Katarzyna Kwiatkowska, la procureure qui monte au créneau pour l’État de droit : « Aujourd’hui en Pologne, l’autoritarisme a un visage moderne »

Début 2021, la procureure Kwiatkowska a été envoyée en « délégation » dans une petite ville au nord-ouest de la Pologne à 180 km de chez elle. Comme pour punir celle qui n’hésite pas à monter au créneau pour défendre la séparation des pouvoirs, à la tête de Lex Super Omnia, une association de procureurs polonais, critique du pouvoir en place. L’été dernier, alors qu’elle finissait de purger sa « sentence », Le Courrier d’Europe centrale est allé à sa rencontre, à Golub-Dobrzyń.

Patrice Senécal et Hélène Bienvenu (à Golub-Dobrzyń)

Il faut user de patience pour se rendre à Golub-Dobrzyń depuis la capitale polonaise. Varsovie n’est qu’à 180 kilomètres à vol d’oiseau de cette petite ville de 13 000 habitants, mais l’itinéraire s’avère des plus tortueux : la faute à une desserte laissant à désirer en transport en commun. D’abord, direction Toruń, en train, dans le nord-ouest. Puis, une petite marche de santé jusqu’à la gare routière, d’où l’on se laisse ensuite bercer par le ronron des (rares) autocars des années 90 jusqu’à Golub-Dobrzyń, en zigzagant sur de petites routes. Durée totale du trajet : un peu plus de quatre heures et trente minutes. 

Une fois sur place, le petit château médiéval qui surplombe la ville, du haut d’une colline gazonnée, donne un air coquet à l’endroit. Plus bas, à deux pas du vieux centre, se trouve le bureau du parquet du district de Golub-Dobrzyń. Soit là où, entre mars 2021 et juillet 2021, Katarzyna Kwiatkowska a officié, en tant que procureure envoyée en « délégation » par le parquet national, sous la férule de Zbigniew Ziobro, le décrié ministre de la Justice. Sur place, la fonctionnaire traite surtout de cas de moindre importance, propres au train-train provincial d’une ville comme Golub-Dobrzyń. Vols de vélos, décès dus à l’alcoolisme, cas de violence conjugale, cambriolage de matériel agricole… Rien à voir avec les complexes affaires judiciaires de fraude fiscale avec lesquelles devait composer la procureure aguerrie, il y a quelques années de cela, au bureau du parquet d’appel à Varsovie.  

Photographie : Hélène Bienvenu.

Coupe au carré et sourire généreux, la femme cinquantenaire a été rétrogradée en 2015, dans la foulée du retour au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS), avant d’être envoyée au début de l’année 2021, contre son gré, à Golub-Dobrzyń. « En trente ans de carrière, je suis revenue au même échelon qu’à mes premières années en tant que procureure », relate celle qui a depuis regagné son domicile varsovien. 

Officiellement, c’était pour « renforcer » les unités régionales, prétendument en pénurie de personnel à la suite de la pandémie, que de telles délégations sont organisées par le ministère à travers le pays. Un argument qui ne convainc guère Katarzyna Kwiatkowska, qui dénonce un « mécanisme de la carotte et du bâton ». « Il s’agit en fait de délégations proprement politiques », renchérit quant à elle Sylwia Gregorczyk-Abram, avocate membre de l’initiative prodémocratie Wolne sądy (« Tribunaux libres ») se portant à la défense des procureurs et juges harcelés par le pouvoir. « Le fait qu’ils envoient des procureurs en province, à des centaines de kilomètres de chez eux, pour prêter main forte ne tient pas la route. Nombre de bureaux qui ont été pourvus par des procureurs issus d’autres villes n’avaient pas besoin d’aide. D’autant qu’à Varsovie, les besoins sont criants. Le pouvoir en place a choisi d’envoyer en ‘‘délégation’’ des procureurs qui critiquaient ouvertement le gouvernement et les pratiques du ministre Ziobro. En clair, c’est pour les punir. Les envoyer loin, en province, pour leur rendre la vie dure et envoyer un message aux autres procureurs : taisez-vous », explique l’avocate. 

