L’économiste János Kornai alerte sur « l’autocratie » qui guette en Hongrie

Le Fidesz de Viktor Orbán serait en passe d’instaurer une véritable autocratie qui lui permettrait de tenir durablement ses opposants éloignés du pouvoir, craint János Kornai, professeur émérite aux Universités Corvinus et Harvard. Centralisation économique, menace sur l’Etat de droit… L’auteur dresse un Diagnostic de la Hongrie dans cette interview et dans son dernier ouvrage. [1]Látlelet – Tanulmányok a magyar állapotokról, Kornai János, HVG Könyvek.

Interview réalisé par Zoltán Farkas et publiée le 15 novembre 2017 dans HVG sous le titre « Kornai János diagnózisa az Orbán-rendszerről 1″. Traduite du hongrois par Paul Maddens.
Photo : www.kornai-janos.hu.
Cela fait 60 ans que vous publiez, mais jamais vous n’avez été aussi véhément dans votre expression : « Je suis plein de désespoir et de fureur, je suis en colère non seulement contre ceux qui agissent mal mais aussi contre ceux qui le supportent, se taisent et s’aplatissent« . Pourquoi êtes-vous furieux, à qui s’adresse votre colère ?

C’est seulement le ton de la préface du livre qui est subjectif, furieux et emporté. Par contre les six études sont caractérisées par mon style habituel. Je me suis efforcé d’écrire – dans la mesure du possible – de façon équilibrée, objective et sur un ton apaisé. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que je publie un écrit passionné. Au début du changement de régime, un de mes titres était : « Ecrit véhément sur la transition économique« . Mais pourquoi justement maintenant ai-je formulé les choses de cette façon ? Je peux difficilement répondre. En anglais, on dit enough is enough! Autrement dit, il y en a assez de tout cela.

Comment peut-on être furieux contre la majorité de la population, puisque ce gouvernement a été élu deux fois ?!

Bien sûr que c’est possible, c’est même une tradition, il est possible de remonter jusqu’à Dániel Berzsényi [2]Dániel Berzsényi était un hobereau hongrois qui était également poète. Il a vécu de 1776 à 1836.: « Le robuste Hongrois de jadis est en route pour la dégénérescence« . Berzsényi ne dit pas précisément à qui s’adresse le reproche mais le titre de ce manifeste est : « Aux Hongrois« .

En 2011, dans la première édition de votre ouvrage le « Bilan », après les premiers huit mois du gouvernement Orbán, vous avez affirmé que la Hongrie était devenue une autocratie. Vous avez voulu faire de ce livre un signal d’alarme précoce. Avez-vous atteint votre but ?

« Atteindre le but » peut être compris de deux façons. Mon but était de donner une description précise de la situation qui se profilait à la fin de 2010. Mon intention s’est réalisée. Mais si « atteindre le but » signifie que l’avertissement a eu l’effet escompté, alors non, il n’a pas été atteint. C’est ce que j’ai justement formulé dans la préface de mon livre Diagnostique. J’ai ressenti de plus en plus fortement que relativement peu de gens m’ont écouté, principalement parmi ceux dont beaucoup de choses dépendaient à ce moment-là.

C’est seulement six ans plus tard que vous avez inclus la notion d’autocratie comme type de gouvernement dans votre typologie des systèmes politiques. Vous n’avez pas peur de l’accusation de « préjugé » ?

La notion de préconception a deux interprétations possibles. L’une d’entre
elles existe dans le milieu des chercheurs scientifiques : c’est l’hypothèse qui précède le processus de vérification et qui l’accompagne jusqu’au bout. Quand on commence à chercher, il faut tout d’abord formuler cette intuition dont nous voulons vérifier la véracité. Dans ce sens-là, je ne suis pas parti de rien dans mon livre Bilan. Le Fidesz n’est pas arrivé au pouvoir pour la première fois en 2010. Le premier gouvernement Orbán [ndlr : 1998-2002] s’était efforcé de centraliser, mais il n’avait pas la majorité des deux-tiers. Quand Viktor Orbán a déclaré à Kötcse qu’il voulait rester au gouvernement pendant 15-20 ans et qu’il apparaissait qu’il allait remporter une très grande victoire, j’en ai déduit qu’il allait mettre en place un système dans lequel il n’est pas possible de le détrôner. Or, ce que je désigne par « autocratie », c’est ce système qui maintient certains signes formels de la démocratie, mais dans lequel le pouvoir en place ne peut être changé. Cette hypothèse a pris forme en moi non pas comme une impression passagère, mais sur la base de choses observées antérieurement. Dans le langage commun, le terme de préjugé signifie que l’auteur n’est pas objectif, qu’il est partial et veut justifier sa thèse même si le démenti lui crève les yeux. L’action gouvernementale ultérieure (après la publication de Bilan) a constamment confirmé et, aujourd’hui encore, confirme ce que j’avais décrit dans mon premier écrit.

