James Krapfl : « Dans le bloc de l’Est, seuls les Tchécoslovaques ont fait une révolution complète »

Dans un entretien avec Le Courrier d’Europe centrale, l’historien états-unien James Krapfl explique que la Tchécoslovaquie a connu une véritable révolution en 1989 et pas seulement un « changement de régime ». Il rappelle aussi que son objectif initial n’était pas l’adoption du capitalisme, mais un renouveau démocratique, qui inspire aujourd’hui des mouvements contre les pouvoirs actuels.

Le 17 novembre 1989 ne fut que le début d’une véritable révolution en Tchécoslovaquie, un pays qui a connu une effervescence démocratique sans précédent au cours des mois et des années qui ont suivi, pendant lesquelles le parlement, les municipalités, les universités, les administrations et les usines ont fait l’expérience de la démocratie citoyenne. Ce n’était pas une chute, mais bien une révolution, nous explique l’historien états-unien James Krapfl, professeur à l’Université McGill de Montréal.

James Krapfl s’est penché sur les pamphlets et déclarations diffusés aux quatre coins du pays entre 1989 et 1992 dans son livre « La révolution à visage humain », paru en slovaque en 2009 et en anglais en 2013 (« Revolution with a Human Face »). Selon lui, la Tchécoslovaquie représente un cas unique, puisque ce sont les citoyens qui ont pris le contrôle, alors que les autres pays ont plutôt connu un transfert de pouvoir négocié. Il nous parle de ses conclusions et nous explique en quoi les jeunes Slovaques semblent être ceux qui ont le mieux appris de la révolution de 1989.

Le Courrier d’Europe centrale : Vous avez décidé de vous intéresser aux citoyens moyens plutôt qu’à leurs meneurs politiques. Pourquoi ce choix ?

James Krapfl : La démocratie ne peut exister sans la participation du demos, c’est-à-dire des citoyens. Un des mythes sur les révolutions [de 1989] est que le communisme s’est écroulé, que le mur est tombé et que la démocratie s’est engouffrée dans la brèche comme de l’eau. Ces notions si simplistes du « changement de régime » ont par la suite rendu possibles des désastres telle que la Guerre d’Irak de 2003. Le moment crucial d’une révolution n’est pas la défaite de l’ancien régime, mais plutôt la création d’un nouveau. Pour que ce nouveau régime soit démocratique, les citoyens doivent participer activement à sa création, puisqu’une forme de gouvernance démocratique dans un État moderne ne requiert pas seulement des parlements et présidents élus, mais aussi des maires et toute une série de fonctionnaires municipaux. Cela nécessite l’engagement des citoyens au niveau local pour que les élus sachent ce que les citoyens veulent et qu’ils agissent en conséquence.

Une autre des particularités de votre livre, « La révolution à visage humain », est que vous avez décidé d’utiliser comme sources principales des pamphlets et autres déclarations écrites par les collectifs locaux. Quel était le rôle de ces « médias » pendant les événements et qu’est-ce que leur étude nous révèle ?

L’un des nombreux noms donnés à la révolution tchécoslovaque à ses débuts était la « Révolution conversationnelle ». Comme l’observait un journaliste slovaque, « soudain nous voulions nous rassembler aussi souvent que possible, écouter autant que possible, et parler autant que possible ». Une partie de la conversation incluait des pamphlets, souvent une simple feuille de papier tapée à la machine, que les étudiants et les militants citoyens collaient sur les murs et les vitrines partout dans le pays, en plus des bulletins et des proclamations que les collectifs adoptaient dans chaque lieu de travail pour exprimer les raisons qui les poussaient à se joindre à la grève et pour articuler leurs espoirs pour le futur. Ces archives peuvent être utilisées comme les cahiers de doléances de la Révolution française de 1789 pour dresser une carte de ce que les citoyens de par le pays envisageaient comme « société nouvelle », comme on la saluait à l’époque.

« Seules la Tchécoslovaquie et l’Allemagne de l’Est ont vécu des révolutions complètes en 1989 ».

Vous présentez l’argument selon lequel la Tchécoslovaquie a représenté un cas unique dans le Bloc de l’Est en ce que le 17 novembre 1989 a été le début d’un processus plutôt ouvert alors que les autres transformations dans la région n’ont pas offert de possibilités aussi larges. Qu’est-ce qui fut si spécial en Tchécoslovaquie ?

