Ronan Hervouet : « J’ai voulu comprendre, de l’intérieur, le soutien des campagnes du Bélarus au régime »

Souvent présentées comme des soutiens sûrs et traditionnels du régime de Loukachenko, les populations des campagnes bélarusses n’en restent pas moins méconnues. Le sociologue Ronan Hervouet, a passé plusieurs années au Bélarus, à rencontrer, interroger et vivre avec ces habitants des campagnes. Entretien réalisé par Gwendal Piégais.

Ronan Hervouet est maître de conférences (HDR) à la faculté de sociologie de l’université de Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim. Il est l’auteur de Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie (Belin, 2009), co-auteur d’une Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours (La Découverte, 2017) avec C.-H. Cuin et F. Gresle.

Votre livre Le goût des tyrans, nous fait pénétrer dans le monde rural de ce qu’on présente souvent comme la dernière dictature d’Europe, le Bélarus. À vous lire, ce qu’on se dit c’est qu’on saisit bien peu de choses de ce qu’est une dictature ou une tyrannie si on ne la comprend que comme de la violence policière brute et verticale exercée sur ces sujets…

Comme sociologue, la question que je me pose est la suivante : comment vit-on au sein d’un régime autoritaire ? Et surtout, comment ces formes de vie peuvent-elles participer à la perpétuation de ce régime autoritaire ? Ces régimes sont souvent vus, par la science politique notamment, de manière très verticale : on s’intéresse à ce qui les fait perdurer en considérant que ce sont principalement la violence, la répression, la propagande d’état et des formes de clientélisme ou de populisme qui leur permettent de tenir. On présente aussi souvent l’état des choses comme un contrat social : on échange la liberté contre le pain.

Ce sont des ressorts qui sont réels et intéressants à étudier, mais ayant vécu dans ce régime à la fois post-soviétique et néo-soviétique, je m’intéressais au quotidien. Je me demandais comment la société tenait et je me suis d’abord tourné vers un objet particulier, les potagers des citadins. Cela a donné lieu à la publication de Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie (2009). Dans cette enquête, l’horizon politique pouvait sembler assez lointain, mais il était quand même présent. On était dans les années 90, l’ex-URSS était dans une situation matérielle critique. Et il était courant de dire que les gens vivaient par « la débrouille ». On entendait souvent « en Russie, c’est le chaos, mais ils se débrouillent ». Je me demandais : comment fait-on quand le salaire n’est pas versé pendant trois mois ?

« L’idée qu’il y avait un soutien culturel de ce monde des campagnes au régime était un argument qui, en tant que sociologue, ne pouvait pas me satisfaire. »

Ma question était celle-là, mais il y avait tout de même un horizon politique : celui de la dignité personnelle. À travers la débrouille, que ce soit celle des potagers, ou celle inscrite dans d’autres pratiques, les gens retrouvaient une forme de dignité. Et quand il y a un sens de sa propre dignité, il peut y avoir un rapport au politique qui peut surgir et des formes de contestation, de distanciation, de critique. On se permet de critiquer quand on a un sens de sa propre valeur.

Une fois terminé ce travail sur le quotidien des citadins, j’avais le sentiment que mon interrogation sur la manière dont le régime fonctionnait n’était pas aboutie. En vivant là-bas, je voyais de loin les kolkhozes, la vie rurale, mais je ne la comprenais pas. J’avais beau lire, poser des questions, il y a quelque chose que je ne saisissais pas. Alors je me suis dit ‘je vais aller voir ce qui se passe’. Je voulais comprendre pourquoi on disait que ce monde rural était un soutien traditionnel de Loukachenko.

L’idée qu’il y avait un soutien culturel de ce monde au régime était un argument qui, en tant que sociologue, ne pouvait pas me satisfaire. Les gens que j’y rencontrais savaient parler, raisonner, plaisanter, étaient distants et parfois critiques envers le régime. En même temps ils voulaient défendre leur vie et la manière dont ils la menaient. Et leur manière de la défendre c’était de soutenir de manière directe ou plus distancée le régime en place. J’ai donc voulu comprendre ce soutien de l’intérieur.

Dans ces campagnes, que reste-il du modèle soviétique que Loukachenko semble avoir préservé ?

