John Horne : « Il y a une plus Grande Guerre qui continue jusqu’aux alentours de 1923 »

Il y a 100 ans, la Conférence de Paris battait son plein, préparant les Traités qui allaient consacrer la disparition des Empires centraux et statuer sur le sort des vaincus de la Première Guerre mondiale. Retour sur cette difficile entrée dans la paix à l’Est du continent européen, avec John Horne, professeur d’Histoire européenne moderne et contemporaine à Trinity College Dublin[1]John Horne est par ailleurs membre de la Royal Irish Academy et membre du comité directeur du Centre International de la Recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Propos recueillis par Gwendal Piégais.

À l’occasion de la fin du centenaire de la Grande Guerre, on a mis en avant le fait que, contrairement aux idées reçues, la guerre ne s’est pas arrêtée à l’Est en 1918. Qu’est-ce qui se passe en Europe Centrale et Orientale alors que l’Europe de l’Ouest semble se diriger vers la paix ?

La première chose qui se passe à l’Est, c’est la révolution russe. C’est déjà avant le 11 novembre 1918 que la paix temporaire signée entre l’Allemagne et la Russie déclenche une série de guerres révolutionnaires : guerre en Ukraine, agitation en Pologne, guerre civile en Russie jusque dans la Caucase, etc. Ces troubles à l’Est accompagnent la dernière année de la Grande Guerre. Et avec la défaite de l’Allemagne, se déclenche dans l’Europe centrale, l’Europe de l’Est et en Proche Orient, l’écroulement de trois empires : l’Empire russe, déjà effondré, l’Empire habsbourgeois et l’Empire ottoman un peu plus lentement, sur une temporalité de trois ans.

Et donc, cet écroulement des anciens empires dynastiques s’accompagne de toute une série de révolutions nationales, de guerres pour affirmer les frontières, pour établir l’assise des nouveaux états. En même temps il y a, dans le cas de l’Empire ottoman, l’occupation de Constantinople et la tentative alliée de dépecer cet empire qui va jusque à l’intervention d’une armée grecque en Anatolie, intervention qui provoque, à partir de 1920-21, la guerre d’indépendance turque, qui est à l’origine de la création du nouvel État turc, la république turque actuelle.

Troupes britanniques occupant Constantinople, actuelle Istanbul, 1919.

Donc on peut dire qu’à partir de la fin de 1918 on prolonge cette descente dans le chaos déjà là à la suite de la Révolution russe. Il y a une série de révolutions, contre-révolutions, guerres entre nouveaux états, guerres des frontières, conflits de guérilla, à tel point qu’on pourrait, je pense, défendre l’hypothèse selon laquelle il y a une plus Grande Guerre qui continue jusqu’aux alentours de 1923.

« À partir de la fin de 1918 on prolonge une descente dans le chaos, déjà là à la suite de la Révolution russe […] une série de révolutions, contre-révolutions, guerres entre nouveaux états, guerres des frontières, guérillas… »

Mais est-ce spécifique à l’Europe de l’Est ?

Pas entièrement, même si c’est le noyau de l’affaire et cela explique en quelques sortes ces rapports entre une plus Grande Guerre finissante et les violences de la Deuxième Guerre mondiale 20 ans plus tard. Il suffit de considérer par exemple qu’une vague d’antisémitisme déferle sur cette région-là et qui prépare, d’un certain point de vue, ce qui va arriver sous la domination nazie deux décennies plus tard. Mais, je disais pas entièrement, car si l’on décentre le regard, si l’on regarde ailleurs en Europe, vers l’Ouest, en Irlande par exemple, il y a une guerre d’indépendance et une guerre civile qui sont le fruit de la Grande Guerre. Et l’État britannique perd, à l’issue de ce conflit et avec l’indépendance de l’Irlande, un plus grand pourcentage de sa superficie et de sa population que l’Allemagne vaincue ! En Alsace on chasse les Alte Deutsche, les Allemands qui s’y étaient implantés.

Affiche de propagande soviétique, 1919. « Comment s’achève le dessein des seigneurs. » Sur la bannière : Vive la Pologne soviétique! »

Donc l’épicentre est bel et bien l’Europe centrale et orientale, la Russie, l’Anatolie mais vers l’Ouest on a également des foyers de violence, ainsi que dans le monde colonial : on réprime des révoltes en Égypte et en Inde par exemple. Ainsi, si la violence coloniale et anti-coloniale est moins importante que 25 ans plus tard à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, on peut parler là aussi, à l’échelle des empires, d’une plus Grande Guerre, une guerre qui n’en finit pas. Donc même si le grand public a en tête l’idée que le 11 novembre 1918 à 11h la guerre s’est terminée – ce qui est vrai pour des millions de soldats et de civils persuadés d’en avoir fini – dans la réalité, cette guerre se transformait en un autre type de guerre, en d’autres types de violences pendant les 5 années qui ont suivi.

