Du 30 août au 6 septembre 2021, Bucarest accueille le premier festival international de théâtre rom de Roumanie. Un temps pour faire connaître au public des productions de dramaturges et comédiens roms venus de plusieurs pays européens.
Dans une petite cour bucarestoise traversée par une vigne prête à rendre ses fruits, Alex Fifea s’affaire à la préparation de la soirée. Les traits tirés par la fatigue et le stress, il va et vient entre la cour et la salle de la galerie ART HUB, où des collègues installent des chaises face à un grand mur blanc. Ce soir, les spectateurs assisteront à la première projection du film-théâtre « Bibi Sara Kali » de Simonida Selimović. Comédienne, réalisatrice et productrice rom, elle vient tout droit de Vienne accompagnée de sa sœur Sandra, elle-même actrice et metteuse en scène, pour assister à la première édition du Festival International de Théâtre Rom en Roumanie, Kathe, Akana ! (« Ici et maintenant ! » en langue romani.)
Alex s’apprête à accueillir les deux artistes. « Je n’ai presque pas dormi ces trois derniers jours. Le travail d’organisation est énorme pour une première édition » constate le directeur artistique du festival, lui aussi acteur et dramaturge aux origines roms. Il faut dire que le projet est ambitieux, surtout en temps de pandémie : Kathe, Akana ! s’étale sur huit jours, avec dix productions et des artistes venus de six pays (Roumanie, Hongrie, Ukraine, Slovaquie, Autriche et Allemagne). Il prend comme modèle le festival international Roma Heroes de Budapest, organisé depuis 2017 par l’Independent Theater Hungary, un partenaire dans divers projets européens. Alex Fifea espère que le festival version roumaine aura aussi lieu chaque année. « En Roumanie, on ne sait pas ce qu’il se passera d’une année sur l’autre, c’est difficile de se projeter. Après cette première édition, on espère avoir des soutiens plus solides par la suite » décrit-il. Le festival bénéficie actuellement de financements d’ARCUB, le Centre Culturel de la Mairie de Bucarest, et de l’AFCN (Administration du Fond Culturel National), qui financent des projets artistiques indépendants.
« Pour une autre représentation des Roms par des Roms, et qui n’est pas celle des gadje, les non-Roms. »
« Une représentation des Roms qui n’est pas celle des gadje »
Les productions présentent au festival abordent une palette de sujets : la question de l’identité et de la migration avec « Bibi Sara Kali » ; le féminisme et la figure de la sorcière, dans les pièces « Corp Urban » (Corps Urbain) et « Romacen » de la compagnie féministe et rom Giuvlipen ; ou bien les traditions et l’histoire des Roms avec « Bambina, regina florilor » (Bambina, la reine des fleurs). Pour Alex Fifea, l’objectif du festival est d’attirer l’attention dans plusieurs directions : « Il existe des comédiens roms, du théâtre rom, il existe des Roms, il existe des réalités roms, qui se reflètent dans les productions théâtrales. » Ardent supporter du théâtre-politique et du théâtre-documentaire, il voit dans l’art théâtral un puissant véhicule qui peut éduquer, changer les mentalités et provoquer le dialogue. « Qu’est-ce qu’il y a derrière ces titres de presses sensationnalistes tels que « Des Roms qui ont fait ci ou ça », comment c’est là bas? Pourquoi ont-ils fait ça? D’où viennent-ils? Que veulent-ils? Le théâtre permet de montrer ça. »
Dans une discussion après la projection de « Bibi Sara Kali », les sœurs Simonida et Sandra Selimović argumentent dans ce sens. Cantonnées pendant leur jeunesse à des rôles qui perpétuent les clichés sur les Roms et migrants – elles sont arrivées de Serbie dans leur enfance – elles décident de créer leur compagnie Romano Svato au début des années 2010 « pour une autre représentation des Roms par des Roms, et qui n’est pas celle des gadje, les non-Roms. » En ressort des œuvres variées et parfois personnelles, comme c’est le cas avec « Bibi Sara Kali », où trois sœurs retournent en Serbie pour y enterrer leur mère. Elles se confrontent à leur passé et leur identité rom, dans un territoire enclavé, qui rêve d’Union européenne.