Tout d’abord, il faut préciser que dans les campagnes, en plus des activités qui relèvent de l’agriculture, il y a aussi des administrations, des banques, des écoles, des usines (avec un tissu industriel encore très diversifié) qui emploient beaucoup de personnes. 25% des Bélarusses vivent dans les campagnes, et 10% de la population active travaille dans l’agriculture. Par « campagne », j’entends donc également les personnes vivant dans les bourgades, petites villes et villages.

Dans le monde agricole, c’est le système collectiviste qui perdure. Il n’y a pas eu de privatisation, de redistribution des terres comme en Russie ou en Ukraine. Loukachenko, en 1994, a repris les principes du gouvernement soviétique de la campagne, ayant lui-même été directeur de sovkhoze. Ce modèle économique repose sur de grandes échelles, avec des exploitations regroupées dans les années 90-2000 qui atteignent maintenant 5 000 hectares en moyenne. Ce modèle est aussi celui de l’usine à la campagne, avec une division du travail par spécialistes : on a les tractoristes, les trayeuses, etc.

« 25% des Bélarusses vivent dans les campagnes, et 10% de la population active travaille dans l’agriculture. »

Au-delà, derrière le modèle économique, il y a un modèle social et politique de contrôle. Les mondes ruraux sont vus comme un des socles de la stabilité du régime. Il faut y satisfaire un certain nombre de besoins déjà satisfaits en ville. La politique des agrovilles lancée par Loukachenko, inspirée par la politique menée par Khrouchtchev au début des années 60, consiste à amener à la campagne un certain nombre de standards modernes : routes goudronnées, services publics, postes, banques, notaires, écoles, antennes médicales… Et c’est vrai que quand on voyage dans la campagne bélarusse, il y a des endroits plus pauvres que d’autres ou plus ou moins dynamiques, mais on ne voit pas de lieux abandonnés ou dévastés comme il en existe en Russie.

Le modèle collectiviste est aussi un mode d’exercice du pouvoir qui permet aux autorités de se mettre en scène. Le pouvoir se met en scène à la fois selon des modalités qui s’inscrivent dans le prolongement de l’URSS, mais moins au niveau des usines que des campagnes. Ainsi, quand il accueille des délégations ou même des personnalités comme Gérard Depardieu, Loukachenko met en scène un accueil au moment de la fauche des blés dans les champs. Il y a aussi, via la promotion du folklore bélarusse des campagnes, l’ambition d’inventer une tradition nationale. C’est ce que je montre en analysant l’histoire récente des fêtes agraires organisées par le régime dans les années 1990 et 2000.

Malgré tout, vous décrivez une population qui ne pourrait pas vivre sans des à-côtés, sans un lopin de terre, sans la revente de produits, voire du chapardage… Le système serait donc soutenu malgré ces défauts ?

Pour comprendre comment les gens pensent, il faut comprendre comment ils vivent. La dimension matérielle de la vie permet d’accéder à la manière dont on se représente le monde. Je ne comprenais pas comment on pouvait vivre avec un salaire de 150 dollars par mois, car même quand on achète une voiture d’occasion en Lituanie, elle coûte 2 500 dollars. Une des premières étapes était donc de comprendre quelles étaient les ressources dont on disposait. Parmi les ressources autorisées on peut distinguer le salaire, le lopin de terre, les outils du kolkhoze qu’on peut utiliser contre éventuellement une petite somme d’argent, etc.

Il existe aussi des ressources qui relèvent de ce qu’on peut appeler des illégalismes : des vols dissimulés sous forme de jeux d’écriture, des vols d’essence ; le garde forestier qui travaille dans les forêts peut chaparder du bois, pour le consommer ou le revendre, etc. Ces différentes pratiques permettent ainsi de compléter le revenu. On peut également mentionner le braconnage. Avec près de 35% du territoire bélarusse recouvert de forêts, il est possible de braconner. Cela peut parfois être la source de revenus substantiels puisque des chasseurs viennent de l’étranger pour s’adonner à leur passion :  des chasseurs belges, italiens ou allemands viennent en Biélorussie pour tuer des bisons, des ours, des loups, etc. La pratique de la chasse est légale, mais il arrive que l’on cherche à se soustraire au respect des règles.

Campagne bélarusse, région de Brest. Source : Gwendal Piégais.

