Przemysław, notre correspondant à Gdańsk, a participé à la seconde soirée de commémoration en hommage à Paweł Adamowicz, le maire de la ville assassiné dimanche soir. Il nous livre ici un témoignage de l’émotion qui étreint la grande cité portuaire tout au nord de la Pologne.
(Gdańsk, correspondance) – J’arrive sur les lieux du deuxième rendez-vous de commémoration de Paweł Adamowicz bien avant son commencement. Je veux faire encore quelques photos en plein jour, et à cette saison, à Gdańsk, le ciel s’assombrit très vite. Particulièrement ce jour-là, ce 15 janvier, où le soleil de la matinée cède rapidement la place aux nuages. Il va neiger sur Gdańsk, encore aujourd’hui. Profitant des dernières lueurs du jour, je m’approche de l’Hôtel de Ville. L’horloge indique 15h34.
C’est ici que le feu maire passait ses journées de travail, et les magistrats racontent unanimement qu’ils le rencontraient à la municipalité presque chaque jour. Pas seulement les magistrats d’ailleurs, chaque habitant de la ville pouvant, au besoin, demander de l’aide au chef. Les gens, aujourd’hui non plus, n’ont pas oublié leur « président », comme on appelle le maire d’une grande ville en Pologne, une coutume datant de l’époque où un maire n’était que président du Conseil municipal. Et Paweł Adamowicz, président du Conseil dans les années 1994–1998, a été le premier, et jusqu’ici le seul président de la ville. Gdańsk n’en connaît pas d’autres.
Non, les gens ne l’ont pas oublié, puisque je vois, plus de deux heures avant le rassemblement, des groupes entiers d’habitants qui viennent lui rendre hommage. Il y en a qui laissent des bougies, des lumières, il y a ceux qui prient, et ceux qui se remémorent leurs souvenirs du maire, se solidarisent avec sa famille endeuillée. Certains pleurent. Des enfants sont là aussi. Paweł Adamowicz a laissé ses deux filles orphelines, l’une âgée de 16 ans, l’autre de 9 ans. Il y en a ceux enfin qui, pressés par leurs devoirs quotidiens, s’arrêtent le temps de quelques secondes ou jettent en passant un regard sérieux sur la photo du feu maire.

A cette heure-là, les bougies sont déjà tellement nombreuses qu’à peine peut-on discerner le visage souriant du président derrière le verre du cadre. Pas question de discerner les dates de sa naissance et de son décès, pour ceux qui ne savent pas. Je crois remarquer, parmi tous ces gens, un visage connu. C’est un homme âgé de 65 ans, un bouquiniste du centre-ville chez qui je m’approvisionnais assez régulièrement. J’entame la conversation, et M. Sławomir me dit qu’il considère comme obligation morale de venir faire ses adieux au feu président. « Il faut quand même passer le voir pour la dernière fois, allumer une bougie. C’est simplement juste. Sans lui, on ne serait pas là où on en est, pour ce qui est du développement de la ville. Je suis d’un certain âge et je me souviens du Gdańsk d’avant Paweł Adamowicz. Il a tout changé », constate-t-il.
En effet, la ville s’est bien développée pendant ces vingt dernières années. On dira quelques heures plus tard du maire défunt qu’il a construit « le grand Gdańsk ». Je dispose encore d’un certain temps, j’en profite pour visiter d’autres lieux de mémoire. Pendant que je marche, le crépuscule tombe. Dans le centre historique de la ville, où hier des milliers de gens faisaient leurs adieux silencieux à leur maire, à chaque pas on rencontre des bougies allumées. Elles sont partout : sous la Cour d’Artus, sous l’ancien Hôtel de ville, sous la fontaine de Neptune. C’est là que l’histoire ancienne et nouvelle de la cité s’unissent. En retournant vers la municipalité, je croise encore Targ Węglowy, le lieu de la tragédie du 13 janvier.
« Gdańsk est bienfaisante, Gdańsk partage le bien, Gdańsk veut être une ville de solidarité. » Les derniers mots du maire.

A 17h30, les foules se rassemblent déjà des deux côtés de la rue Nowe Ogrody, sous le bâtiment de la municipalité et sous les tribunaux. La police commence à diriger la circulation des voitures et des tramways avant de l’arrêter complètement au début de la commémoration. Les nouveaux-venus posent encore les dernières lumières, dans quelques minutes la foule sera trop dense pour atteindre la porte de la municipalité. Ils se pressent sous l’entrée, surplombée de trois drapeaux, celui de la Pologne, de l’Union Européenne et celui de la ville de Gdańsk, rouge, avec la côte d’armes, ce jour-là accompagné des rubans noirs du deuil. Je traverse la rue et je rejoins les autres. Le recueillement « au son du silence » va bientôt commencer.
La foule croît et les drapeaux de la cité se font de plus en plus nombreux. Aujourd’hui la municipalité en a distribué deux mille aux habitants. Là, ils commencent à se faire voir et dans quelques minutes ils domineront la rue. Les haut-parleurs émettent une musique morne qui créé une ambiance solennelle. Profitant des derniers instants, j’aborde une jeune femme afin de connaître les raisons qui lui font rester sous la neige et la pluie. Katarzyna, 26 ans, se dit toujours sous le choc de ce qui s’est passé. Mais elle voit une valeur éducative dans cette tragédie : « J’espère que cela nous permettra de nous réunir, de nous rendre compte que nous sommes tous des habitants de la même ville et du même pays, que nous n’avons pas à nous engueuler, à nous chamailler, mais discuter, résoudre nos problèmes sans violence. C’est pour cela que nous sommes ici et que nous avons été hier à Długi Targ ». Je ne crois pas qu’elle soit la seule de cet avis.