En 2010 déjà, alors que vous résumiez les critères de l’autocratie, vous avez mis en évidence la possibilité que ceux qui sont au pouvoir reconfigurent le système électoral pour diminuer les chances des forces rivales et qu’ils accordent le droit de vote aux Hongrois d’outre-frontières. C’est effectivement arrivé. Il est encore plus difficile maintenant de les déloger du pouvoir. Les détenteurs du pouvoir vous ont-ils écouté ?

Je ne crois pas que quiconque parmi les dirigeants du pays ait besoin de mes « tuyaux ». Cela ressemble à une partie d’échecs entre deux bons joueurs. L’un est chercheur et son devoir est de deviner comment va agir l’autre, ceci peut être résolu au vu des positions et par la connaissance de la littérature des échecs. De l’autre côté siège le maître du pouvoir politique, un maître des échecs machiavélique. Mais la métaphore des échecs s’arrête ici car dans les échecs il y a des règles obligatoires et le match est scruté par le public. Dans notre partie, le joueur peut modifier les règles en sa faveur au cours de la partie et il n’y a pas d’arbitre pour l’en empêcher.

D’ailleurs dans le Bilan, il y a déjà 7 ans, vous dites que la Hongrie n’est pas loin de ne plus être un Etat de droit. Qu’en est-il aujourd’hui ?

La notion d’Etat de droit est synthétique et se compose de beaucoup d’éléments et pour chaque élément il est possible d’examiner comment la situation a pris forme. Je relèverai ici deux composantes. La première est l’autorité de la Loi. Dans l’état de droit, la Loi est la Loi, que cela plaise ou non, il faut l’exécuter. Au cours des années écoulées, l’autorité de la Loi a été très souvent malmenée : elles sont produites en masse, elles sont bâclées, elles sont truffées de paragraphes qui peuvent être qualifiés d’erronés aux yeux d’un juriste, elles ne font pas l’objet de concertations avec les intéressés. Pour finalement se rendre compte qu’elles portent atteinte à des intérêts, qu’il n’est pas possible de les mettre en œuvre, qu’il faut les modifier en permanence et faire des exceptions favorables au groupe au pouvoir. On ne peut tout de même pas dire que l’autorité des lois a complètement disparu. La deuxième composante, c’est l’indépendance des juges. Nous ne pouvons pas dire que tous les juges dans tous leurs jugements s’efforcent d’obtenir l’approbation du pouvoir supérieur. Il est indubitable que de nombreuses violations de l’indépendance des juges ont eu lieu. Il y a eu un processus de sélection pour pousser les anciens juges à la retraite et pour en nommer de nouveaux plus loyaux envers le régime. Dans les affaires politiques, des pressions s’exercent. Mais de nombreux signes montrent que la liquidation de l’indépendance des juges n’est pas encore à son terme. Autrement dit, il n’est pas possible de répondre par oui ou par non à la question de savoir si la Hongrie est encore un état de droit. Elle se trouve dans un état transitoire et ambigu.

Dans votre écrit Centralisation et économie de marché capitaliste, [3]János Kornai : Centralization and the Capitalist Market Economy in Hungary (« Központosítás és kapitalista piacgazdaság ») , janvier 2012. vous avez énuméré 33 exemples concernant la centralisation, de la santé à l’enseignement et des média à l’industrie du cinéma. Vous avez émis l’idée que c’était devenu une obsession et que le danger était grand que cela devienne l’instrument d’un pouvoir tyrannique. Pourquoi ? La centralisation ne peut-elle pas être efficace ? La concentration des moyens ne rend-elle pas le fonctionnement plus rentable, n’aide-t-elle pas la croissance ?