Ainsi, dans tous les endroits où je me rendais, j’avais l’impression qu’il existait des ressources diverses pour compléter son revenu. Elles sont inégalement distribuées, mais elles existent. Par exemple, quand on est proche de la frontière polonaise ou lituanienne, on peut tirer profit  des échanges transfrontaliers. Quand on est près des grandes forêts protégées, on peut se saisir de ressources spécifiques à ces espaces, etc. De l’extérieur, on croit que la vie des villageois se résume au kolkhoze et au potager. Mais en fait ils troquent, échangent, parlent, se souviennent, etc. C’est en partant de cette réalité que je me suis demandé ce que les membres de cette société attendaient du politique.

Vous démontrez donc que le conservatisme qu’on attribue à cette société est fortement à nuancer. Les personnes que vous rencontrez ne semblent pas défendre le régime en particulier mais plutôt un mode de vie…

Quand on parle d’un contrat social sous la forme d’un troc de la liberté contre le pain, il y a là, à mon sens, une forme de réduction de la personne. Pourquoi en ville on ne se satisferait pas des avantages matériels offerts par le régime, alors qu’à la campagne on l’accepterait ? Derrière l’idée que les habitants des campagnes seraient plus sujets à la propagande, il y a peut-être parfois ce que Bourdieu appelait du « racisme de classe ». On attribue à ces populations des qualités dont elles ne peuvent pas se sortir, dont elles n’ont pas conscience, qui amènent presque à dire qu’elles ne raisonnent pas vraiment.

C’est une posture relativement fréquente au Bélarus. Les personnes en ville n’ont pas beaucoup de considération pour les gens des campagnes. Quand les urbains ont des datchas et qu’ils parlent des kolkhoziens, ils s’en moquent beaucoup, parlent d’eux avec beaucoup de mépris, les traitant parfois d’alcooliques. Et moi-même, en tant que sociologue français, quand je disais que je travaillais sur les campagnes, les gens ne comprenaient absolument pas, ne voyaient pas l’intérêt de mes préoccupations.

« Les vieilles dames, les vieilles babouchkas, vivent parfois dans des maisons avec des conditions de vie que vous et moi trouverions pénibles. Ces personnes estiment pourtant qu’elles ont tout ce qu’il leur faut. »

Pourtant, quand vous allez à la rencontre des personnes qui vivent dans les campagnes du Bélarus, que ce soit des ouvriers, des kolkhoziens ou des professeurs et des employés, et qu’ils vous racontent leur vie, vous comprenez à quel point leur existence a du sens à leurs yeux. Dans ce livre, j’ai essayé de dégager ce sens qu’ils donnent à leur vie. Dans un premier temps, on peut voir que les besoins qu’ils cherchent à satisfaire sont liés à leurs propre histoires personnelles et sociales. Et force est de constater que les besoins qu’ils qualifient d’essentiels sont en partie satisfaits.

Les vieilles dames, les vieilles babouchkas, vivent parfois dans des maisons avec des conditions de vie que vous et moi trouverions pénibles. Ces personnes estiment pourtant qu’elles ont tout ce qu’il leur faut. Quand elles racontent leur vie, elles narrent la collectivisation vécue du temps de leur enfance, la Seconde Guerre mondiale qui a été d’une violence inouïe au Bélarus (2,2 millions de morts, ¼ de la population civile tuée) puis leur monde commence à s’ouvrir dans les années Brejnev. Aujourd’hui, elles sont à la retraite ; elles touchent une petite pension ; elles ont leur maison, leur potager, et elles bénéficient souvent des systèmes d’entraide. La génération de l’après-guerre a réussi à mobiliser des ressources pour acquérir une voiture et éventuellement aller en Pologne ou en Lituanie pour acheter une télévision ou un ordinateur. Le monde tel qu’il est façonné a permis de s’offrir cela et c’est pour ces personnes un vrai aboutissement que de satisfaire ces différentes attentes matérielles.