Et celles et ceux qui en font les frais, comme Katarzyna Kwiatkowska, n’ont pas d’autre choix que d’obtempérer, ou de contester cette pratique devant un tribunal du travail — une démarche fastidieuse qui peut prendre des mois. Au total, le « purgatoire » de Katarzyna Kwiatkowska aura duré presque six mois. En tant que présidente de Lex Super Omnia, une association de procureurs critique des réformes de la justice — qui regroupe presque 300 des 6 000 procureurs en Pologne —, elle est une cible privilégiée. Et la totalité des procureurs envoyés en délégation, en 2021, en sont membres.

Mais ce 16 février, en validant le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au versement de l’État de droit, la Cour de justice de l’Union européenne a donné raison aux défenseurs de la séparation des pouvoirs en Pologne, comme Katarzyna Kwiatkowska. Elle s’était entretenue avec Le Courrier d’Europe centrale, en juin 2021, à Golub-Dobrzyń, pour partager ses réflexions sur les six dernières années de démantèlement de l’État de droit.

Katarzyna Kwiatkowska photographiée par Hélène Bienvenu.

Le Courrier d’Europe centrale : Nous sommes en juin, voilà six mois que vous êtes à Golub-Dobrzyń. Comment se déroule votre « délégation » ?

Katarzyna Kwiatkowska : Je suis de nature optimiste, mais ici, il y a des moments où je touche un peu le fond. Je me demande : pourquoi moi, pourquoi je me retrouve là. Je n’avais pas ces réflexions avant. Quand je suis arrivée ici, j’ai décidé de ne pas m’intéresser au pourquoi du comment. Je me suis dit que j’avais six mois à passer ici, sans me poser de questions. Mais parfois, je ne peux m’empêcher d’y songer et ça m’affecte. 

Quid de la vie locale, à Golub-Dobrzyń ? 

C’est un autre monde. Cette ville semble s’être arrêtée 20 ans en arrière et on n’y voit guère l’effet des fonds européens que l’on peut observer d’ordinaire en Pologne. La population est vieillissante, les jeunes les plus ambitieux partent à Toruń après le bac pour gagner leur vie. Les jeunes qui restent ici sont souvent sans emploi, en prise avec l’alcool ou la drogue. Ici, les conversations tournent autour de la survie financière : est-ce que j’aurais assez pour m’en sortir ? La politique n’existe pas ou très peu. On parle beaucoup de l’avantage des 500+ [Ndlr : allocation familiale mise en place sous le PiS]. Ce que j’observe ici est caractéristique des villes de cette taille. Les gens sont plus préoccupés par la vie quotidienne que par ce qui se passe dans le domaine de la justice, la démocratie ou la séparation des pouvoirs. C’est fort dommage, mais je crois que c’est le résultat d’une négligence de plusieurs années : après le retour de l’indépendance de la Pologne dans les années 1990, nous n’avons pas bien retenu la leçon : nous avons tenu la démocratie pour acquise au lieu de la construire et de l’entretenir. Tout cela aurait pu se faire si on avait cultivé une certaine connaissance juridique parmi les Polonais. Mais on s’est plus intéressé aux questions économiques que juridiques ou éducationnelles. Puis, le temps a fait son œuvre… Je pense que la lutte que la Pologne a connue pour sa démocratie a été oubliée. Et puis l’histoire de Solidarité a été « réécrite » [Ndlr : par le PiS]… 

« L’idée c’est qu’on doit habiter loin de chez soi, sans amis ou famille à proximité. Bref, ce sont des punitions disciplinaires sans procédure disciplinaire. »

Katarzyna Kwiatkowska.

En quoi consistent ces fameuses délégations chez les procureurs ?

Pour les procureurs, il y a deux types de délégations actuellement : celles qui permettent un avancement et celles qui visent à vous éloigner ou à vous rétrograder. Les délégations dont j’ai écopé ainsi que six de mes collègues sont des délégations « punitives ». L’idée c’est qu’on doit habiter loin de chez soi, sans amis ou famille à proximité. Bref, ce sont des punitions disciplinaires sans procédure disciplinaire. Et on ne peut pas les remettre en question juridiquement parlant. On reçoit un papier où il est écrit : « je place Mme X de tel endroit au parquet de X pour 6 mois », sans aucune justification ni possibilité de choisir le lieu. Les règlements internationaux prévoient que des délégations puissent avoir lieu, mais sur la base de critères clairs, dans des circonstances qui le justifient en prenant en compte la situation personnelle du procureur et son expérience.

