Heureux comme un travailleur frontalier hongrois en Roumanie

C’est un phénomène ancien qui s’est amplifié ces dernières années : plusieurs centaines de frontaliers hongrois se rendent chaque jour en Roumanie pour y exercer un emploi. Le développement économique de la région d’Arad attire de plus en plus la main d’œuvre magyare, avec en prime de meilleurs salaires et des conditions de travail plus favorables. Reportage.

Reportage publié le 17 août 2018 dans Abcúg sous le titre « Inkább nem alszanak, csak Romániában dolgozhassanak ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi.

« Nous nous levions à 3h30, nous arivions à 6h30 à l’usine et à 7h nous prenions notre poste », raconte Glória, que nous rencontrons chargée de provisions sur la route de son domicile, en compagnie d’une de ses amies, pas loin de la place principale de Sarkad. Nous avons discuté ensemble de ces deux semaines durant lesquelles elle a travaillé pour une usine de câblage à Arad. Elle s’y est plutôt plue en dépit des horaires matinaux payés 680 forint de l’heure, mais a préféré quitter l’entreprise car il fallait se lever très tôt. Pourtant, dans le coin « on ne trouve que des stages ou du travail d’intérêt général sous-payé » comme elle le dit elle-même.

L’hôtel de ville de Sarkad © László Végh

Tout le monde ne partage pas ce constat : beaucoup disent qu’on trouve désormais du travail à Békéscsaba ou à Szentes avec des salaires avoisinants. Nous avons visité trois localités de Békés,où nous avons appris de ces travailleurs frontaliers hongrois que ce ne sont pas les soi-disants salaires astronomiques d’Arad qui les motivent à faire ces allers-retours, mais davantage le confort du trajet ainsi que les conditions de travail.

« Je pourrais peut-être trouver un autre travail pour le même salaire, mais s’il fallait que j’aille à [Békés]Csaba, je devrais me lever aussi tôt. Alors pourquoi ne pas aller en Roumanie ? Le bus s’arrête là, je monte dedans et c’est parti », nous explique un jeune homme habitant 30 kilomètres plus loin, à Elek. Avec ses amis, il pense qu’il reste plus intéressant de travailler en Roumanie, même si les cars transportant la main d’œuvre hongroise doit parfois attendre une heure et demie à la frontière, ce qui allonge le trajet à deux heures trente minutes, voire trois heures.

« Mon fils aussi travaille là-bas, comme conducteur de tracteur saisonnier. Mais il n’en a plus pour longtemps, car il part ensuite en Islande dans une usine de volailles », apprend-on dans le patelin voisin de Kevermes de la part d’une femme que nous rencontrons alors qu’elle mange une glace. A part elle et son mari, personne d’autre n’ose mettre un pied dehors  en raison de la chaleur harassante de cet après-midi.

La majorité des personnes originaires de Sarkad, Elek et Kevermes qui vont travailler à Arad sont employées par l’usine de câblage dans laquelle Glória a passé deux semaines. Au-delà du transport porte-à-porte en car , c’est aussi la faible pénibilité du travail qui les attire là-bas. « Les femmes qui viennent nous voir nous racontent qu’elles aiment ce travail parce qu’il est facile », apprend-on d’un commerçant d’Elek. « A [Békés]Csaba aussi il y a une ou deux usines, mais là-bas ils n’ont droit qu’à deux fois vingt minutes de pause, et si on les prend par caméra à ralentir la cadence, alors ils sont rappelés à l’ordre. En Roumanie, les gens plus détendus. »

C’est aussi ce dont nous a parlé un autre gars du coin, lequel explique ne pas avoir à se mettre la pression en tant que contrôleur qualité à Arad. « Je me grille une clope de temps en temps et ça ne crée pas de problème. L’usine est calme, c’est-à-dire pas bruyante. » Selon lui, il est en revanche exagéré de dire que les travailleurs frontaliers hongrois gagneraient 200 000 forint par mois (environ 700 euros) en Roumanie, comme celà a été écrit dans plusieurs articles. « On gagne autant si on travaille quatre semaines d’affilée, tous les jours, c’est-à-dire même le week-end. Personne ne fait ça. 150 000 par mois c’est plus réaliste ».

Carte des localités mentionnées dans l’article – Auteur : Ludovic Lepeltier-Kutasi (Le Courrier d’Europe centrale)

« Là encore une boîte est venue dire qu’il lui faudrait environ cent travailleurs. Elle cherche d’abord du côté d’Arad et si elle ne trouve pas, alors elle va recruter en Hongrie »

Ce n’est pas une nouveauté en soi que les usines de la région d’Arad aspirent la main d’œuvre du département de Békés. Dans un article d’Index datant de 2007, on pouvait déjà lire que les entreprises de l’ouest de la Roumanie avaient du mal à trouver des bras, ce qui fait qu’elles cherchaient à recruter parmi les chômeurs hongrois.

