Son geste reste la protestation la plus radicale de l’histoire tchèque. Il y a cinquante ans, le 16 janvier 1969, Jan Palach, étudiant à Prague, s’immolait par le feu sur la place Venceslas. Son suicide, pensait-il, devait servir à sortir le peuple tchécoslovaque de la léthargie, cinq mois après l’écrasement du Printemps de Prague et le début de la répression soviétique.
(De notre correspondant à Prague) – Tout au long de cette année 2019, Tchèques, Slovaques et avec eux d’autres peuples en Europe centrale et de l’Est célèbreront –avec plus ou moins d’enthousiasme – le 30e anniversaire de la démocratie et de la liberté retrouvées. En 1989 en Tchécoslovaquie, la troisième semaine du mois de janvier avait marqué le point de départ d’une suite d’événements qui allaient aboutir, à la fin de l’année, à la chute du régime communiste. La répression violente par la police de la cérémonie de commémoration organisée le 16 janvier à l’occasion du 20e anniversaire de la mort de Jan Palach, avait enclenché une série de manifestations sur la place Venceslas, elles aussi brutalement réprimées.
Dès le premier jour, un certain Václav Havel, qui comptait alors parmi les leaders du mouvement dissident, avait été arrêté et emprisonné pour avoir voulu déposer une gerbe de fleurs au pied du monument dédié au martyr. Puis, durant sept jours très vite entrés dans l’histoire, la « Semaine Palach », des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour exprimer leur ras-le-bol et leur soif de changements. La force de leur opposition avait alors surpris jusque dans les rangs des dirigeants communistes en poste. Les premiers effluves d’un parfum de révolution flottaient déjà dans l’air, même si bien peu nombreux étaient encore ceux à imaginer la vitesse à laquelle ceux-ci allaient se répandre.
C’est sans doute l’expression de cette colère que Jan Palach aurait voulu voir s’exprimer deux décennies plus tôt. Mais en ce 16 janvier 1969, l’atmosphère qui régnait à Prague ressemblait davantage à un mélange suintant de désespoir, de désillusion et d’abdication. Le temps y était aussi maussade que celui qui y règne cinquante ans plus tard : pas de neige, des températures qui oscillaient autour de 0 °C et une grisaille telle qu’elle empêchait les rayons du soleil de percer l’épaisse couche de nuages. Les journaux s’inquiétaient de la pénurie de pommes dans les commerces ou de charbon dans les écoles et s’émerveillaient du succès des grandes manœuvres des cosmonautes soviétiques dans l’espace.
Au Château de Prague, la direction du Parti communiste (KSČ) s’était réunie le matin pour débattre de la nouvelle amélioration des conditions de vie dans le monde socialiste, tandis qu’en première page du quotidien Rudé právo, l’organe central du parti, le chef du gouvernement Oldřich Černík rassurait ses concitoyens en affirmant que le silence des médias relatif à la présence des armées des pays du Pacte de Varsovie qui avaient envahi la Tchécoslovaquie un peu moins de cinq mois plus tôt, répondait à la réalité. « La situation s’est calmée », prétendait-il.
Calme, la situation ne l’était toutefois qu’en apparence. Ce « retour à la normale » instauré dans le cadre de la reprise en main des affaires politiques et économiques imposée par la ligne conservatrice du KSČ, allait voler en éclats quelques heures plus tard, lorsqu’en début d’après-midi, un étudiant de 20 ans en histoire et en économie politique de l’Université Charles s’arrêtait au niveau de la fontaine du Musée national qui domine la place Venceslas, retirait son manteau, déversait sur lui les deux bidons d’essence qu’il avait rempli quelques minutes plus tôt, puis, la main tremblante (selon le biopic de Robert Sedláček sorti dans les salles tchèques en août dernier pour le 50e anniversaire de l’écrasement du Printemps de Prague), grattait une allumette et s’immolait. Etonnamment serein et lucide sur son lit d’hôpital selon les témoins malgré l’insoutenable douleur, Jan Palach succomberait à ses blessures trois jours plus tard.
« Aujourd’hui, vers 15 heures, un étudiant en philosophie de 20 ans, J. P., s’est grièvement brûlé sur la place Venceslas. […] Le motif de son geste est inconnu ». Ainsi commentait la Radio Tchécoslovaque.