« L’État britannique perd, à l’issue de ce conflit et avec l’indépendance de l’Irlande, un plus grand pourcentage de sa superficie et de sa population que l’Allemagne vaincue ! »

Vous parlez d’une guerre qui se poursuit, d’un effort guerrier qui se renouvelle au delà de ce que nous connaissons de la Grande Guerre, et pourtant on a l’image d’une Europe épuisée, exténuée à la sortie de quatre années de guerre…

Il y a une violence qui se renouvelle, se remobilise. Il y a bel et bien des millions de personnes qui sont désenchantées par la guerre mais qui veulent réenchanter un monde nouveau, parce qu’avec ce monde en ruines, comme Lucien Febvre l’appelle dans sa conférence de Strasbourg à l’automne 1919, dans ce monde en ruines il faut créer de nouveau et créer du nouveau.

Ce renouveau du monde passait par des Traités de paix qu’on va négocier tout au long de l’année 1919 et de la première moitié de l’année 1920. À l’occasion de ce centenaire, on a l’impression qu’on juge ces traités beaucoup moins sévèrement que par le passé.

On n’émet plus de jugement simple là-dessus. De deux points de vue on s’est refocalisé sur les Traités. Premièrement on les prend désormais comme un ensemble qui va du Traité de Versailles en juin 1919 jusqu’à Lausanne en 1923 – qui est le premier traité révisionniste, qui révise celui de Sèvres de 1920. En effet, nous avons sur ces cinq années toute une série de traités. Et si justement on les prend ensemble, en quittant une vision trop étroite sur la question allemande et les rapports franco-allemands, si l’on prend en compte l’Europe dans son ensemble et le monde colonial, on réinterprète les traités comme une tentative non seulement de reconstruire un monde en ruines mais aussi de faire la paix pendant 5 ans sur un terrain mouvant, avec des théâtres où la guerre ne s’arrête pas mais se propage.

Donc, c’est une sorte de dialectique entre ces tentatives, ces efforts pour faire de la paix – littéralement – à travers les traités, et les violences sur le terrain. Deuxièmement, c’est en prenant les traités ainsi qu’on constate que la paix n’est pas un acte, ce n’est pas un traité, c’est un processus. Si c’est un processus et si la guerre continue jusqu’en 1923, qu’en est-il du processus de la paix par la suite ?

« La paix n’est pas un acte, ce n’est pas un traité, c’est un processus. »

À ce moment là on peut poser la question : est-ce que le vrai processus de la paix, celui de l’apaisement et de la réconciliation, ne vient après 1923-1924 ? Et si c’est le cas, alors la période de Locarno (avec le couple Briand-Streseman et l’essor de la SDN) prend une toute autre importance. Est-ce que ce n’est pas cette deuxième moitié des années 20 que représente la vraie tentative de faire la paix après la plus Grande Guerre ?

Pour revenir à l’Est, un autre élément est aujourd’hui reconsidéré par les historiens, c’est celui de la Grande Guerre et des violences de la sortie de guerre comme forge des violences de la Seconde Guerre mondiale. Après plusieurs années de révision de cette hypothèse, quel bilan peut-on en tirer ?

La manière la plus prudente d’en parler c’est de dire qu’il y a un creuset. Prenons un exemple : le dernier livre d’Omer Bartov Anatomy of a Genocide: The Life and Death of a Town Called Buczacz. C’est un livre sur une petite ville d’Ukraine qu’il a étudiée, du début du 20e siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il montre à quel point l’antisémitisme de la fin de la Première Guerre mondiale, la violence de la plus Grande Guerre, ont marqué cette ville et ont préparé l’imaginaire, le terrain idéologique, économique pour que par la suite, 20 ans plus tard, une reprise décuplée se produise sous l’occupation nazie.

Et justement je pense que la grande controverse sur le rôle et la complicité ou non du peuple polonais dans l’holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale – étaient-ils juste des témoins ou bien, sous une forme mineure, ont-ils été des acteurs du génocide nazi – je pense qu’on pourrait commencer à avoir de nouveaux éléments de réponse à ces questions en étudiant la vague d’antisémitisme qui accompagne ces guerres de libération menées par la Pologne en 1919-1920 : les pogroms de Vitebsk et Lida, les massacres de Pinsk, etc.

Photographies des 35 juifs tués par les troupes polonaises à Pinsk, en 1919.

Si on peut émettre l’hypothèse de ces liens, mais qu’est-ce qui se passe pendant ces 15 années de paix ou même de paix relative ? Là, il me semble que les dynamiques restent vraiment à mettre à nue, à explorer. Car c’est curieusement en domestiquant, en apprivoisant ces violences de la plus Grande Guerre, de la période 1918-1923, en les reconvertissant dans la politique intérieure des États, qu’il y a la potentialité d’une violence encore plus grande, à une autre échelle, qui couve et qui se prépare et qui, la Deuxième Guerre mondiale arrivée, éclate.

Ne risque-t-on pas d’avoir un discours un peu téléologique, déterministe ?

