. Les nouvelles routes de la soie restent un concept très flou puisque la Chine n’a jamais fourni de carte ou une liste de pays qui seraient inclus, ou exclus, de ces routes. Les concepts chinois manquent souvent de substance. Il est vraiment important de résister à ces concepts, parce que si l’on commence à signer tout ce qu’ils proposent (cette coopération gagnant-gagnant, etc.), on n’a en fait aucune idée de ce que l’on signe. De sorte que, dans quelques années, quand la Chine nous donnera enfin une définition claire, elle s’appliquera à tous les documents que nous avons déjà signés.
Est-ce vraiment pertinent de distinguer l’influence chinoise en Europe centrale de son influence en Europe de l’Ouest ? Dit autrement, est-ce que ça ne contribue pas au discours qui fait de l’Europe centrale et orientale une Europe différente – dans un sens péjoratif – du reste du continent ?
Je n’adhère pas à ces discours qui présentent l’Europe centrale comme plus faible ou de moins en moins démocratique et par conséquent plus prompte à suivre les intérêts chinois. Quand on regarde la coopération entre les centres européens au sein du 17+1, ou du moins le comportement des États membres de l’UE, ils sont assez critiques à l’égard de la Chine. Ils sont le plus souvent assez réticents face aux propositions chinoises et expriment leurs inquiétudes. Pas tous, et pas tout le temps, c’est vrai. Cela étant, ce n’est pas parce qu’ils participent à ce format 17+1 qu’ils constituent le cheval de Troie de la Chine…
D’un autre côté, c’est vrai que la Chine traite différemment la région de l’Europe de l’Ouest. C’est assez intéressant et amusant puisque la Chine voit l’Europe centrale et orientale comme faisant partie des pays du Sud. Ils considèrent les pays de la région comme étant des pays en développement, ce qui crée évidemment énormément de malentendus. Et quand ils viennent parler d’une histoire commune du communisme, c’est épouvantable et forcément très mal accueilli ici.
Propos rapportés par Thomas Laffitte.