Les délégations, à mon humble avis, ne devraient pas exister sous cette forme, mais uniquement à l’échelle régionale : pourquoi déléguer de Varsovie quand il y a 40 parquets régionaux où on pourrait trouver les cadres nécessaires ? Déléguer à plus de 100 kilomètres de chez soi, cela relève de la rétorsion. Et je vois dans mon cas que je n’ai rien renforcé en étant ici. On a encore un collègue et on se débrouille, on n’a pas besoin d’une personne en plus. Et on a su via une demande d’information que personne au parquet à Golub-Dobrzyń ou à Toruń n’avait fait appel pour du renfort à Golub-Dobrzyń. L’engorgement y était bien moindre qu’à Varsovie, au tribunal de Praga d’où je venais. Et c’était pareil pour mes collègues varsoviens où tout allait bien là où ils étaient délégués, mais pas dans leur juridiction de rattachement.

Comment avez-vous été accueillie au parquet de Golub-Dobrzyń ?

J’ai essayé au début d’aborder de manière innocente des questions portant sur le Tribunal constitutionnel ou le nouveau Conseil national de magistrature avec les secrétaires au parquet. J’ai eu l’impression que ces femmes ne savaient pas vraiment de quoi je parlais ou qu’elles faisaient semblant de ne pas comprendre. J’ai appris plus tard que leur supérieur leur avait défendu de m’adresser la parole. Quant à mon chef au parquet de Golub-Dobrzyń, j’ai eu l’impression qu’il se rangeait du côté du pouvoir en place et qu’il serait inutile de discuter de l’État de droit. Sa manière de se comporter avec moi était assez aussi assez particulière. Au début, il espérait que je commette des fautes de procédure en me donnant des affaires techniques. Puis il s’est mis à me prendre des dossiers sans me prévenir… À la suite du « bon changement » appliqué à la magistrature dès 2016, tous les procureurs, les chefs d’unité, y compris mon chef alors de Golub-Dobrzyń, ont été changés. Ils se doivent d’être loyaux.

« J’ai appris plus tard que leur supérieur leur avait défendu de m’adresser la parole. »

Le PiS, aujourd’hui, multiplie les atteintes à la séparation des pouvoirs…

Comme le dit le professeur de droit et juge Włodzimierz Wróbel, l’autoritarisme aujourd’hui revêt un visage moderne en Pologne. Il ne faut pas nécessairement l’armée dans la rue. L’autoritarisme moderne peut se définir en ces termes : quand le pouvoir ne dépend pas des tribunaux et ne respecte pas ses jugements, quand le droit n’est pas le même pour tous. Par exemple, Daniel Obajtek (à la tête du consortium pétrolier Orlen) ou d’autres ne sont pas inquiétés quand des femmes sont poursuivies pour avoir manifesté pendant les manifestations pro-choix de Strajk kobiet en 2020. Le droit est pris à la légère, et on a deux systèmes juridiques : celui de ceux qui gouvernent — qui ne peuvent pas être inquiétés — et les autres. On voit de manière de plus en plus flagrante que les affaires judiciaires des proches des cercles du pouvoir sont soit traitées très lentement soit très vite. Mais par contre, l’opposition ou les citoyens sont arrêtés pour avoir participé à des manifestations, on les accuse d’infraction ou ils doivent aller au pénal, car on leur ajoute un motif d’accusation d’injure à agent de l’État par exemple… 

Katarzyna Kwiatkowska photographiée par Hélène Bienvenu.

On parle beaucoup de la politisation des institutions clés du pays sous le PiS mais que s’est-il passé au parquet au juste ?

Le parquet est devenu un instrument entre les mains du procureur général, qui se trouve être le ministre de la Justice. Je me souviens qu’à Noël 2015, on regardait frénétiquement avec les collègues sur Internet et il y avait bien un projet de loi législatif, sans consultation d’expert, qui nous impliquait. Alors on a compris qu’il n’y aurait pas de réforme, mais des règlements de compte dans le parquet. Quand la loi est entrée en vigueur le 4 mars 2016, la première décision de Zbigniew Ziobro a été de « rétrograder » 116 procureurs. La deuxième chose a été de supprimer le concours d’entrée et puis c’est Zbigniew Ziobro qui décide des avances : ses ennemis en sont évidemment privés. Enfin, on n’hésite pas intimider les procureurs avec des mesures disciplinaires.

