Ján Kuciak, journaliste slovaque assassiné pour ses enquêtes

L’assassinat très probablement commandité du jeune journaliste Ján Kuciak en Slovaquie s’est produit dans un climat régional délétère, relate notre correspondant basé à Prague, Guillaume Narguet. Un climat dans lequel politiciens et hommes d’affaires peuvent menacer en toute impunité les journalistes, ces « sales prostituées anti-slovaques », comme les avaient appelés le premier ministre Robert Fico…

Prague (correspondance) – Même Vladimir Poutine, ne serait-ce qu’en public, ne s’est sans doute encore jamais permis d’aller aussi loin dans l’expression de son mépris et de son dédain de la gent journalistique. En mai dernier à Pékin, au moment d’entrer dans la salle pleine où se devait se tenir la conférence de presse qui suivait une rencontre avec son homologue russe, le président tchèque Miloš Zeman avait déclaré en russe et à voix suffisamment haute pour que l’assistance l’entende distinctement : « Il y a bien trop de journalistes, il faudrait les liquider ». Ce à quoi le chef du Kremlin, certes bien au fait de la chose mais moins gros sabots et plus fin diplomate que son fidèle partisan tchèque, avait répondu qu’il n’était « pas nécessaire de les liquider, mais qu’il était possible de réduire leur nombre ». Quelques mois plus tard, à la veille de la tenue des élections législatives, le même Miloš Zeman, en visite cette fois dans la région de Plzeň (dans l’ouest de la République tchèque), s’était vu offrir par ses hôtes en signe de bienvenue une kalachnikov factice dont le chargeur était formé par une bouteille de Becherovka* et sur la crosse de laquelle était apparue l’inscription « pour les journalistes » lorsqu’il avait pointé l’instrument en direction de l’assistance.

Ces deux « faits d’armes » du chef de l’Etat sont révélateurs de l’état d’esprit qui règne dans certains cercles politiques en République tchèque et plus généralement dans un grand nombre de pays d’Europe centrale et de l’Est. Ils ont été rappelés par certains médias pragois lundi suite à la publication dans la matinée par le quotidien de Bratislava Denník N de l’information selon laquelle Ján Kuciak, un jeune journaliste slovaque du site Aktuality.sk qui s’était spécialisé dans le traitement des affaires de fraude fiscale, a été assassiné en fin de semaine dernière à son domicile de Veľká Mača, située dans la région de Trnava (dans l’ouest de la Slovaquie). Une information que le président Zeman a été un des rares politiques des deux côtés de la frontière tchéco-slovaque à ne pas commenter.

Les journalistes ? Des « sales prostituées anti-slovaques »

La gravité des faits a pourtant entraîné de multiples réactions un peu partout en Europe, majoritairement d’indignation mêlée à la stupeur. Comment donc a-t-on pu en arriver à un tel crime en Slovaquie, un pays où, certes, le Premier ministre Robert Fico a déjà qualifié les journalistes – entre autres noms d’oiseaux – de « sales prostituées anti-slovaques » mais qui, malgré un recul de cinq rangs, figurait encore à une somme toute honorable dix-septième place au classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières en 2017 (le meilleur classement des anciens pays ayant appartenu à la sphère soviétique) ? Pourquoi donc Ján Kuciak, à seulement 27 ans, et sa compagne Martina ont-ils été tués de la sorte, si froidement, respectivement d’une balle dans la poitrine et d’une autre dans la tête ?

Première « liquidation » d’un journaliste en Slovaquie

Si les attaques contre les journalistes et les « disparitions » de ces derniers, généralement considérés comme des ennemis de l’Etat, sont monnaie courante en Russie depuis quelques années déjà, elles ne le sont pas en Slovaquie. Jamais encore le pays – pourtant pas épargné lui non plus par les scandales de corruption jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat depuis son indépendance en 1993 – n’avait été confronté à un fait divers semblable à la « liquidation », entre jeudi et dimanche derniers, de l’empêcheur de tourner en rond qu’était Ján Kuciak. « Permettez-moi de condamner résolument ce crime parce que, même si nous sommes régulièrement confrontés à diverses formes de criminalité grave, jamais encore en Slovaquie nous n’avions été les témoins d’une attaque visant un journaliste très probablement pour un motif en lien avec son travail d’investigation », a d’ailleurs reconnu le président de la police slovaque lors d’une conférence de presse lundi après-midi, après la découverte des corps dans la soirée de dimanche, avant d’ajouter que des mesures seraient prises très prochainement pour protéger les autres journalistes eux aussi cibles potentielles.