Non, au contraire. Car si on met vraiment en valeur cette deuxième moitié des années 20, cela veut dire que rien n’est donné à l’avance, parce qu’il y avait bien d’autres possibilités. Du coup cela nous permet de reposer la question de l’importance de la grande crise économique de 1929, et c’est quelque chose qui entre directement en résonance avec notre actualité. La grande question c’est donc celle de l’impact de cette crise et des crises sociales et politiques qui en découlent et leur rapport avec la Grande Guerre. Dans plusieurs cas, ne constaterait-on pas qu’un grand nombre de questions identitaires, d’oppositions idéologiques, de pratiques de la violence héritées de la Grande Guerre et de la plus Grande Guerre de 1918-1923 ne sont pas retravaillées par ces sociétés en tension ?

La mise en rapport de la crise économique des années 30 et la Grande guerre, cette remise en perspective nous permet d’éviter le discours déterministe parce que cela montre que rien n’est joué à l’avance et cela rend aussi possible l’étude des liens et des dynamiques actuelles. Prenons l’exemple de la mémoire de la violence paramilitaire de l’extrême droite allemande telle qu’elle fut pratiquée par les jeunes allemands et les soldats revenus de la Grande Guerre dans les Freikorps. On a ici entre 200 et 300 000 volontaires qui circulent en Allemagne et sur ses franges orientales, comme une sorte d’internationale de l’extrême-droite regroupant des anciens combattants et des jeunes qui n’ont pas eu leur guerre ; mais là ils l’ont.

Troupes paramilitaires dans les rues de Berlin. Photographie de Willy Römer, 5 janvier 1919. Deutsches Historisches Museum, Berlin.

Ce sont des guerres frontalières, des guerres de classe contre les bolchéviques, contre l’ennemi polonais, etc. Ils se battent à Riga avec les forces anti-bolchéviques, tentent de reprendre le contrôle de ville peuplées d’allemands comme Goldingen (Kuldiga), Windau (Ventspils) ou Mitau (Jelgava), les volontaires dits de Rossbach se battent contre les Polonais et tout cela avec une extrême violence. Cette mémoire des combats menés par les Freikorps, et même le personnel de ces troupes, devient un élément essentiel de la SS durant la montée du nazisme, qui progresse grâce à la crise économique, et ces éléments vont trouver un autre exutoire dans la Seconde Guerre mondiale. Avec cet exemple parmi tant d’autre, on a le cas d’une discontinuité-continuité de la plus Grande Guerre à la Deuxième Guerre mondiale.

« Les Freikorps [c’est] entre 200 et 300 000 volontaires qui circulent en Allemagne et sur ses franges orientales, comme une sorte d’internationale de l’extrême-droite regroupant des anciens combattants et des jeunes qui n’ont pas eu leur guerre ; mais là ils l’ont. »

Un des enjeux dont on parle souvent c’est celui de parvenir à écrire un récit européen, transnational de cette Grande Guerre. Elle s’acheva par la défaite de l’Empire ottoman, de la Bulgarie, de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie et l’effondrement de la Russie. Est-ce qu’on a progressé dans notre capacité à regarder de l’autre côté de la ligne de front, à regarder du coté des vaincus ?

À titre personnel, et aussi pour parler des chantiers que j’ai mené avec mes confrères, l’ambition de faire un récit, une analyse transnationale de la Grande Guerre a été là dès le départ, par exemple dans la conception d’un musée comme l’Historial de la Grande Guerre. Dès 1992, à l’Historial de Péronne, toute la signalétique était dans trois langues, français, anglais, allemand, ce qui était innovant à l’époque. On a toujours juxtaposé les expériences de ces trois nations, de ces trois empires, mais nous sommes en train de repenser la salle des sorties de guerre en essayant de multiplier les temporalités (autour de la question « quand s’arrête la Grande Guerre ? ») et les espaces au sein desquels il nous faut intégrer aussi l’Europe de l’Est, la Russie, l’Europe du Sud dans ce que nous montrons au public pour illustrer cette proposition fondamentale : la Grande Guerre a mis beaucoup plus en marche qu’elle n’a été capable de résoudre.

C’est cette ouverture multiple, parfois violente et sombre, mais aussi remplie d’espoir, à travers notamment le projet de la SDN, qui marquent les années 20, et c’est cela que nous allons essayer de montrer à l’avenir. Et pour ce qui est de notre travail d’historiens, de chercheurs, nous allons essayer de faire beaucoup plus pour travailler sur les rapports entre la Grande Guerre et les années 20 et forcément entre les années 20 et la deuxième Guerre mondiale. C’est notre ambition que l’Historial devienne un lieu de débat européen sur ces questions-là, avec tous les parallèles que l’on sait avec le monde actuel.

Frédéric Guelton : « Dans l’Est européen, la guerre ne s’est pas arrêtée le 11 novembre »

Notes

Notes
1 John Horne est par ailleurs membre de la Royal Irish Academy et membre du comité directeur du Centre International de la Recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne
John Horne

Professeur d’Histoire européenne moderne et contemporaine à Trinity College Dublin.

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.