« Je trouve que ce beau nom qu’est Solidarność ne mérite pas d’être traité comme ça »

Plébiscité il y a trente ans lors des premières élections libres du 4 juin 1989, que reste-t-il du mouvement Solidarność fondé par Lech Wałęsa ? À Gdańsk, berceau du syndicat et scène des grèves sur les chantiers navals, d’anciens membres et compagnons de route se déchirent sur son héritage, sur fond de joute entre l’opposition libérale et le PiS au pouvoir. Reportage.

Gdańsk, envoyée spéciale – Devant les barreaux d’une fausse cellule, Antoni Tokarczuk, ancien ministre et surtout bras droit de Lech Wałęsa, se rappelle le jour où il a reçu une lettre alors qu’il était emprisonné. Très ému, il raconte à la trentaine de visiteurs qui l’entoure cette carte postale qui venait de son oncle, prêtre. Parmi les amitiés et les informations codées, la censure avait rayé trois mots. Il a pu les lire en regardant la lettre en contre jour. « C’était écrit « Aie de l’espoir ». C’est ça qui m’a profondément marqué durant cette période. Parce que les communistes voulaient tuer l’espoir en nous. »

Dans la salle des ouvriers des chantiers navals, des casiers, des tableaux de services et puis la cabine de la grue d’Anna Walentynowicz. Cette grutière militait pour un syndicat sur les chantiers et a été licenciée par mesure disciplinaire et a donc été privée de toute pension de retraite. C’est cette décision qui est à l’origine des grandes grèves de 1980. Un élan de solidarité envers elle qui a conduit des milliers d’ouvriers dans les rues puis dans le soutien au premier syndicat : Solidarność.

Après cette histoire, difficile de parler du pouvoir actuel pour Antoni Tokarczuk. L’ancien ministre ne supporte pas les agissements du PiS, le parti ultra-conservateur au pouvoir. Jarosław Kaczyński, son chef, a pourtant longtemps été un compagnon de route du syndicat.

Antoni Tokarczuk, ancien bras droit de Lech Wałęsa, dans la salle des ouvriers des chantiers navals de Gdańsk (à droite avec chemise bleue). Fany Boucaud / Le Courrier d’Europe centrale

« On veut tuer la mémoire de Solidarność, déformer ses idées. Au sein du mouvement, le plus important c’était l’égalité. Il n’y avait pas de catégorisation des gens. Le chef du parti au pouvoir a parlé de citoyens de seconde zone. Et puis, il y a toute cette haine répandue par la télévision publique. Même les communistes ne prenaient pas autant les gens pour des idiots. »

Venir à Gdańsk, un acte politique

Parmi les visiteurs de cette journée, Bozena. Elle a fait 500 km pour venir assister aux célébrations. Fervente défenseure de la démocratie, elle participe régulièrement à des manifestations contre le pouvoir. Elle ne pense que pas ce soit le retour au communisme, mais à une certaine dictature tout de même, avec une centralisation du pouvoir. « Je me rappelle d’une entrevue de Jarosław Kaczyński qui avait dit qu’il voulait sauver le monde. Mais je ne veux pas être sauvée. Je veux qu’il me laisse tranquille, mes enfants et moi. »

Maria posant dans le hall du Centre européen de la solidarité devant la photo de Lech Wałęsa signant la légalisation de Solidarność. Fany Boucaud / Le Courrier d’Europe centrale

Dans le hall du Centre européen de la solidarité, Maria attend la prochaine visite. Cette retraitée n’a pas participé aux grèves de 1980 mais comme Bozena, elle est venue ici pour accomplir dit-elle, un acte politique contre le gouvernement. Et contre ce qu’est devenu le syndicat Solidarność. Il soutient le parti au pouvoir, qui verse d’importantes allocations familiales à tous. Mais pour Maria, ceux qui étaient peu actifs à l’époque, qui dormaient tranquillement dans leur lit dit-elle, effacent aujourd’hui ceux qui ont risqué leurs vies, qui étaient courageux. « Maintenant ils s’attribuent certaines choses. Le président de Solidarność collabore avec le gouvernement, il ne se soucie pas des idées pour lesquelles les autres ont lutté. »

Les autres dont elle parle, ceux qui ont milité pour la démocratie, sont en photo partout dans le musée. Des tirages que l’on doit à Jerzy Kośnik, photographe. Près de 1500 de ses clichés, jalonnent les allées du Centre. Il a couvert tous les événements des années 1980. Alors à 69 ans, il a voulu montrer son point de vue durant cette visite où il est le guide. Et face au mur où sont affichés des centaines de portraits qu’il a réalisé, il défend le pouvoir en place. Pour lui, le PiS continue cette lutte du mouvement Solidarność. « Aujourd’hui, le parti fait ce qui est important pour les gens. Ces trois années du pouvoir ont permis de voir cette rancœur des Polonais. A quel point ils ont été blessés. »

Jerzy Kośnik devant une partie de ses photos réalisées pour les affiches des élections du 4 juin 1989. Fany Boucaud / Le Courrier d’Europe centrale

« Les premiers dirigeants de la Pologne libre, après le communisme, ont oublié leurs racines, d’où ils venaient. Si certaines mesures qu’ils prennent maintenant avaient déjà été engagées en 1990, on n’aurait pas tellement de gens blessés, qui n’ont plus foi en la politique. Qui sont tellement résignés. »

Un lieu de mémoire et deux visions de l’héritage de Solidarność.

Avant les élections libres de 1989, il y a eu les discussions entre les communistes et le syndicat. Les fameux pourparlers de la Table ronde. Grażyna Staniszewska était la seule femme à y participer. Elle pousse les portes d’une des salles les plus émouvantes du musée : celle où la table a été recréée. Cette petite femme aux yeux bleus pétillants est de suite reconnue par les visiteurs. Silence. Un guide la présente au public et c’est une ovation durant plus de cinq minutes avant qu’elle ne prenne place devant son nom, gravé sur la table.

Grażyna Staniszewska assise à la place qu’elle occupait il y a trente ans à la Table Ronde. Fany Boucaud / Le Courrier d’Europe centrale

« Je trouve que ce beau nom qu’est Solidarność – la « solidarité » – ne mérite pas d’être traité comme ça. Moi qui a été internée, emprisonnée, qui a lutté pour la liberté, j’ai le droit d’utiliser ce nom de Solidarność. Mais le syndicat actuel, qui fait des choses contre la démocratie, qui supporte une sorte de totalitarisme tout simplement, n’a pas le droit d’utiliser le nom de Solidarność. On devrait lui retirer ce nom. »

Ce syndicat qu’elle ne reconnait plus et qui cette semaine, a commémoré avec le parti au pouvoir, les trente ans des élections libres. Seul, à quelques mètres du musée.

Fany Boucaud

Fany Boucaud est journaliste et correspondante pour divers médias à Varsovie en Pologne.

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