Pendant le Covid, les moyens de se protéger contre le virus au parquet étaient très limités. Un collègue a évoqué la question dans les médias et hop, il écopait d’une remarque disciplinaire. Moi, j’appelle ce qui se passe au parquet de la corruption institutionnelle. Une partie de l’institution a été corrompue avec des avancements et des rétributions financières en échange de loyauté. Puis, les affaires qui éveillent la curiosité de l’opinion publique et des médias sont données aux procureurs les plus fidèles de Zbigniew Ziobro. Par exemple, Bogdan Święczkowski (bras droit de Zbigniew Ziobro, et son adjoint au parquet général, désormais juge au Tribunal constitutionnel NDLR) va donner deux coups de fil au parquet et le signal est donné qu’un procureur fidèle va devoir s’en occuper. Les procureurs ont peur de la suite surtout quand ils voient ce que des gens comme nous encourons à la tête de notre organisation de procureurs, légalement enregistrée. Et ce, alors que nous essayons de formuler des critiques justifiées sur le parquet, preuves tangibles et rapports à l’appui. 

Comment expliquer le fait que Lex Super Omnia, votre organisation, semble irriter à ce point le pouvoir ?

Effectivement, une procédure pénale a été ouverte contre Krzysztof Parchimowicz (en tant qu’ex-président de l’association Lex Super Omnia) et moi-même, en qualité de vice-présidente à l’époque. On a déjà été entendu en tant que témoins et on ne sait pas comment ça va évoluer. Mais je dois reconnaître que je me réjouis que notre association ait réussi à percer dans les médias, ce qui a provoqué l’ire de Bogdan Święczkowski, qui est un personnage construit d’une manière simple : il pense qu’un procureur doit faire tout ce qu’on lui dit. Ces « rebelles » que nous sommes au sein de l’organisation Lex Super Omnia, qui critiquent ce qui se passe dans le parquet, qui ont leurs idées sur comment le parquet devrait fonctionner et qui trouvent à redire sur des dépenses en augmentation constante pour le fonctionnement du parquet ; sur un nombre d’affaires de plus en plus important ralentissant le parquet, ça ne plaît pas à Bogdan Święczkowski. Celui-ci a sans doute cru de manière simpliste, en oubliant les possibilités offertes par Internet, qu’en nous répartissant aux quatre coins de la Pologne en délégation, nous ne serions plus en mesure d’agir. 

Comment agissez-vous pour le maintien de l’État de droit en Pologne ?

Nous soutenons les juges devant la Cour suprême. Nous participons à « Tour de constitution », avec des juges du siège : on va dans des localités à plusieurs, constitution à la main, on prépare des concours sur la connaissance de la constitution, plutôt pour les adultes d’ailleurs, pour rappeler qu’on a une constitution et qu’il n’est pas inutile de s’y plonger de temps en temps.

Le parti au pouvoir soutient que sa refonte de la justice vise à rendre plus efficace l’appareil judiciaire…

Le but affiché de ces « réformes » de la justice était d’accélérer la durée d’une affaire au tribunal, d’augmenter le degré d’engagement du parquet et, d’une manière générale, que le parquet soit plus proche des justiciables. En réalité, malgré les affirmations de Kaczyński et Ziobro, les affaires durent plus longtemps, et il y a plus d’affaires en cours. Il y a de plus en plus de recours à des détentions provisoires, même si on dit que la criminalité diminue en Pologne. Il y a de plus en plus de demandes auprès de la Cour suprême pour indemniser les citoyens victimes d’une procédure trop lente. Il y a aussi de moins en moins d’extraditions de citoyens polonais réalisées par les pays européens. Cela peut résulter d’un manque de confiance dans le système judiciaire polonais qui ne serait pas impartial.

Hélène Bienvenu

Journaliste

Après avoir correspondu depuis Budapest de 2011 à 2018 pour de nombreux médias (dont La Croix et le New York Times), Hélène est retournée à ses premières amours centre-européennes, en Pologne. Elle correspond désormais, depuis Varsovie, pour Le Figaro et Mediapart, entre autres.

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