Il existe donc bel et bien cet enjeu matériel qui prévaut dans les interprétations en termes de contrat social, mais il me semble qu’il faut aller plus loin encore. Les gens ont le sentiment de vivre moralement, notamment à travers des rituels d’entraide comme les subbotniki. Les subbotniki sont des jours de travail non rémunérés (subbota, samedi en russe) mis en place par Lénine, pendant lesquels on travaille au profit de la collectivité. Les populations y participent par contrainte plus que par choix. Mais en raison du système dans lequel ils vivent, un système où les contraintes matérielles sont fortes, ils vont s’entraider pour surmonter ces contraintes et satisfaire leurs besoins. De manière indirecte le pouvoir qui veut produire une société solidaire va, par les contraintes matérielles de son système économique, amener les gens à être solidaires. Et au quotidien, les gens s’estiment être des personnes de moralité parce qu’elles s’entraident.

Village de Bortniki, Bélarus.

Enfin, pour finir, il y a localement des personnes qui sont perçues comme des « personnes de valeur ». C’est-à-dire des individus qui sont très travailleurs, qui s’investissent beaucoup : dans leur emploi, leur jardin, leur potager, qui rendent service, etc. Ces comportements sont très valorisés et cette situation présente des analogies avec ce qu’Olivier Schwartz a mis en avant dans les classes populaires du Nord de la France dans les années 80, c’est-à-dire un rapport agonistique au travail vécu comme épreuve du corps. On retrouve la conviction partagée que c’est en affrontant cette épreuve et ce labeur qu’on grandit. Et celui qui travaille – comme on dit – de la nuit à la nuit, est quelqu’un de digne et de valeur. Par ailleurs, on valorise également l’ingéniosité, la capacité à trouver des ressources inattendues ou à chaparder dans la limite du répréhensible, l’enthousiasme, etc.

Tout cela forme un monde, un cosmos, pour reprendre l’expression de Max Weber, qui leur semble cohérent et qui est lié à la manière dont le pouvoir agit dans les campagnes. Cela, ils ne veulent pas l’abandonner. Ils ont peur d’autre chose et c’est difficile de leur donner tort quand les gens savent quelles trajectoires ont suivi certains territoires de la Russie ou de l’Ukraine, qu’ils connaissent non seulement par les médias mais par les membres de leur famille, leurs amis, leurs connaissances. Ils se disent « finalement on ne vit pas si mal… »

Vous mettez également en avant des figures, perçues dans cette société, qui mettent en péril ce mode de vie, comme l’alcoolique, le dissident, etc.

Dans les campagnes, la manière dont les gens parlent du monde est dépolitisée. L’organisation de la cité est vue en fonction de qualités morales : il y a les bons et les mauvais. Il y a donc des figures repoussoirs, et je pense en avoir dégagé trois.On a tout d’abord le profiteur, c’est-à-dire la personne qui va vouloir tirer avantage des systèmes d’échange et qui va donc exploiter les autres pour son bien personnel. Cette figure est extensible : cela peut être un voisin, un directeur d’école, mais quoi qu’il en soit, elle désigne ceux qui vivent pour eux-mêmes.

Ensuite, il y a la figure du paresseux, qu’on retrouve dans la rhétorique de l’État depuis l’époque soviétique jusqu’à nos jours. Le paresseux c’est celui qui ne fait pas l’effort, dans une société où on ne s’en sort pas si on ne s’entraide pas et si on ne travaille pas. Cette figure extensible englobe ceux qu’on désigne comme « alcooliques ». Par alcooliques, on désigne moins les personnes qui boivent, que celles qui quittent un certain mode de vie pour la boisson et qui entrent dans une forme de marginalisation. C’est d’ailleurs intéressant de remarquer que parmi les figures repoussoirs que Loukachenko mobilise aujourd’hui pour parler des manifestants, il dit que ce sont des gens qui sont à la solde de l’étranger, des profiteurs ou encore des alcooliques et des toxicomanes.

« L’attente des populations envers le politique vise à ce que ces mondes, dans lesquels ils vivent, soient protégés. »

La troisième figure, c’est celle du moraliste qui va imposer une autre morale que celle qu’on vient d’exposer. Il est généralement un urbain qui va se moquer du campagnard, avoir une belle pelouse devant sa maison, sans prendre la peine de la cultiver. Mais plus généralement, cela désigne celui qui impose une morale alternative : les militants, les démocrates, les nationalistes qui parlent le bélarussien littéraire, que les villageois ne comprennent pas. Cette morale alternative venue de l’extérieur est vue comme menaçante.