Selon l’historien et sociologue Charles Tilly, une révolution complète demande une « situation révolutionnaire », quand des groupes rivaux ont des revendications incompatibles en matière de souveraineté, et un « résultat révolutionnaire », quand la souveraineté a été en effet transférée. Selon cette théorie, seules la Tchécoslovaquie et l’Allemagne de l’Est ont vécu des révolutions complètes en 1989. En Pologne, en Hongrie et en Bulgarie, même s’il y a eu des résultats révolutionnaires, le transfert de la souveraineté du Parti aux citoyens a eu lieu sans que les citoyens n’aient le temps de se constituer eux-mêmes en tant que pouvoir souverain indépendant. Cela s’est passé en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l’Est et en Roumanie. Bien que dans ce dernier pays, le résultat révolutionnaire est discutable étant donné que le même parti est resté au pouvoir sous un autre nom. En Allemagne de l’Est, la perspective d’une réunification avec l’Allemagne de l’Ouest a effectivement dicté le cours de la révolution à partir de décembre 1989, ce qui a fait que les citoyens d’Allemagne de l’Est n’étaient plus les auteurs de leur histoire ; ils ont en fait invité leurs concitoyens de l’Ouest à co-écrire leur histoire. Les Tchécoslovaques ont donc été les seuls à vivre une révolution complète, dont le destin était d’abord et avant tout dans leurs propres mains.

« Selon des sondages de novembre et décembre 1989, seuls 3 % des gens voulaient réintroduire le capitalisme. »

Dans votre analyse, vous soulignez que le message principal de la Révolution de velours était idéaliste, et pas axée sur la chute du socialisme. Comment est-ce que ces idéaux se sont perdus au cours de la révolution ? Comment l’approche pragmatique et capitaliste de Václav Klaus (président du gouvernement de 1993 à 1997 et président de la République de 2003 à 2013) a-t-elle triomphé ?

Au début, le but principal de la révolution était de changer les relations humaines, incluant la façon dont les gens étaient représentés politiquement. Quand ils parlaient d’économie, les gens présumaient que le système actuel continuerait, mais avec une gestion des lieux de travail plus démocratique et peut-être aussi quelques mécanismes basés sur une économie de marché, tel que proposé pendant le Printemps de Prague de 1968. Selon des sondages de novembre et décembre 1989, seuls 3 % des gens voulaient réintroduire le capitalisme. Les raisons pour laquelle l’approche néolibérale de Klaus a triomphé un an après sont multiples, mais l’une d’entre elles était l’émergence de conflits sur les lieux de travail après janvier 1990, quand les directions ont commencé à résister aux droits légaux des employés de renvoyer leurs directeurs et d’en élire de nouveaux. Les dirigeants des mouvements citoyens, le Forum civique [surtout en Tchéquie] et le Public contre la violence [en Slovaquie], ont appelé les citoyens à arrêter de changer leurs administrateurs au travail et, même si tous n’ont pas écouté, cela a eu l’effet de laisser la nomenklatura consolider ses positions de pouvoir dans la sphère économique.

De nouvelles lois votées en 1990 ont légalisé le chômage, et ceux qui étaient les plus bruyants dans leur opposition à la corruption ont souvent été les premiers à être licenciés. Quand Klaus a dévoilé ses plans de privatisations en septembre 1990, nombre de ses partisans disaient que les privatisations allaient briser le pouvoir économique de la nomenklatura sur les lieux de travail. Ils ont aussi affirmé que le marché libre mettrait en faillite les corrompus. Comme les gens étaient frustrés par la corruption de la nomenklatura, beaucoup ont cru que ces mesures pourraient résoudre le problème. Ceux qui proposaient des politiques néolibérales étaient très bruyants et persuasifs, alors que les partisans d’un socialisme modifié étaient moins unis et leurs idées étaient discréditées par le fait que le Parti communiste, qui avait créé la nomenklatura, se posait en seul espoir d’une préservation du socialisme.

« Les partisans des mouvements civiques actuels ont du respect pour les idéaux et l’expérience de la Révolution de novembre. »

Vous analysez les événements de 1989-1992 en utilisant la théorie de la narration, en observant la façon dont des approches romantique, comique, tragique et ironique se sont faites concurrence et se sont succédées les unes aux autres pendant les mois et les années révolutionnaires. Quel est le discours dominant aujourd’hui en Tchéquie et en Slovaquie, trente ans après le début des événements ?