Ce serait bien que quelqu’un apporte 33 autres nouveaux exemples de centralisation, car celle-ci se poursuit quotidiennement. Justement, en ce moment, ils rassemblent sous une direction unique l’actuelle Direction Générale des retraites et le Trésor Public. Quel rapport y a-t-il entre les deux ? Bien sûr, c’est le Trésor Public qui paie les retraites et sur cette base je pourrais le dénommer « Organe National de Planification » et ce serait lui qui distribuerait tout. Pour en revenir à la centralisation, celle-ci a des avantages évidents du strict point de vue économique. Si on unifie 4 sociétés, au lieu de 4 directeurs il n’y en aura qu’un seul, de même pour les 4 équipes de direction et les 4 voitures de fonction, il y a des possibilités d’économies dans la fusion des structures, dans ce qui est redondant. Par contre ce n’est un avantage qu’à court terme. A moyen terme et encore plus à long terme, la centralisation exagérée présente beaucoup d’inconvénients. La redondance et la superfluité sont la base de la concurrence. La concurrence intensifie, encourage la performance. Si les musées sont autonomes, les dirigeants vont essayer de trouver le moyen d’attirer les visiteurs, mais s’il n’y a qu’un centre, seul un directeur et ses collaborateurs travaillent sur le sujet.

La stimulation a un effet important sur l’innovation, non seulement dans la production mais également dans le fonctionnement : des solutions favorables aux clients, des innovations financières et de communication peuvent voir le jour, de nouvelles formes d’organisation peuvent prendre forme. L’absence de celles-ci constitue un désavantage à long terme. Il y a d’autres sortes de pertes : toute institution a sa propre tradition, que ce soit une école, un musée, un bureau ou même le service qui verse les pensions. Ce régime censé respecter les traditions fusionne tout dans un mélange indéfini. La centralisation met en danger l’autonomie des communautés locales, pourtant il est important que par exemple, dans une école, ce soit les enseignants, les parents et les élèves qui prennent des décisions concernant leurs affaires avec le conseil municipal. L’autonomie est une valeur non-monétaire. Enfin la diversité en-soi est aussi une valeur, le côté bigarré des choses fait partie des joies de la vie, face à l’uniformité et à la grisaille.

Cette centralisation galopante est-elle vraiment devenue l’instrument d’un pouvoir tyrannique ?

Pour un tyran c’est plus facile de tirer deux montures plutôt que mille. Une pyramide géante s’édifie : au sommet le dirigeant principal qui donne des ordres au niveau inférieur qui exécute ses volontés docilement ou bien, si cela lui plaît, il intervient directement et commande les petits et moyens dirigeants du niveau inférieur.

Il y a quelques années vous avez fait un portrait très sombre de l’état de l’économie et pourtant celle-ci ne s’est pas écroulée. Elle a réussi à se sortir de la crise, démentant par-là les prédictions de certains. Les principaux indicateurs se sont améliorés depuis. Vous ne pensez pas avoir été exagérément pessimiste ?

Cette critique n’est pas légitime car je n’ai jamais prédit l’effondrement. Je n’ai jamais pensé à cela. Qui plus est, j’ai eu de nombreux débats avec des collègues ou amis proches, je les ai mis en garde contre la croyance que le système allait s’écrouler soudainement. Dans l’histoire de l’économie politique, différentes théories de l’effondrement sont connues. Les marxistes ont prédit que le capitalisme s’effondrera mais ce n’est pas arrivé. Même en Union Soviétique, ce n’est pas l’économie qui s’est effondrée, elle a fonctionné jusqu’au dernier moment. Pour le moment, j’affirme que l’économie de la Hongrie est moyennement performante et qu’il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Elle reste en deçà de son potentiel. Le mot « potentiel » n’est pas un mot vide de sens : la capacité de croissance d’une économie est statistiquement mesurable. Si nous comparons la croissance de l’économie hongroise à celle des petits pays ayant les mêmes caractéristiques et produisant pour l’exportation, alors elle est très en retard par rapport à celle des meilleurs d’entre eux et ce retard ne diminuera pas à échéance de 30-40 ans. La propagande gouvernementale répète à l’envie que la Hongrie fonctionne mieux, mais mieux que quoi ? Mieux que si elle fonctionnait beaucoup plus mal. Je me critique moi-même cependant sur un point : il y a quatre ans j’ai exagéré l’importance de la croissance des rendements des obligations d’Etat, car alors c’était le seul moyen de convaincre les investisseurs d’en acheter. Depuis que la situation financière s’est stabilisée et qu’il y a de la croissance, le rendement des obligations s’est normalisé et j’avais attiré l’attention sur cela dans une note de bas de page.

Vous écrivez que si l’Etat se croit tout puissant alors la coexistence pacifique entre l’Etat et le marché devient presque impossible.