Lorsque j’étais au Bélarus en 2010 et qu’avait lieu la répression de l’opposition dans les rues de Minsk, il était frappant de constater qu’à la campagne, on n’en parlait même pas. Le fait que des gens étaient en prison ou étaient torturés n’était jamais mentionné. Et si ces personnes se retrouvaient dans cette situation – incarcérées, maltraitées, etc. – c’est qu’au fonds, ces personnes l’avaient bien cherché. Pour reprendre la notion d’économie morale de Thompson, force est de constater que l’attente des populations envers le politique vise à ce que ces mondes, dans lesquels ils vivent, soient protégés. Et elles ont peur que leurs univers soient menacés par ces figures.

Vous relatez dans votre livre de nombreux propos très critiques envers la collectivisation ainsi qu’une vraie douleur concernant des événements comme la Grande Guerre patriotique, ou de la déportation, et en même temps une valorisation du monde soviétique. Comment expliquez-vous cette cohabitation ?

Il y a des vrais souvenirs de vrais traumatismes qui se transmettent. Par exemple, au sujet de la collectivisation, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui me parlaient des chevaux et des charrues confisqués, des parents humiliés et déportés, d’un oncle qu’on n’a jamais revu. Ces histoires sont récurrentes et ces personnes qui me font ces récits personnels et familiaux ont une conscience aiguë des tragédies du siècle soviétique. Mais elles ne vont pas pour autant rejeter mécaniquement l’héritage soviétique incarné par Loukachenko, parce que, dans le système soviétique, ces différents mondes que je viens de décrire cohabitaient.

Réunion de paysans soviétiques pendant la collectivisation, 1929.

Malgré l’inhumanité du régime, il y avait des formes de vie acceptables, voire désirables, qui ont pu se déployer, à partir des années 70 : au fond, on arrivait enfin à quelque chose. Et quelque part, le rapport à la mémoire et à la politique passée est analogue dans le rapport à la politique actuelle : Loukachenko, pour ces personnes, ne désigne pas nécessairement la personne de Loukachenko en tant que telle, mais le monde qu’il autorise au quotidien, ce monde qui fait sens à leurs yeux.

Depuis cet été, la contestation semble s’emparer des grandes villes bélarusses. Qu’en est-il à la campagne ?

D’après les échanges réguliers que j’ai avec mes contacts sur place, ce qu’ils remarquent c’est que même dans les petites bourgades, les gens occupent l’espace public. Dans un petit village de 5 000 habitants, le soir, les gens sont 10, 15, 20 ou 30 à se réunir pendant tout le mois d’août pour protester contre le traitement des manifestants par les forces de l’ordre. Et dans l’ensemble la police les regarde et laisse faire.

Malgré l’inhumanité du régime, il y avait des formes de vie acceptables, voire désirables, qui ont pu se déployer, à partir des années 70 : au fond, on arrivait enfin à quelque chose.

La mobilisation y a sans doute été moins forte pour une raison assez simple : c’était la saison des récoltes. Toute l’économie du kolkhoze est organisée en vue des mois d’août et septembre, qui sont les mois les plus importants. Faire grève à ce moment-là, c’est sacrifier les récoltes. Mais on peut supposer que les causes de la mobilisation peuvent aussi trouver une résonance à la campagne, comme par exemple la Covid. D’après les témoignages, beaucoup de personnes ont été choquées que Loukachenko se moque des malades, qu’il blâme les victimes.

L’autre facteur qui a été important dans le déclenchement des contestations, c’est la violence inouïe déployée par le régime. Elle a été un très important facteur de politisation. J’ai recueilli quelques témoignages de familles villageoises dans lesquels des jeunes de 30-40 ans, dont les parents ont voté Loukachenko, discutent et montrent les images des violences. Ils leur disent « Mais regardez pour qui vous avez voté ! ». Et peut-être qu’à cette échelle locale, on a là des points de bascule. Mais tout cela reste à documenter.

Ronan Hervouet

Ronan Hervouet est maître de conférences (HDR) à la faculté de sociologie de l’université de Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim. Il est l’auteur de Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie (Belin, 2009), co-auteur d’une Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours (La Découverte, 2017) avec C.-H. Cuin et F. Gresle.

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