Les choses ne sont pas si surprenantes si l’on se souvient que le județ d’Arad et ses alentours font partie d’une des régions les plus développées de Roumanie. Calculé en 2016 en parité de pouvoir d’achat, le PIB par habitant de la région de développement Ouest (aux județe de Timiș et d’Arad s’ajoutent ceux de Hunedoara et Caraş-Severin) atteignait 60% du PIB moyen par habitant de l’Union européenne. Dans le pays, seule la région de développement de Bucarest-Ilfov faisait mieux. Dans le sud de l’Alföld, le PIB par habitant atteignait quant à lui à la même période 48% de la moyenne européenne, soit le même ordre de grandeur que la région roumaine Ouest en 2007. (…)

« Énormément d’entreprises se sont installées ici les dix-quinze dernières années, surtout depuis l’adhésion à l’UE en 2007. Des multinationales nous viennent du Japon, de Corée du sud, d’Allemagne. De la main d’oeuvre nous vient des régions les moins développées de Roumanie, mais il faut alors leur assurer le gîte et le couvert, ce qui représente un coût conséquent pour les entreprises. Si les gens sont recrutés en Hongrie, alors ça représente un poste de dépense en moins », développe Péter Antal, maire de Pecica dans les environs d’Arad. Selon lui, ces entreprises rémunèrent leurs employés à hauteur de 120-160 000 forint (370-500 euros, ndt) par mois.

« Là encore une boîte est venue dire qu’il lui faudrait environ cent travailleurs. Elle cherche d’abord du côté d’Arad et si elle ne trouve pas, alors elle va recruter en Hongrie. Nous leur avons dit que nous connaissions plusieurs maires là-bas avec qui nous pourrions les mettre en contact ». Les collectivités locales cherchent à faciliter la tâche des entreprises dans la mesure de leurs moyens, car elles n’aimeraient pas que celles-ci partent faut de main d’oeuvre. « Si une usine se construit à Pecica ou Arad, alors nous nous rendons avec leurs dirigeants à Battonya pour faire passer des entretiens d’embauche sur un ou deux jours. La dernière fois remonte à quelques années : la mairie de Battonya a mis une salle à disposition où plusieurs centaines de personnes sont venues ».

« Dites moi où sont les autoroutes ici ? Il n’y en a pas »

Pour lui, c’est aussi une bonne chose pour les pouvoirs publics locaux hongrois si leurs ressortissants partent travailler en Roumanie, plutôt qu’à Budapest ou dans l’ouest du pays. « C’est beaucoup plus loin, ce qui impliquerait que ces gens déménagent, emmènent leurs familles avec eux, ce qui ferait doucement baisser le nombre d’habitants. Quand bien même ils restaient habiter ici, ils ne rentreraient que le week-end et ne dépenseraient pas leur argent chez eux ».

© László Végh

Selon un maire du sud du département de Békés, il n’y a aucune chance pour voir un développement similaire démarrer de ce côté de la frontière. « Dites moi où sont les autoroutes ici ? Il n’y en a pas. Un investisseur italien est venu nous voir, à votre avis il nous a dit quoi ? Eh bien, qu’il fallait avoir une sacrée envie d’aimer se faire bringuebaler sur nos routes ! Alors qu’il y a un aéroport à Arad, et qui fonctionne ! Contrairement à celui de Békéscsaba. »

A Battonya, évoquée par Péter Antal, l’on s’est habitué depuis longtemps aux allers-retours. Aller à Arad est confortable, surtout que la ville n’est qu’à 30 kilomètres. Quant à savoir dans quels sens vont les flux, on peut également mentionner ces Roumains qui se sont installés en Hongrie. Étant donné le développement d’Arad et de ses alentours, ils s’en sont bien tirés en vendant leur maison au-delà du prix qu’ils ont payé pour en acheter une nouvelle en Hongrie.

Ce qui est nouveau, et qui remonte à un an environ, c’est que l’on vient désormais de Sarkad, Elek et Kevermes pour aller travailler à Arad. Les personnes concernées n’ont ainsi pas été intégrés dans les données 2016 de l’Office central de statistiques (KSH) selon lesquelles sur les 1165 Hongrois qui faisaient la navette avec la Roumanie, 221 étaient originaires du département de Békés (les autres provenaient des département de Hajdú-Biharból et de Szabolcs). En 2011, les chiffres avaient augmenté : 1523 à l’échelle de la bande frontalière et 265 du seul département de Békés.

Andor Farkas est actuellement sans emploi. Il passe le plus clair de son temps en famille © László Végh

A Sarkad, Andor Farkas nous explique que c’est le niveau de rémunération (150-170 000 forint) et les conditions de travail qui l’ont décidé à travailler en Roumanie il y a un an. Malgré sa hernie, il n’a pas voulu laisser son poste. « Je ne voulais pas être opéré, mais là je ne vais pas y couper. Je pense reprendre le boulot après ».