Cette annonce, si elle ressemble à une évidence dans le contexte des dernières heures, n’était pas anodine. A l’automne dernier, sur son compte Facebook, Ján Kuciak avait constaté et regretté que, quarante-quatre jours après avoir porté plainte contre Marian Kočner, un ancien candidat à la mairie de la capitale Bratislava, en raison de menaces proférées par ce dernier, aucune enquête n’avait encore été ouverte, faute d’intérêt de la police pour l’affaire.

L’emmerdeur public

Membre de l’équipe d’investigation du site, Ján Kuciak avait commencé à travailler pour Aktuality.sk en 2015. Sa première série de textes avait concerné les connexions slovaques qui existaient dans un vaste scandale de corruption et de détournement de fonds concernant Ukrspecexport, la société publique qui avait le monopole des ventes d’armes et d’équipements militaires en Ukraine, pays voisin de la Slovaquie.

Plus tard, il s’était intéressé également à d’importants marchés publics informatiques, plus spécialement d’Anext, une société dans laquelle un ancien ministre membre du parti Direction – Social-démocratie (Smer-SD) du Premier ministre Robert Fico tirait les ficelles. Ján Kuciak avait alors décrit comment Anext avait fait son beurre au ministère de l’Education, à l’Office de la statistique ou encore dans la Société des chemins de fer. Le nom du ministre en question était apparu dans d’autres articles relatifs à la transformation de la station de ski de Donovaly (dans la région de Banská Bystrica, dans le nord-ouest de la Slovaquie) en un lieu privilégié de rencontres entre politiques, parmi lesquels quelques hauts responsables du Smer-SD, et influents businessmen du pays.

Toutefois, c’est un autre homme d’affaires, déjà évoqué ci-précédemment, qui, ces derniers mois, avait fait l’objet d’une attention toute particulière du journaliste. Sur les cinq-deux articles qu’il avait signés depuis le début de l’année 2017, près de la moitié avaient été consacrés aux activités et pratiques supposées mafieuses de Marian Kočner. « Nous allons commencer à nous consacrer plus spécialement à vous, à votre personne, à votre mère, à votre père et à vos frères et sœurs », avait fait savoir l’été dernier Kočner à Ján Kuciak, quand ce dernier l’avait interrogé sur les conditions de la vente d’un appartement lui appartenant dans un complexe de luxe de Bratislava. Et lorsqu’un collègue de Ján Kuciak avait demandé au ministre de l’Intérieur, Robert Kaliňák, ce que lui inspiraient ces menaces, celui-ci, lui-même la cible l’année dernière de manifestations anti-corruption à travers le pays et objet de graves accusations de fraude fiscale, s’en était pris à la rédaction d’Aktuality.sk en déclarant que son travail se limitait à « chercher la merde ».

Les tentacules de la mafia italienne ?

Dans une interview accordée à Denník N, Tom Nicholson, un journaliste d’investigation canadien indépendant qui vit à Bratislava depuis la fin des années 1990 et qui est par conséquent très au fait des mœurs dans les milieux politique et des affaires en Slovaquie, a indiqué que l’affaire pourrait être à rattacher aux activités de la mafia italienne dans l’est du pays. Selon lui, Ján Kuciak, avec qui il était en contact la semaine dernière encore, travaillait sur des détournements de fonds européens précisément par cette mafia italienne. Par ailleurs, Tom Nicholson a souligné que les gangsters slovaques n’avaient encore jamais tué personne, et encore moins un journaliste, ces vingt-cinq dernières années.

Quelles que soient les pistes qui seront suivies dans l’enquête ouverte par la police, Robert Fico et Robert Kaliňák ont, lundi, d’abord exprimé leur tristesse après l’annonce de l’assassinat du journaliste. Les deux hommes ont ensuite interrompu leur programme de travail pour se consacrer à la mise en place d’une équipe spéciale chargée de faire la lumière sur un crime qui non seulement remet en cause la liberté d’expression et de la presse en Slovaquie mais rappelle aussi que même si les affaires de corruption, fraudes et autres détournements sortent régulièrement dans les médias, aucun élu n’a jamais réellement craint, dans les faits, d’être un jour jeté en prison.

*Liqueur tchèque traditionnelle obtenue par macération d’une vingtaine d’herbes et d’épices, la boisson est très appréciée, même s’il prétend ne plus en boire, du président Miloš Zeman.   

Guillaume Narguet

Journaliste

Membre de la rédaction de l'édition francophone de Radio Prague

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.