Je suis à Bratislava en ce moment (le 16 novembre) et je serai à Prague demain pour étudier la question. Les études sociologiques montrent que la majorité des Tchèques et des Slovaques voient la révolution comme un développement positif dans leur vie et dans l’histoire de leurs nations, mais qu’une importante minorité est plus ambivalente, voire en désaccord. En tout cas, la révolution est perçue comme un phénomène historique, et non pas comme un événement dont on débat encore des retombées, contrairement à il y a dix ans. Cela veut dire que chaque individu peut se raconter l’histoire de la révolution de façon différente, en décidant du début et de la fin de l’histoire. Ces derniers jours, j’ai par exemple entendu des Slovaques présenter la défaite électorale de Vladimír Mečiar en 1998 comme la fin du processus commencé en 1989, dans une sorte de narration romantique. En revanche, les histoires qui finissent en 1992, quand la Fédération tchéco-slovaque a été divisée de façon non-démocratique, ont plutôt tendances à être de l’ordre du tragique. Ce qu’on voit nettement chez les partisans des mouvements civiques actuels tels que « Un million d’instants pour la démocratie » [en Tchéquie] et « Pour une Slovaquie intègre », c’est du respect pour les idéaux et l’expérience de la Révolution de novembre, alors que les politiciens qu’ils visent, comme le premier ministre tchèque Andrej Babiš ou le fasciste slovaque Marián Kotleba, préfèrent ignorer la révolution.

Un nombre croissant de Tchèques et de Slovaques n’ont pas fait l’expérience de la Révolution de velours. Voyez-vous des changements fondamentaux dans la façon dont la révolution est perçue de nos jours, par rapport à il y a dix ou vingt ans ?

J’ai pu percevoir un appauvrissement de la mémoire collective, surtout parmi ceux qui sont trop jeunes pour l’avoir vécue personnellement. L’image qu’ils ont de la révolution se limite souvent à des clichés. Une partie du problème vient du fait que les écoles n’enseignent pas très bien l’histoire contemporaine d’après la Seconde Guerre mondiale et que sa connaissance repose donc sur le souvenir familial ou les médias. Il y a des instituts et des associations qui ont développé des curricula pour tenter d’instruire les jeunes, mais ils ont tendance à se concentrer sur les crimes du communisme, réduisant la révolution à une simple ligne de démarcation entre le passé communiste et le système qui a suivi, vidant la révolution elle-même de tous ses aléas et ses drames, pour ne laisser que quelques clichés. La situation est meilleure en Slovaquie, où les citoyens se sont mobilisés en de nombreuses occasions depuis 1989 pour intervenir dans l’histoire politique du pays – en 1998 [NDLR : contre Vladimir Mečiar] puis en 2018 [NDLR : contre Robert Fico] – mais c’est assez frappant en Tchéquie.

Il est intéressant de noter que votre ouvrage a d’abord été publié en slovaque en 2009, avant l’anglais, en 2013, puis en tchèque en 2016. Quelle a été la réception de votre livre dans chacun de ces pays ?

Je voulais publier mon ouvrage à l’occasion du vingtième anniversaire en tchèque ou en slovaque, en partie parce que je savais qu’il aurait plus d’impact et en partie pour avoir des commentaires que seules les personnes qui ont vécu les événements en question pouvaient fournir. J’avais deux éditeurs en vue, l’un à Bratislava et l’autre à Prague, mais celui de Bratislava m’offrait des conditions convenant mieux à mon manque de temps. J’étais aussi plus enclin à publier en slovaque qu’en tchèque, car il existait déjà quelques bonnes études historiques en tchèque, mais aucune en slovaque. J’ai révisé mon texte anglais grâce aux commentaires suivant la publication en slovaque. La publication en tchèque a été malheureuse, car je n’ai pas approuvé la traduction et l’éditeur tchèque l’a publiée malgré mes fortes objections. J’ai porté plainte, mais j’attends toujours que les tribunaux se penchent sur l’affaire. Les critiques des éditions slovaque et anglaise étaient unanimement positives ; l’édition anglaise a remporté quelques prix et l’édition slovaque a enrichi le discours public et inspiré les historiens à se poser de nouvelles questions sur la révolution. Malheureusement, la mauvaise traduction en tchèque a donné lieu à de sérieux malentendus.

Est-ce que votre livre a réussi à changer les tendances historiographiques sur la Révolution de velours ? Comment décririez-vous l’état de la recherche académique sur cet événement en Tchéquie, en Slovaquie, et ailleurs ?