Un réveil silencieux
Veillé par sa mère et objet de visites notamment de journalistes durant ces trois jours, Jan Palach a consacré le peu d’énergie qui lui restait alors à diffuser son message et à s’intéresser au rapide et grand retentissement de son geste au sein de la société et à l’étranger. Dans sa sacoche laissée à l’endroit de son sacrifice, il avait placé une lettre expliquant les motifs de son geste et ses revendications, parmi lesquelles l’abolition de la censure. Un enregistrement sonore et vidéo, sur lequel on l’entend échanger dans une infinie douleur avec une psychiatre, témoigne de sa force intérieure et de celle de ses convictions.
Car aussi désespéré était-il, le geste de Jan Palach – qui se serait inspiré du moine bouddhiste vietnamien Thich Quang Duc dont les photos de l’auto-immolation dans le centre de Saigon en avril 1963 pour protester contre le pouvoir autoritaire catholique en place dans le Sud-Vietnam avaient fait le tour du monde – n’était pas celui d’un désespéré. C’était une « action », comme il l’a lui-même qualifié, longuement pensée et préparée. Une protestation d’abord politique dont la violence visait à extraire la société de sa léthargie. Une léthargie dans laquelle elle avait sombré après l’invasion commandée par Moscou, dans la nuit du 20 au 21 août précédent, pour écraser militairement les réformes entreprises en 1968 sous la direction d’Alexander Dubček pour instaurer un « socialisme à visage humain ».
Et s’il a finalement échoué dans sa quête, le régime de « Normalisation » continuant de se durcir par la suite jusqu’à son effondrement en 1989, Jan Palach a néanmoins réveillé et secoué, le temps de quelques jours, les consciences. Le 20 janvier 1969, le lendemain de sa mort, des dizaines de milliers de personnes ont ainsi participé, bouleversées, au cortège funéraire organisé dans le centre de Prague, depuis la place Venceslas jusqu’à la place qui porte aujourd’hui son nom, située devant le bâtiment historique de la Faculté des lettres de l’Université Charles, là où il étudiait. Cette grande marche avait alors pris la forme d’une manifestation en silence contre l’occupation du pays.
« Ne combattre que le mal auquel on peut faire face »
« Aujourd’hui, vers 15 heures, un étudiant en philosophie de 20 ans, J. P., s’est grièvement brûlé sur la place Venceslas. Un employé de la société des Transports en commun a tenté d’éteindre le feu sur le corps du jeune homme et les services d’urgence l’ont emmené à l’hôpital. Le motif de son geste est inconnu », a donc annoncé très laconiquement la Radio tchécoslovaque le 16 janvier 1969, sans s’étendre davantage sur le sujet. Très vite cependant, il s’est avéré que Jan Palach n’avait pas agi tout à fait seul et qu’il faisait initialement partie d’un petit groupe d’étudiants qui, tous, avaient décidé de s’auto-immoler successivement pour exprimer leur opposition au régime et faire réagir la nation. Il devait ainsi y avoir une torche numéro un, suivie d’une torche numéro deux, puis trois…
Conformément à un tirage au sort qui avait été effectué préalablement au sein du groupe, Jan Palach était ainsi devenu la « Torche n° 1 » et avait respecté l’ordre convenu. Mais avant de mourir, il a imploré les autres membres du groupe de renoncer à leur entreprise collective. « On ne doit pas présumer de soi-même. On ne doit combattre que le mal auquel on peut faire face », a-t-il confié sur son lit d’hôpital. Et s’il y a eu encore malgré tout plusieurs autres torches ailleurs en Tchécoslovaquie dans les jours et semaines qui ont suivi jusqu’en avril 1969, notamment celle restée la plus connue de Jan Zajíc, lui aussi sur la place Venceslas, respectivement le 25 février, elles ne se réclamaient pas du projet collectif autour de Jan Palach, uniquement de son message. La plaque à la mémoire commune des deux martyrs, Palach et Zajíc, qu’un grand nombre de Tchèques, toujours émus, honoreront ce mercredi sur la place Venceslas, le rappelle. Comme l’unique inscription qui figure sur cette plaque : « Aux victimes du communisme »…
Photos : Miroslav Hucek, Miloň Novotný / Projet multimédia de l’Université Charles de Prague.