Depuis il est sans emploi, comme une bonne partie du voisinage. Bon nombre d’entre eux sont en arrêt forcée en raison de leur état de santé ou effectuent du travail d’intérêt général sous-payé, et touchent en moyenne plusieurs dizaines de milliers de forint par mois (moins de 300 euros). Béla, le frère d’Andor, a été mis en retraite anticipée il y a vingt ans en raison d’un accident vasculaire cérébral. C’est lui qui dans la rue est le plus pessimiste sur la situation. « Les Tsiganes ne sont embauchés nul part », se plaint-il, soulignant qu’à Arad non plus on ne les voit pas d’un bon oeil.

« N’importe quoi ! », souffle Andor, énumérant toutes les bonnes raisons pour lesquelles il aimait travailler en Roumanie, qu’il s’agisse de la clim ou du fait d’avoir des collègues qui parlent hongrois. Il a essayé ensuite de trouver du travail à Békéscsaba avec sa formation de cariste, mais à peine eut-il pris connaissance de l’annonce et arrivât-il à l’usine que le poste avait été pourvu.

La seule difficulté évoquée par Andor est le fait qu’il faille rester debout une bonne partie du temps de travail, ce qui n’est sans doute pas étranger à ses problèmes de dos. Malgré celà, il veut retourner à Arad, aussi en raison du fait qu’avec le temps, c’est lui qui s’est retrouvé à conduire le petit car emmenant les gens de Sarkad, tâche pour laquelle il recevait une paye supplémentaire. « Rien que pour ça je touchais 80 000 forint de plus par mois » (environ 250 euros).

« Beaucoup de gens se sont rendus compte que la Roumanie représentait une opportunité réaliste »

Dans les usines des environs d’Arad, même les personnes les moins qualifiées trouvent facilement du travail, ce qui concerne notamment ceux qui occupaient un travail d’intérêt général sous-payé. La collectivité locale d’Elek employait encore 400 personnes sous ce statut il y a quatre ans, un effectif qui a été divisé par trois depuis. Le maire László Pluhár ne voit pas ça d’un mauvais oeil. « Beaucoup de gens se sont rendus compte que s’ils voulaient gagner plus sans avoir à s’installer dans l’ouest de la Hongrie, alors la Roumanie représentait une opportunité réaliste. C’est bien qu’il n’y ait plus autant de personnes employées sous le régime d’intérêt général. Qu’il n’y ait plus de gens relégués à ne gagner que 54 000 forint par mois (167 euros), parce que ça ne suffit pas pour vivre ».

Ce qui inquiète davantage Pluhár, c’est que ces personnes ne soient pas directement en contact avec les entreprises, mais recourent à des intermédiaires. Il explique ne pas avoir d’informations concrètes à ce sujet, mais raconte qu’il arrive souvent que « l’on déclare les gens mais que des années après on se rend compte que les charges salariales n’ont pas été payées. Pourtant c’est la base du système de santé et de retraite. Ca tombe souvent assez mal pour les gens d’être dans ce cas de figure. C’est plus difficile de contrôler ce genre de choses à l’étranger ». Le maire espère qu’avec l’adhésion de la Roumanie à l’espace Schengen, ce sera plus simple d’accéder au marché du travail de l’autre côté de la frontière et qu’il n’y aura plus besoin d’intermédiaires.

« J’irais bien en Transdanubie, mais comment faire avec deux enfants ? C’est bon pour les célibataires »

Dans un autre village du Békés, nous rencontrons une femme d’une quarantaine d’années qui travaillait jusqu’à présent sous le régime d’intérêt général. « C’est possible qu’il y ait aussi du boulot à [Békés]Csaba, mais bon il faut encore y aller », nous explique-t-elle en essuyant les gouttes de sueur de son front. Lorsque nous avons sonné à sa porte, c’est sa fille qui nous a ouvert car sa mère était prise d’un violent mal de tête. « Là il suffit que j’aille sur le bord de la route et que je monte dans le car. J’irais bien en Transdanubie (Hongrie de l’ouest, ndt), mais comment faire avec deux enfants ? C’est bon pour les célibataires. »

Elle travaillait pour les chemins de fer jusqu’en 2011, puis elle dut partir et accepter de travailler sous le régime d’intérêt général. « Quand j’ai commencé à bosser en Roumanie, j’ai senti que j’avais rompu avec tout ce que j’avais fait avant. En vrai je n’ai rompu avec rien, seulement avec le travail d’intérêt général ».

Nous avons pris contact avec quelques usines afin qu’elles réagissent au thème de l’article mais aucune n’a donné suite à nos sollicitations.

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