A 18 heures, la neige s’épaissit. Et les haut-parleurs laissent entendre ces mots : « Gdańsk est bienfaisante, Gdańsk partage le bien, Gdańsk veut être une ville de solidarité. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait, pour collecter et donner de l’argent. Ceci est un moment merveilleux pour partager le bien. Vous êtes adorables. Gdańsk est la plus merveilleuse ville du monde. Je vous remercie ». Ce sont les dernières paroles publiques de Paweł Adamowicz, prononcées ce dimanche de 13 janvier lors de la finale du Grand Orchestre de charité de Noël, juste avant l’attaque.
L’on commence par la lecture d’une traduction de la chanson « The Sound of Silence » qui, le soir précédant, a fait pleurer tant des gens à Długi Targ. C’était une demande des participants, pour que ceux qui ne comprennent pas l’anglais puissent ressentir mieux l’ambiance.
« [Paweł Adamowicz] s’est opposé à tous ceux qui voulaient une Pologne intolérante, xénophobe, menteuse ».
Suivent les discours d’adieu des plus proches collaborateurs du maire. Ses adjoints, Piotr Grzelak et Piotr Borawski, rappellent leurs premières entrevues avec leur chef, racontent leur quotidien à la municipalité. Ils se souviennent aussi des nombreuses manifestations auxquelles Paweł Adamowicz a pris part, notamment pour les tribunaux, à l’été 2018. La première adjointe du président, Aleksandra Dulkiewicz, garde le silence. C’est elle que le premier-ministre vient de nommer commissaire de la ville, avant que les élections ne soient organisées.
Les collaborateurs et amis de Paweł Adamowicz prennent successivement la parole. Jacek Karnowski, maire de Sopot, ami personnel du feu maire, rappelle que Paweł Adamowicz « s’est opposé à tous ceux qui voulaient une Pologne intolérante, xénophobe, menteuse. Il a toujours été honnête homme, il respectait chacun […] même ceux qui lui fermaient leurs portes ». On poursuit en rappelant l’activité du défunt dans « Solidarność », lors des grèves des chantiers navals de Gdańsk dans les années 1980.
Le micro commence à tourner dans la foule. Chacun peut partager ses souvenirs. C’est là que les générations se mélangent : un garçon de douze ou treize ans suit à une dame de 83 ans qui s’avère être Regina Maria Liczmańska-Małek, fille d’Alf Liczmański, héros local de la deuxième guerre mondiale, commandant des scouts polonais à Freie Staat Danzig. Chacun trouve, à travers l’émotion, des mot tendres et chaleureux.
L’émotion atteint son paroxysme lorsque la parole est prise par Magdalena Skorupka Kaczmarek, porte-parole du maire Adamowicz. Elle ne tente pas de cacher ses larmes quand elle dit : « Je n’aurais jamais cru que je devrai répondre aux questions des journalistes concernant la date des funérailles. Ce que tu m’as mise en colère lundi, quand tu es parti. Adieu, mon chef, tu me manqueras tellement ». C’est le moment où la plupart des personnes autour de moi ont commencé à pleurer, elles aussi. On se couvre le visage, on sanglote, on monte les yeux au ciel en regardant la neige tomber. Je me retourne et j’aperçois que toute l’étendue de la rue Nowe Ogrody est déjà occupée par les participants. Je n’arrive plus à voir la fin de cette foule. A côté des drapeaux, les gens soulèvent vers le ciel des roses blanches, symboles de la lutte pour la démocratie.
Alors que le rassemblement arrive lentement à sa fin, « The Sound of Silence » résonne encore une fois. Le jour suivant, mercredi, ils vont se rassembler encore une fois, cette fois-ci à la Place de la Solidarité, afin de composer, avec des bougies rouges et blanches, le plus grand cœur du Grand Orchestre de la charité de Noël qui soit. Pour l’instant, glacés, abattus, les citadins rentrent chez eux. « Bonne nuit, Paweł. Bonne nuit, Gdańsk ».
J’attends quelques minutes que les émotions refluent pour aborder une dame d’âge moyen. Anna, 47 ans, professeur à l’université, accepte de me consacrer un instant. « Il fallait venir, après toutes ces années. J’ai supporté Paweł Adamowicz dès son premier mandat, je lui faisais confiance », me dit-elle. « Je crois qu’il est important que son œuvre soit poursuivie. Le pire c’est que l’on ne sait ce qui va arriver maintenant ». L’incertitude fait peur. « Pauvre cité », ajoute-t-elle en s’en allant.
Oui, à ce moment là, on ne savait encore ce que l’on sait à présent. Le chef du Droit et Justice, (le parti qui gouverne le pays), a déclaré que son parti n’avancera pas de candidat dans les élections qui suivront. La Coalition civique, à laquelle avait appartenu Adamowicz mais qui ne l’a pas soutenu aux élections à l’automne dernier, garde pour l’instant le silence. Mais il paraît peu probable qu’elle tente encore de s’opposer à la volonté que les habitants ont exprimé en automne. Ce serait déplacé. Tout semble donc indiquer que c’est Aleksandra Dulkiewicz, la plus proche collaboratrice de Paweł Adamowicz, qui sera élue maire de Gdańsk. C’est elle qui sera chargée de suivre son testament : « Gdańsk est bienfaisant, Gdańsk partage le bien, Gdańsk veut être une ville de solidarité ».
Paweł Adamowicz, le maire de Gdańsk, a succombé à ses blessures
Photo principale : Lucyna Pęsik / Trojmiasto.pl