L’expression de « coexistence pacifique » est ironique ; au temps de la guerre froide, c’est ainsi qu’avait été dénommée la situation lourde de conflits qui n’allaient
pas jusqu’à la guerre. Le marché est un mot polysémique, il a de nombreux acteurs et parmi eux je mets en valeur l’entreprise et non pas les ménages. L’activité des entreprises ne peut être empêchée car elles achètent, produisent, vendent. J’ai connu une fois quelqu’un qui avait l’habitude dire qu’il n’y a pas de problème car les tramways circulent. Ils vendent des billets et les voyageurs montent dedans. Le problème est que dans l’ensemble des entreprises, certaines sont en bons termes avec le Fidesz, un cercle d’entreprises proches du Fidesz s’est formé et celles-ci jouissent de privilèges. En leur sein, il y a des oligarques que le régime a lui-même créés. Auparavant ils étaient insignifiants et ils deviennent de plus en plus gros. Il y a également d’anciennes sociétés qui partent avec de meilleures chances dans les appels d’offres, elles reçoivent des aides à l’investissement, des subventions, elles bénéficient de remises d’impôts et des règles de droit faites sur-mesure dissimulent tout cela. Parmi elles on trouve des Hongrois mais aussi des étrangers, à supposer qu’ils entretiennent de bons rapports avec le gouvernement. Par contre, il y a un autre groupe qui ne bénéficie pas de tels avantages : ceux qui ne sont pas dans les petits papiers du Fidesz sont rapidement désavantagés. Cette situation n’est pas saine. A moyen et long terme, il y de nombreuses choses préoccupantes dans l’économie et l’une d’entre elles, c’est le manque de concurrence saine.

La totalité du livre Diagnostic illustre le fait que le pouvoir pénètre de plus en plus profondément dans la société. Est-ce qu’il existe un point où l’emploi des moyens répressifs cesse et où le pouvoir est disposé à s’auto-limiter ?

Je suis réticent à faire des conjectures mais je ne veux pas me dérober devant la question. A mon avis le régime d’Orbán est préparé à plusieurs éventualités dont il soupèse les probabilités : l’une d’entre elles est que la société reste assez passive. Beaucoup d’articles pleins de colère paraissent, mais il n’y a pas de foule de 100 000 personnes qui descend dans la rue pour chasser le pouvoir, il n’y aura que de petites manifestations. Dans ce cas ce que fait le pouvoir en ce moment est suffisant : il maintient en éveil la sensation d’une menace existentielle. Beaucoup ne disent rien car ils craignent d’avoir des ennuis, d’autres pour qu’ils ne fassent pas de difficultés à l’institution ou à la société qu’ils dirigent. C’est le dilemme de tous les dirigeants d’établissement public, depuis les mairies jusqu’aux écoles. Si l’environnement social reste calme, pourquoi en rajouter sur la répression ? La deuxième éventualité est que la colère de la foule explose : la possibilité juridique permettant de s’en rendre maître est au point ; actuellement aussi il y a état d’urgence au titre de la protection contre l’immigration de masse. Tous les moyens sont là pour l’utilisation de la force armée. Si un doute émergeait que l’armée ou la police ne peut être engagée contre les révoltés, alors il y a les forces antiterroristes qui peuvent frapper n’importe quand, avec très peu de limites juridiques à leur action, les freins et contrepoids pouvant limiter leur intervention armée ne fonctionnant pas. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y en a pas eu besoin. Erdogan a pensé qu’il en avait besoin, Poutine également. Orbán peut à bon droit avoir l’impression qu’il n’en a pas besoin. Si tout va bien sans, alors pourquoi les utiliser ? Car il n’y a aucun plaisir à utiliser la force. Kádár aussi était bien content de parvenir à un stade où il n’était plus nécessaire d’utiliser de tels moyens, tout au plus contre des cercles restreints.

Dans l’ensemble du monde, l’âge d’or de la démocratie semble révolu. Il n’y a pas que la Hongrie qui prend un virage à 180 degrés. N’y a-t-il pas un retournement de tendance à l’échelle mondiale dans les systèmes politiques ?