La plupart de la recherche menée en ce moment se penche sur des acteurs révolutionnaires qui n’étaient pas bien représentés dans les publications datant d’avant 2009. Lors de conférences dans les deux dernières semaines à Prague et Bratislava, j’ai entendu parler de nouvelles recherches sur le rôle des femmes pendant la révolution, sur le mouvement étudiant à Bratislava, sur les efforts ouvriers pour établir une démocratie sur les lieux de travail en 1990, et sur les députés souvent méconnus de l’Assemblée fédérale de 1989-1992. Cette semaine, une toute nouvelle étude a été publiée sur les lettres que les citoyens envoyaient à l’Académie des sciences slovaque en 1989-1990, confirmant et précisant les conclusions auxquelles je parviens dans mon livre. Je dirais que l’état de la recherche devient robuste et je me réjouis à l’idée d’une autre décennie de nouvelles recherches provocatrices et de débats stimulants. Malheureusement, cette curiosité reste cantonnée à la Tchéquie et à la Slovaquie et je n’ai pas connaissance de quelconque nouvelle recherche entreprise par des chercheurs étrangers.

« Les étudiants tchécoslovaques de 1989 se sont déplacés dans tout le pays pour s’adresser aux citoyens. […] Pour une Slovaquie intègre fait la même chose et je crois que cela a joué un rôle dans l’élection de Zuzana Čaputová. »

Au cours des deux dernières années, la Slovaquie a connu les plus grandes manifestations depuis 1989 (après le meurtre du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée), tout comme en Tchéquie contre le premier ministre Andrej Babiš. Elles ont fait un usage abondant du répertoire révolutionnaire d’il y a trente ans. Est-ce que les deux pays sont encore aux prises avec la Révolution de velours, ou bien est-ce tout simplement un répertoire daté pour de nouveaux problèmes ?

Je pense qu’il s’agit d’un répertoire établi qui est invoqué en réponse à des problèmes nouveaux. Une génération n’ayant pas vécu la Révolution de 1989 se trouve au premier plan des mouvements actuels ; c’est une sorte de ‘test’ pour voir ce qu’ils en ont retenu. En 1989, les étudiants qui étaient aussi à la manœuvre ont mobilisé des techniques de mobilisation citoyenne qu’ils avaient apprises lors de leurs cours de Marxisme-Léninisme ou que leurs parents leur avaient enseignées, eux qui avaient participé à la mobilisation citoyenne après l’invasion du Pacte de Varsovie en août 1968. La Révolution de 1989, en d’autres mots, a mobilisé des répertoires du passé, mais l’interaction sociale était si intense et a duré si longtemps qu’une grande variété de nouvelles techniques a été inventée. Il est significatif que les Tchèques et les Slovaques puissent facilement invoquer cette culture de mobilisation. Leurs voisins en Hongrie, par exemple, doivent plutôt regarder en arrière vers 1956 pour trouver un exemple comparable, mais c’était il y a longtemps, et le répertoire de cette révolution n’est plus applicable aux circonstances actuelles.

Voyez-vous de forts parallèles entre les mouvements de 1989 (le Forum civique et le Public contre la violence) et ceux d’aujourd’hui (Pour une Slovaquie intègre et Un million d’instants pour la démocratie) ?

Je vois un parallèle solide entre « Za slušné Slovensko » (ZSS, Pour une Slovaquie intègre, lire notre entretien avec ses fondateurs) et le mouvement étudiant de 1989. Les étudiants tchécoslovaques de 1989 se sont déplacés dans tout le pays pour s’adresser aux citoyens, discuter de leurs problèmes et expliquer comment la participation au mouvement révolutionnaire pouvait ouvrir une nouvelle voie et solutionner leurs problèmes. Ils n’ont pas seulement réclamé un changement de dirigeants politiques, ils ont tenté de changer la culture politique et ils y sont parvenu. Les militants de ZSS font la même chose et je crois que ce travail a joué un rôle dans l’élection de Zuzana Čaputová à la présidence slovaque l’année dernière. Ils ont eu l’exigence de ne pas appuyer sur un quelconque homme ou parti politique, pour encourager les citoyens à s’exprimer. Le mouvement a aussi convoqué des assemblées citoyennes qui ne se contentaient pas de protester, mais qui offraient aussi un forum pour que les gens réaffirment leurs idéaux et créent un sentiment de communauté. Selon ce que je peux voir, le ‘Million d’instants pour la démocratie’ en Tchéquie ne dispose pas d’un tel réseau de bénévoles pour accomplir ce travail de fourmi pour tenter de changer la culture politique, et leurs rassemblements semblent plutôt axées sur la protestation et la demande de démissions. Les Slovaques semblent donc avoir, mieux que les Tchèques, conservé la mémoire de la révolution et de ses techniques.

Propos rapportés par André Kapsas.

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Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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