Alex Fifea et d’autres comédiens roms espèrent que ces représentations pourront avoir un plus grand écho avec la création d’un théâtre national rom en Roumanie, comme il en existe pour la minorité juive, magyar et allemande. D’ailleurs, le Théâtre National Juif de Bucarest accueille quelques pièces du festival. « Il y a près de deux millions de Roms dans ce pays (selon les estimations d’ONG, ndlr), il y a des sujets et des réalités à adresser. Je souhaiterais que le festival soit comme un point en plus gagné dans ce processus de création d’un théâtre national rom. »


« Ils n’avaient jamais vu une pièce de théâtre de leur vie »
Parmi les autres moments clés du festival : les deux représentations dans le quartier de Ferentari, un des plus pauvres de Bucarest, où vivent en majorité des Roms. Les chaînes de télévisions nationales étaient au rendez-vous lors de l’ouverture le 30 août, pour l’opéra-punk « Frog Tales » de l’Independent Theater Hungary, puis le concert de Niko. G, une jeune rappeuse du quartier, et de Mihaela Drăgan aka Kali, fondatrice de la compagnie Giuvlipen. La présence des télévisions a donné une plus grande visibilité au festival, mais aussi au quartier, souvent représenté de manière négative dans la presse locale voire internationale. « C’est juste un quartier où les gens sont mis de côté. Ils n’ont pas accès à l’éducation ni a la culture, certains n’avaient jamais vu une pièce de théâtre de leur vie ! » s’exclame Alex Fifea. Un terrain d’herbe entre des barres d’immeubles a accueilli les deux soirées. « Vous saviez ce que veut faire la mairie de ce lieu ? Un parking. Preuve qu’il n’y a pas de prise en compte des besoins des habitants. Ils ne demandent que ça d’avoir des événements culturels et sportifs. »
Pour lui, il est crucial que des pièces de théâtres qui abordent les réalités roms soient vues par les premiers concernés. « Mais il est compliqué d’amener de la culture de manière récurrente dans des lieux où les éléments de base pour vivre ne sont pas couverts» déplore-t-il. Rodrigó Balogh, directeur artistique de l’Independent Theater Hungary, était « fier » de jouer dans le quartier, où « on a eu beaucoup de spectateurs, pas seulement devant nous, mais aussi des fenêtres des immeubles. » À Budapest, ils ont l’habitude de jouer dans des communautés marginalisées. « Et lorsque l’on joue dans d’autres salles, on essaie d’avoir la moitié de spectateurs roms qui n’ont jamais été au théâtre auparavant. »
« Travailler avec des artistes roms d’autres pays, cela nous permet d’échanger des expériences et perspectives qui nous permettent d’aller plus loin. »
Un théâtre transnational
Amener des artistes roms venus d’autre pays, qui jouent des personnages et héros roms, c’est aussi « construire une réalité transnationale rom, souligne Alex Fifea. C’est quelque chose spécifique aux Roms, qui ont quitté le nord de l’Inde il y a mille ans, et de là, ils sont allés en Europe puis jusqu’au continent américain. Selon moi, aujourd’hui, les Roms donnent un sens d’unité à l’Europe actuelle. »
Sandra et Simonida Selimović participent également à des projets transnationaux, comme la pièce « Roma Armee » du célèbre théâtre Maxim Gorki à Berlin, produite en 2017 avec différents acteurs et actrices roms de toute l’Europe, dont Mihaela Drăgan. Une grosse production, première de son genre. Elles veulent également organiser un festival similaire à Vienne. « Travailler avec des artistes roms d’autres pays, cela nous permet d’échanger des expériences et perspectives qui nous permettent d’aller plus loin, affirme Sandra. Alors que les Roms sont dispersés dans le monde entier, cela confère un sentiment assez fort d’unité. » Simonida regrette toutefois « qu’on ne parle pas tous en langue romani lors de ces rencontres. Mon père me disait que je n’avais pas besoin d’apprendre l’anglais : ‘Tu es Rom, tu peux voyager partout avec le romani !’ » rit-elle. Même si la réalité s’est révélée autrement, elle écrit ses scripts en romani, et espère, comme prochaine étape, de voir de plus en plus de productions dans sa langue maternelle.