Non, il faut regarder les faits. Il y a eu des élections en France et le nouveau président est un partisan engagé de la démocratie. En Allemagne, il se peut que Merkel se trouve dans une situation plus difficile qu’auparavant mais les élections se sont déroulées démocratiquement et la formation du nouveau gouvernement va aller à son terme dans un cadre démocratique. En Grande-Bretagne également c’est dans des conditions démocratiques qu’ils ont voté pour sortir de l’UE, ce que beaucoup, moi y compris, jugent dommageable. Depuis, un certain nombre a regretté d’avoir voter ainsi mais, la démocratie ne s’est pas trouvée en danger pour autant. Quant à Trump, il établirait peut-être un système autocratique s’il le pouvait – bien qu’il n’utiliserait pas ce concept selon ma définition – mais les freins et contrepoids sont entrés immédiatement en action. Je vois là-bas un changement de dimension mondiale dans le fait que les forces antidémocratiques se sont renforcées. Le poids relatif de ce genre de partis, mouvements ou milices s’accroît dans le spectre politique existant. Ceux-ci peuvent prendre le dessus à un moment qui leur serait favorable comme ce fut le cas dans l’Allemagne de Weimar, quand les nazis ont pris le pouvoir. En Russie, une variante dure d’autocratie fonctionnait déjà avant la crise financière mondiale, mais je n’appelle pas cela dictature car l’opposition et la presse critique n’ont pas été contraints à l’illégalité. Par contre la Chine est restée une dictature après la mort de Mao et elle s’est même durcie dans les dernières années. Le passage brutal à la dictature peut survenir dans l’un ou l’autre pays mais on ne peut pas appeler cela une tendance.

Vous formulez ainsi votre système de valeurs : « Je tiens à la démocratie même si elle apporte des résultats économiques plus modestes« . Face à cela, selon l’étude embrassant la région menée par la Banque Européenne pour le Développement et la Reconstruction, 70% des Hongrois supporteraient une limitation de leur liberté pour une croissance plus rapide. Vous ne pensez pas que ceci est complètement compréhensible quand on a un tel passé historique et quand on vit dans une pauvreté relative ?

Je comprends et cela m’attriste. L’étude concorde avec ce que nous percevons en permanence. C’est un phénomène bien connu. Brecht a écrit : « Quelle que soit celui qui parle et quel que soit ce dont il parle, c’est d’abord le ventre qui vient et seulement ensuite la morale« . Je ne soumets pas au vote mon système de valeurs qui a mûri pendant des décennies et avec quelque exagération lyrique : j’y resterai fidèle même si j’étais seul. Mais je ne suis pas seul. Si nous sommes une minorité, alors soyons une minorité. Il est possible de se rallier à des causes impopulaires, expliquer la valeur de la liberté. L’opposition intellectuelle aussi est importante. Il est triste qu’en Hongrie, peu de personnes ont médité sur le dilemme du ventre et de la morale. Qui plus est, il n’est pas question de sacrifier la liberté à une croissance explosive : la croissance est moyenne alors qu’ils ont enlevé un grand morceau de liberté.

Selon vous, la situation qui a pris forme est presque irréversible. Presque ? Y a-t-il un retour vers un système institutionnel qui garantit la possibilité de changer de pouvoir ?

Il faut prendre au sérieux le mot « presque ». Cela signifie que ce n’est pas probable, mais ce n’est pas non plus impossible. Par ailleurs, rien ne dure éternellement. Des systèmes mauvais et insupportables, haïs par beaucoup, méprisés par d’autres ont pris fin un jour ou l’autre. La question porte sur le délai de ce « un jour ou l’autre ». Il y a eu des dénouements catastrophiques où l’effondrement du système au pouvoir a débouché sur la guerre. En aucun cas je ne souhaite que nous nous séparions de lui à ce prix. Il est arrivé que ce soit une révolution sanglante qui change le pouvoir, mais je n’en vois pas les signes et je ne fais pas partie de ceux dont le cœur se met à battre en entendant « révolution sanglante ». Je préfère la transition pacifique et sa possibilité n’est pas exclue. En Espagne, le système franquiste impitoyable s’est adouci peu à peu et s’est transformé sans effusion de sang en démocratie institutionnalisée. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, j’aime rester réaliste. Quelque soit le système dans lequel nous vivons, des dilemmes moraux énormes émergent : comment devons-nous vivre, comment rester honorable, comment aider les autres, comment rendre plus légères nos conditions de vie… Ce n’est pas tout blanc ou tout noir : soit on réussit à changer le système, soit on ne réussit pas et dans ce dernier cas tout est égal. Bien au contraire. Si le régime existant promet d’être assez durable, alors se pose la question : comment vivre en démocrate et en personne honnête ?

Notes

Notes
1 Látlelet – Tanulmányok a magyar állapotokról, Kornai János, HVG Könyvek.
2 Dániel Berzsényi était un hobereau hongrois qui était également poète. Il a vécu de 1776 à 1836.
3 János Kornai : Centralization and the Capitalist Market Economy in Hungary (« Központosítás és kapitalista piacgazdaság ») , janvier 2012.
Zoltán Farkas

Journaliste

Après une longue carrière dans de nombreuses publications de gauche (Népszabadság, Népszava, Mozgó Világ), désormais contributeur régulier de l'hebdomadaire de centre-gauche HVG, spécialiste des questions économiques.

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